Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, revient sur les améliorations à la loi prorogeant l’état d’urgence que le Sénat a proposées, et auxquelles l’Assemblée nationale serait bien inspirée de souscrire pour que s’allume une lueur d’espoir concernant nos libertés.
Qu’on se rassure – ou non –, l’auteur de La Constitution décodée n’est pas devenu expert médical ou agent du renseignement et la lueur d’espoir que l’on évoque ne concerne pas l’évolution de l’épidémie, des variants du Covid-19, du déploiement vaccinal ou la question d’un (inévitable ?) confinement…
Non, l’espoir concerne ce à quoi nous sommes tous particulièrement attachés : nos libertés, leurs garanties, leur préservation. Et, en cette matière, il y a de quoi faire preuve d’un grand pessimisme ; on a pu formuler de nombreuses alertes. Encore récemment, la mission d’information sur la gestion de la crise sanitaire, créée à l’Assemblée nationale, a été unilatéralement clôturée par la majorité, laissant craindre ainsi que la responsabilité du gouvernement ne soit plus qu’un vain principe.
D’une part, le Conseil constitutionnel a montré une nouvelle fois qu’il constituait effectivement l’ultime rempart face aux violations des droits et libertés, donnant tout son sens à la jurisprudence « Force 5 » par laquelle il s’est attribué le contentieux des ordonnances. Il a ainsi censuré, à deux reprises et en l’espace de quinze jours, des dispositions prises par ordonnance pendant la crise sanitaire, dont la très controversée prolongation automatique de la détention provisoire, que le Conseil d’État avait refusé d’examiner par simple « ordonnance de tri ».
Le Sénat a proposé des améliorations à la loi prorogeant l’état d’urgence auxquelles l’Assemblée nationale serait bien inspirée de souscrire
D’autre part, au moment où l’Assemblée décidait de poser un voile obscur sur l’action gouvernementale et de ne plus exercer sa mission constitutionnelle de contrôle, le Sénat remplissait pleinement la sienne en matière de législation, s’efforçant d’améliorer – et la tâche est ardue – la loi prorogeant à nouveau l’état d’urgence sanitaire.
Rappelons que celui-ci, applicable depuis le 17 octobre 2020, devait courir jusqu’au 16 février, date à laquelle le régime hybride de « sortie de l’état d’urgence » (en réalité, de sortie pour y rester) devait prendre le relai. Rappelons également que ce nouveau régime de l’état d’urgence sanitaire, créé par la loi du 23 mars 2020, devait disparaître de notre ordonnancement juridique à compter du 1er avril prochain. Plus exactement, l’intention des parlementaires (il s’agissait déjà des sénateurs, à l’époque), lorsqu’ils ont adopté ce terme du 1er avril 2021, était d’imposer une « clause de revoyure » au gouvernement, alors que le régime de l’état d’urgence sanitaire était créé dans la précipitation, au moment où la France vivait son premier confinement strict. Il s’agissait ainsi d’y revenir plus tard, lorsque le contexte serait plus serein.
La crise épidémique durant plus longtemps que ce qui avait été imaginé alors, cette « clause de revoyure » du 1er avril va être repoussée au 31 décembre prochain. C’est regrettable, mais il faut admettre que le contexte actuel n’aide pas à débattre sereinement des améliorations utiles à ce régime d’exception, bien que des propositions aient été faites, qui mériteraient d’être encore améliorées. Ce qui est heureux, en revanche, c’est que ladite clause n’ait pas totalement disparu, même si on imagine aisément qu’elle sera à nouveau repoussée, probablement au-delà des échéances électorales de 2022.
Le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire, adopté mercredi dernier par le Sénat, qui revient cette semaine en nouvelle lecture et qui sera définitivement adopté vendredi prochain, propose toutefois certaines améliorations auxquelles l’Assemblée nationale serait bien inspirée de souscrire.
D’une part, les parlementaires ont d’ores et déjà renoncé à accoler automatiquement deux régimes d’exception, celui de l’état d’urgence lui-même et celui de sa sortie, comme ils avaient pu le faire avec la dernière loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire (l’état d’urgence devant s’appliquer jusqu’au 16 février et la « sortie » prenant automatiquement le relais jusqu’au 1er avril). Si un nouveau régime d’exception transitoire devait s’appliquer, il faudrait que les parlementaires le décident au moment opportun, ce qui est démocratiquement sain.
D’autre part, les sénateurs ont précisé que la restriction ou l’interdiction des rassemblements, permise pendant l’état d’urgence, ne valait pas pour les locaux à usage d’habitation, ce qui allait déjà sans dire – comme l’avait relevé le Conseil constitutionnel – mais qui va toujours mieux en le disant.
De plus, ils ont imposé qu’une mesure de confinement (consistant en une interdiction de sortir de son domicile pendant plus de douze heures par jour), si elle doit à nouveau être décidée, ne pourra s’appliquer que pour un mois et sa prorogation au-delà d’un mois devra être autorisée par la loi. C’est heureux car l’on se souvient à quel point cette mesure est attentatoire à notre liberté et que, lorsqu’elle fut décrétée en mars dernier, pour une application totale de sept semaines, elle n’a jamais fait l’objet d’un débat au Parlement ni d’un contrôle par le Conseil constitutionnel.
Enfin, le Sénat offre aux préfets la possibilité d’autoriser localement l’ouverture des commerces de détail, lorsque la mise en œuvre des mesures de nature à prévenir les risques de propagation du virus est garantie (ce qui ne concerne pas les bars et restaurants).
À constater l’évolution de l’épidémie et la gestion de la campagne vaccinale par le gouvernement, on peut parier que nous ne serons pas guéris du virus avant de longs mois. En revanche, grâce au Sénat, notre démocratie pourrait commencer à marquer quelques signes d’assainissement.