Une littérature sur l’imminence de la guerre raciale

La littérature d’extrême droite consacrée à l’imminence d’une « guerre raciale » s’est « enrichie » d’un court essai de fiction signé d’un pseudonyme, Alcide Gaston, intitulé Reconquête (Avant-guerre) et paru aux éditions du Lore (novembre 2017, 155 p., 19 euros). Pour Esprit critique, Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, en offre une savoureuse recension et démonte les ressorts de la vision du monde apocalyptique de l’auteur.

Dans le domaine de la littérature d’extrême droite consacrée à l’imminence d’une « guerre raciale », ce court ouvrage de fiction s’inscrit, selon l’éditeur, dans la veine des fameux Carnets de Turner, cet ouvrage pionnier (1978) de l’Américain William Luther Pierce qui décrit la prise du pouvoir, aux États-Unis, par des suprémacistes blancs qui, avec force attentats, exterminent les personnes de couleur, les juifs, les francs-maçons, les homosexuels et, d’une manière générale, tous les affiliés supposés au « Système ». Traduit en français et disponible sur le web, ce livre fait de la lecture du Camp des Saints une ode à la non-violence et à la diversité et rien de semblable ou d’approchant n’a, à notre connaissance, été publié dans notre langue, avec le degré de radicalité absolue de Pierce, alias Andrew Mac Donald.

Et voilà que déboule sur le marché du livre militant ce petit roman, sorte de road movie totalement foutraque qui ne laisse à son auteur pas plus de chances de gagner le Goncourt que d’être relaxé, s’il venait à y comparaître, devant les tribunaux chargés de faire appliquer les lois antiracistes. À ce stade, allez-vous me dire, pourquoi évoquer un livre écrit en langage parlé, rempli de termes aussi choisis que « crouilles », « négros » et autres « ordures », couchés sur le papier par quelqu’un qui revendique fièrement de n’être pas une lumière et de boire comme un trou ? Parce que c’est un concentré des fantasmes les plus tordus de quelques centaines de fanatiques comme l’extrême droite en recèle et dont on se demande toujours, en étant incapable de trancher, s’ils font leur psychanalyse sur le papier ou si l’un d’entre eux, un jour, peut réellement commettre un massacre. Parce que, aussi, à un moment où est régulièrement évoqué le spectre de la présence de l’ultra-droite dans l’armée et la police, ce récit est un condensé de tous les fantasmes cultivés par cette mouvance politique sur la « Grande Muette » vue comme ultime recours face à la décadence supposée du pays. Non accessoirement, Reconquête nous a laissé sans voix pour une troisième raison : alors que les Carnets de Turner ne citent aucun groupe ou militant réellement existant, puisque dans le milieu néo-nazi aussi, « tout le monde déteste la police », l’auteur balance ici, on y reviendra, pas mal de noms de groupes et de personnes du marigot de la droite radicale et, plus incroyable encore, de cibles dont l’élimination est projetée ou réalisée. Soit par inconscience, parce que l’éditeur est confidentiel et que l’auteur écrit sous pseudonyme, soit dans une optique de règlements de comptes consistant à « mouiller » des mouvements ou des individus avec lesquels il a un contentieux. Au final, toute ressemblance avec des situations ou des personnes ayant réellement existé n’est donc pas totalement fortuite.

Sur ces bases, jetons le décor. « Alcide Gaston » a déjà commis, en 2016, un petit opuscule intitulé Petite guerre, chez un éditeur très confidentiel dénommé Au milieu des ruines, clin d’œil au célèbre livre du philosophe traditionaliste italien Julius Evola. Il a une chaîne sur YouTube où l’on peut voir un trailer consacré à Reconquête. Il se présente comme un ancien militaire, un « ancien soldat du Rien n’empêche », autrement dit du 2ème Régiment étranger du génie de la Légion étrangère, sergent en Afghanistan, en Afrique et au Moyen-Orient. Dit venir d’une famille politiquement scindée entre des professeurs (de gauche) et des militaires, dont un père militant du RPR et un grand-père collaborateur dont le livre de chevet est celui de Léon Degrelle, Les âmes qui brûlent. Les faits évoqués se situent sous le quinquennat de François Hollande, alors que Manuel Valls est Premier ministre, soit à un moment où la France connaît les attentats les plus meurtriers. Mais la réalité des frappes de 2015-2016 n’est sans doute pas suffisante pour ce racialiste porteur d’un tatouage Jus sanguinis. Il invente donc une situation apocalyptique : un soir de match de football, malgré l’état d’urgence, des attentats islamistes commis dans les « fan zones » de plusieurs grandes villes font entre 2500 et 5000 morts.

À ce moment, l’auteur, qui a grandi en banlieue parisienne, est reparti, à la naissance de son premier enfant, vivre avec sa famille en Bretagne, sa région d’origine. Pour fuir le « grand remplacement », la violence des cités et ce qu’il estime être la décadence du mode de vie périurbain. Il a adopté un nom qui fait couleur locale : Keltoï, le Celte. N’est plus encarté dans aucun mouvement et se contente, en guise de militantisme, de taguer là où il peut, tout en regrettant son passé de bagarres avec les « antifas » et les « chasseurs de skins » et ses participations à la sécurité de réunions frontistes, à une époque où « tout semblait possible et la victoire proche ». Le présent est plus déprimant : il habite un patelin perdu et enchaîne les missions d’intérim, avec pour seule distraction la fréquentation d’un bar, le Brotherhood tenu par un ancien Hell’s Angels québecois (curieusement doté d’un prénom anglais, l’auteur n’en est pas à une approximation près). C’est au comptoir que les images du carnage le prennent à la gorge. Il décide de passer à l’action. Comme il est adepte du survivalisme, il met sa petite famille à l’abri et passe, sinon à la clandestinité du moins à l’invisibilité : plus de portable, nettoyage de l’ordinateur, utilisation de messagerie cryptée et chiffrée. Il décide de sa première cible à éliminer : un syndicaliste qui fréquente un club échangiste avec toutes les « huiles » du coin. C’est un foirage magistral. Prenant alors conscience de la solitude de son combat et se rappelant avoir lu l’ouvrage du suprémaciste américain Louis Beam sur la « résistance sans chef », c’est-à-dire l’action par petites cellules cloisonnées, pour éviter la détection et l’infiltration policières, rendues plus simples par une organisation centralisée et pyramidale. Il se met donc en quête de cinq partenaires pour former une cellule de six personnes. Premier enrôlé : le patron du bar, qui se révèle avoir entreposé un petit arsenal au fond de son jardin et être un biker pas mal politisé.

Mais cette plongée vers le terrorisme se déroule dans un contexte bien particulier. Les attentats islamistes ont en effet déclenché une féroce répression de l’État contre… les nationalistes, l’idée implicite étant que la puissance publique est complice du terrorisme et des islamistes radicaux et qu’elle profite sciemment de l’occasion pour éradiquer l’extrême droite en agitant le spectre du fascisme. C’est dans cette partie du livre et jusqu’à sa conclusion que l’auteur parsème son texte d’allusions ou mentions de quelques figures de « la mouvance ». Il commence par dézinguer Alain Soral, le « philosophe-savateur quinqua » aussi appelé le « chantre de la réconciliation avec les muzzs » (les musulmans), identifiable par la mention de son livre Comprendre l’Empire. Ce que l’auteur lui reproche ? D’avoir abdiqué finalement devant « le sionisme », d’être devenu un hôte apprécié des plateaux-télé et de prôner l’intégration des musulmans alors que pour lui la solution à la question de l’islam en France « n’inclut pas de réconciliation, de discussion, de pitié ou de pardon ». C’est si vrai qu’il mentionne aussitôt après, parmi les tentatives nationalistes de résistance physique (donc violente) à l’islamisme, des affrontements entre les Soldiers of Odin (SOO) et des musulmans. Les SOO existent : c’est une sorte de milice privée anti-réfugiés implantée dans plusieurs pays (au départ en Scandinavie) et qui, en 2016, s’était fait remarquer en patrouillant dans les rues de Bordeaux. Plus fort : page 41, il est fait mention de l’arrestation de Thomas J. « porte-parole du Parti de la France » (PDF), du passage à la clandestinité de Vincent V., chef de la Dissidence française et du placement en résidence surveillée des dirigeants du Front national ! Or le PDF et la Dissidence française existent, légalement, et l’on doute que le second, qualifié de « groupe fasciste », apprécie que l’auteur dise avoir appris d’un de ses cadres les « techniques de communication discrètes ». Il y aura d’autres passages du même style plus avant dans le récit, à commencer par l’épisode savoureux où « la représentante du FN » désavoue les suprémacistes blancs parce qu’elle est, au fond, une traîtresse à la cause tandis que « son père, fondateur et dirigeant charismatique du parti qu’elle dirige aujourd’hui », bien que sommé de faire de même, « s’en tire avec une envolée dont lui seul a le secret ». Ce qui lui vaut cet éloge : « ce mec est un maître, un exemple ». Jean-Marie Le Pen va aimer…

De plus les événements s’accélèrent et prennent une tournure paroxystique. Notre apprenti-terroriste est désormais devenu un individu « furtif ». Il expose, avec un luxe de détails donnant l’impression d’une maîtrise technique hors normes, toutes les possibilités informatiques de se connecter et communiquer de manière indétectable. Selon une mode réellement en vigueur à l’ultra-droite, il recommande l’utilisation des réseaux sociaux russes pour échapper à la censure, la création de serveurs hébergés en Russie et en Europe centrale et le paiement des services informatiques en bitcoin, grâce à des procédés frauduleux d’extorsion de données auprès de sociétés commerciales. Surtout quand elles sont dirigées par des juifs : il écrit le mot sociétés comme la frange antisémite-négationniste de la « Alt-Right » américaine, avec trois parenthèses de chaque côté du mot, le fameux symbole echo qui est employé comme un code pour désigner l’ennemi numéro un.

Tout à son idée de recruter pour son petit réseau, il renoue avec un ancien skinhead de ses amis, devenu un cadre important, un « ponte », comme il dit, du FN et dont l’épouse vient de mourir, victime d’un viol et d’une agression commis par des délinquants récidivistes d’origine étrangère. C’est le déclic, le début d’un déferlement de violence qui commence lorsque les deux compères, y compris le cadre frontiste, noient le violeur. Cela se poursuit quand les islamistes massacrent les 1000 habitants de France Village, une enclave communautaire nationaliste blanche créée selon le concept forgé par l’activiste anglo-sud-africain Arthur Kemp. En représailles, la cellule dont fait partie le narrateur tire à vue dans une cité peuplée d’immigrés et de Français d’origine étrangère, puis met le feu à un centre d’hébergement de migrants, liquide une élue bretonne de gauche engagée pour les droits des migrants puis un journaliste d’un quotidien régional basé à Morlaix, et finit par saboter les lignes SNCF reliant la Bretagne à la capitale. Des actions du même type étant déclenchées par des cellules indépendantes dans d’autres régions de France, l’État finit par s’en mêler, un conseil de sécurité intérieure est convoqué et le Premier ministre fait une « déclaration de guerre » aux nationalistes.  

Arrive un moment attendu, celui de la trahison : au sein de la cellule, un des membres a été « contraint » par les services spéciaux de livrer une des « planques du groupe ». Par chance, le reste de la troupe a la prescience du guet-apens juste avant de rejoindre les lieux et assiste à distance à l’élimination physique de leur camarade, qui a refusé de livrer à la police les noms et les autres caches. C’est à partir de cet épisode que le scénario prend une autre dimension et part très sévèrement en vrille. Car l’auteur le dit, bien qu’ancien légionnaire, il n’aime pas les flics… parce que ce ne sont pas des militaires : il tolère à la rigueur les gendarmes. Et il ne se fait pas non plus d’illusions sur les officiers et officiers supérieurs, « tous francs-maçons », carriéristes incapables de s’engager en cas de guerre civile. Ce qui l’intéresse, car pour lui l’Armée reste « la seule institution capable de soutenir ou d’empêcher un coup d’État », ce sont les hommes du rang et les sous-officiers. Alors il s’arrange pour prendre contact avec l’un d’entre eux, son ancien adjudant de la Légion, à Djibouti, qui lui propose de le mettre en relation avec des militaires partageant ses idées et ses objectifs, qui se trouvent être trois hommes du GIGN. On a là tout un pan de l’histoire de l’extrême droite en condensé, de l’époque du général Boulanger à l’OAS, voire jusqu’à l’épisode tragicomique de 2013, lorsqu’un groupuscule nommé Le Lys noir avait réussi à faire gober l’énorme supercherie d’un projet de putsch dirigé par des généraux proches de La Manif pour tous. L’idée fixe d’Alcide Gaston, c’est que la partie saine (entendez, nationaliste) de l’armée bascule et fasse la jonction avec les activistes politiques pour donner le grand coup de balai final. Or cela ne marche jamais pour une raison que l’ultra-droite n’arrive pas à comprendre et à digérer : les militaires sont légalistes parce que le sens de la hiérarchie fait partie de leur ADN et que sans lui ce serait, comme le disait le général de Gaulle, « la chienlit ». Il n’empêche : tout à ses songes, le narrateur déroule son plan. Les militaires (tous issus d’unité d’élite, autre vieux fantasme) ont fait la jonction avec un ancien d’un groupe politique imaginaire, Jeunesse bretonne, et un autonomiste breton, qui sont passés dans la clandestinité après l’arrestation du leader d’un groupe cette fois bien réel et actif : Adsav. Ils disposent de 50 kg de « titanite », un explosif puissant. Ainsi dotée désormais de huit membres et alors que, dans la France entière, se multiplient les actions violentes (mosquée de Strasbourg incendiée, tentative d’attentat contre la raffinerie de Feyzin, exécution d’un gros dealer de Lyon), l’équipe tente de passer à la vitesse supérieure. Elle fait sauter le transformateur électrique qui alimente Rennes et la plonge dans l’obscurité. En profite pour assassiner le maire de la ville et « l’imam salafiste, grosse pourriture de Brest » (p. 113), dans l’objectif de faire se soulever les cités où, en région parisienne, un « Front de libération musulman » a fait brûler vifs des policiers dans leur véhicule. Plus gros encore : l’auteur évoque l’incendie de la grande mosquée de Strasbourg et la mort de son responsable, dont il n’hésite pas à donner le vrai nom. Après une deuxième vague d’attaques islamistes massives et coordonnées, sa cellule décide d’opérer la jonction physique avec celles des autres régions. Celle de Normandie serait animée par « le leader de la Dissidence française ». La cellule de Lyon, c’est… le GUD !

Sans nous étendre à perte de vue sur les méandres de l’intrigue, disons juste que, comme prévu, le livre se termine sur la victoire totale des suprémacistes qui ont flingué 90% des préfets et une partie de l’unité du Raid qui avait réussi à les « loger ». Les musulmans ont peur, les gauchistes aussi, « il n’y a plus de place d’avion disponible pour Israël avant un mois ». Les CRS et la police ont tiré à balles réelles sur des émeutiers de banlieue, le président a demandé à l’armée d’intervenir et elle a refusé. Alors les vaillants nationalistes font le travail : tuent les non-blancs, épurent l’armée de ses éléments défaitistes et rallient les éléments « sains », encadrent « le flot de réfugiés blancs en provenance d’Île-de-France » et entament la reconquête, qui passe par la fin de « l’infâme dictature républicaine ».

On pourra bien sûr sourire du côté nettement mégalomane de cet ouvrage mal ficelé, sûrement confidentiel. Il n’est sans doute pas, juridiquement parlant, un appel à commettre les faits racontés et, de toute manière, nous n’avons pas à en juger. L’ultra-droite française n’a sans doute pas, à ce stade, de capacité terroriste autre qu’artisanale et sa volonté de passer à l’acte doit être évaluée, cet opuscule le montre, au regard de sa vision profondément déformée de la réalité et de son esprit psychopathe. Du moins faut-il avoir en tête quels sont les ressorts de ces esprits dérangés : c’est fait.

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