Une nouvelle géopolitique de l’énergie

La géopolitique de l’énergie: des réponses globales à un monde dangereux 

S’il fallait se convaincre du poids de la question énergétique dans les conflits globaux qui ont pris naissance avec le début du XXème siècle, il faudrait certes invoquer la rivalité franco-allemande pour la possession du charbon de Lorraine dans les causes de la Grande Guerre. Il faudrait aussi parler de l’enjeu de compétitivité que constituait l’accès aux hydrocarbures, qui définissent la deuxième révolution industrielle, alors que le coût salarial des mineurs augmentait en Europe. Ce facteur se retrouve également dans les causes du second conflit mondial et a pesé sur son extension au Pacifique. Plus près de nous, l’invasion de l’Irak par les Américains et l’embrasement à répétition du Moyen Orient ne laissent guère de place aux interrogations ; l’une des causes de ces conflits multiples est bien le pétrole.

Une donne globale redistribuée

De 1950 à 2000 les caractéristiques du secteur énergétique global varient peu même si les quantités physiques s’accroissent et les prix deviennent volatiles: prééminence du pétrole qui couvre 80 % des besoins, consommation de plus de la moitié des ressources énergétiques par les pays industrialisés, montée progressive mais limitée de l’hydraulique et du nucléaire.

Au tournant du XXIème siècle cette stabilité de la structure des flux d’échanges de commodités énergétiques va connaître trois bouleversements.

En premier lieu la croissance des pays émergents menés par la Chine pèse sur la demande entrainant l’exploitation accrue des ressources en charbon local et la montée jusqu’à des niveaux sans précédent des prix des hydrocarbures qui culminent avant la crise de 2008 à 140 USD par baril de Brent.

L’irruption des gaz puis des pétroles de schiste, essentiellement extraits en Amérique du Nord, est la seconde rupture dans l’ordre antérieur. En replaçant les Etats-Unis en tête des pays producteurs d’hydrocarbures, la révolution de la fracturation hydraulique et du forage vertical va amorcer un effondrement des cours du pétrole et un désengagement des Etats-Unis en tant que « gendarme du Moyen-Orient » dans le contexte du Printemps Arabe. Les cours du pétrole, freinés dès 2011 dans leur remontée par l’arrivée des hydrocarbures de schiste, vont à partir de 2014 s’effondrer complètement jusqu’à repasser sous les 30 USD. A la cause initiale, technico-économique, s’ajoute la décision politique de l’Arabie Saoudite de fixer la production à un niveau délibérément élevé, à la fois pour décourager les investissements dans de nouveaux forages de pétrole de schiste et pour préserver ses parts du marché, notamment européen, à l’approche de la levée des sanctions frappant son rival l’Iran. Pour la première fois s’opérait une prise de distance sérieuse entre la dynastie des Saoud et les Etats-Unis que liaient depuis 1945 les accords conclus à bord du croiseur USS Quincy et renouvelés en 2005.

Le troisième changement de grande importance dans l’ordre physique fait intervenir un nouvel acteur jusque-là passif face à la volonté des puissants et à l’aspiration des hommes au progrès : la Nature. L’accélération du changement climatique sous la forme d’un réchauffement global sans précédent et de phénomènes extrêmes recrudescents a imposé comme une urgence l’action coordonnée des états pour en ralentir le mouvement. Ce sera la COP 21 et l’Accord de Paris du 12 décembre 2015.

L’Amérique du Nord, nouveau Moyen Orient ?

C’est le titre un peu provocateur d’un article Edward Morse, spécialiste reconnu de l’industrie pétrolière et en particulier de l’industrie américaine. En effet la production américaine de liquides ajoutée aux importations des Etats-Unis depuis le Canada pourrait atteindre, en 2020, 20 millions de barils par jour pour une demande de 17  millions de barils.

La diminution des importations américaines, voire le passage des Etats-Unis à un statut d’exportateur de gaz et de pétrole  change la géopolitique de l’énergie.

Dès la fin de la deuxième guerre mondiale et avec la célèbre rencontre entre le Président Roosevelt et le roi Ibn Saoud sur le cuirassé Quincy, lors de laquelle le roi Ibn Saoud  garantit les approvisionnements pétroliers de l’Occident en échange de la protection américaine, est fondamentale. L’industrie pétrolière s’est alors organisée autour d’un axe Washington-Riyad.

Par la suite, tout au cours de la deuxième moitié du XXe, cette garantie d’approvisionnement jouera un rôle central dans la politique étrangère américaine. Il s’agit pour les Etats-Unis de contenir l’influence soviétique dans la région et d’empêcher toute tentative de contrôle de la région du Golfe persique par des intérêts étrangers. Le président Carter, dans son discours sur l’Etat de l’Union le 23 janvier 1980, indique clairement que les Etats-Unis mettront tout en œuvre, y compris par des moyens militaires, pour s’opposer à une tentative de contrôle de la région par des intérêts étrangers. Quelques mois plus tard, Ronald Reagan, nouvellement élu, réaffirme le même principe en indiquant que les Etats-Unis ne pourront pas « rester immobiles si l’Arabie saoudite devait tomber sous le contrôle d’une puissance qui couperait les approvisionnements pétroliers. » George H. W. Bush adoptera la même position lors de la première crise du Golfe. 

Les attentats du 11 septembre 2001 atténueront la vigueur des liens entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite sans remettre en cause une relation qui s’impose dans la mesure où Washington ne peut pas se passer du brut de la région. Obligés d’importer des quantités importantes, les Etats-Unis sont contraints de mettre en œuvre des moyens militaires importants pour sécuriser les approvisionnements. La flotte américaine est positionnée à proximité des points stratégiques – dans le Golfe, l’Océan indien et la Méditerranée – par où transite le pétrole. Le coût de ces opérations a été évalué de manière très variable à des sommes allant de 30 à 140 milliards de dollars par an pour un budget militaire total de plus de 600 milliards.

Le marché mondial du pétrole – et du gaz – restera largement dominé par le Golfe. Il est donc clair qu’il n’y aura pas de retrait militaire total des Etats-Unis de la région. Mais les moyens mis en œuvre pourront être diminués. Et l’Europe devrait s’impliquer davantage dans la sécurisation de ses importations en hydrocarbures.

Une crise régionale révélatrice de la fragilité européenne : le conflit russo-ukrainien

La Russie fournit 27 % du gaz de l’UE (125 Gm3 en 2013) et 32 % de son pétrole (4,2 millions de barils/jour). Aucune source au monde ne peut la remplacer à court terme. La Russie exporte 56 % de son pétrole et 84 % de son gaz vers l’UE. Aucun marché au monde ne peut remplacer ce client fiable à brève échéance, en dépit du récent effort de diversification de la Russie en direction de l’Asie.

La crise ukrainienne a mis en évidence l’interdépendance entre l’Union européenne, l’Ukraine et la Russie, ainsi que la faiblesse de l’UE face à un fournisseur utilisant l’énergie comme une arme politique. La mise en place des gazoducs de contournement de l’Ukraine (Nord Stream et Blue Stream déjà construits devrait garantir temporairement la stabilité des approvisionnements russes. Mais la non ratification par la Russie de la Charte européenne de l’énergie fait peser des menaces sur la transparence et l’issue des futures revues de prix du gaz entre Gazprom et les énergéticiens européens.

Cette crise a peut-être été l’électrochoc salutaire pour l’UE dans sa politique de diversification de ses approvisionnements et de promotion des énergies décentralisées.

Quant à la mise en place par la Russie d’une collaboration avec la Chine, elle lui permet d’envisager à terme la diversification, tant recherchée, de ses débouchés. Il reste que cette évolution n’échappera pas à des contraintes fortes en termes financiers (investissements lourds et nécessaires dans les infrastructures de transport et de stockage, importants besoins de financement) et en termes de délais. Pour la Russie également, les clients européens restent indispensables.

 

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