À la veille des prochaines élections européennes de mai 2019 et dans un contexte géopolitique mondial de plus en plus tendu, Renaud Bellais et Axel Nicolas, experts associés et membres de l’Observatoire de la Défense-Orion de la Fondation Jean-Jaurès, posent les raisons devant pousser les progressistes à s’intéresser à l’enjeu de la construction d’une défense européenne.
À la veille des élections européennes de mai 2019, pourquoi les progressistes doivent-ils s’intéresser à l’enjeu de la construction d’une défense européenne ?
• Dans un contexte géopolitique compliqué, l’Europe doit être capable de se défendre par elle-même : l’Europe de la défense est une Europe de la solidarité face aux menaces.
• Le développement de l’autonomie stratégique européenne permettrait de rééquilibrer les relations au sein de l’OTAN.
• La coopération réduit l’inefficacité des dépenses militaires : l’UE dépense autant que la Chine dans la défense, mais cet effort est dispersé au travers de 28 budgets.
• Une armée européenne permettrait de développer le sentiment de solidarité des citoyens européens.
Introduction
Dans un contexte stratégique instable du fait de la présidence de Donald Trump aux États-Unis, d’une Russie menaçante ou encore de la montée en puissance de la Chine, les initiatives européennes de défense se sont multipliées ces dernières années. Qu’elles soient bilatérales, multilatérales ou venues de Bruxelles, l’histoire semble s’accélérer au travers de démarches concrètes. Alors que les élections européennes se dérouleront du 23 au 26 mai 2019 dans les pays de l’Union européenne, la défense est pour la première fois un des sujets mis au débat.
Que faut-il également attendre dans ce domaine du Parlement européen et de la future Commission européenne, qui sera proposée par les États au vote des députés européens en octobre 2019 ? L’enjeu est crucial car nous sommes à un tournant. La défense n’a jamais été au cœur du projet de l’Union. C’est même l’opposé : la paix a été le moteur de la construction européenne depuis la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951. N’y aurait-il pas alors une contradiction entre une Europe porteuse de paix et la construction d’une défense européenne ? En réalité, la clef réside dans la définition de ce projet : que signifie la défense européenne ?
À l’approche des élections européennes de mai prochain, cette note veut poser les bonnes questions sur la défense que nous, citoyens progressistes, souhaitons ou voulons proposer pour l’Union européenne, tout en soulignant les obstacles auxquels le renforcement d’une défense européenne fera face.
Pourquoi la défense est-elle un enjeu des élections européennes ?
La question d’une défense européenne nous ramène au sens du projet européen : quels sont sa forme et son objectif ? La construction européenne est un processus unique dans l’histoire, qui rassemble des États et ne suit aucun modèle. En ce sens, pour saisir la dynamique de la défense européenne, il est nécessaire de prêter attention à l’ensemble des initiatives qui permettent aux États de décupler leurs forces et de donner corps aux principes d’autonomie et de souveraineté.
Pourquoi la question de la construction d’une défense européenne se pose-t-elle aujourd’hui pour les élections européennes ? Depuis 2016, la Commission européenne a lancé des initiatives pour compléter les efforts conduits par les États en national ou multinational. Elle a prévu d’apporter quelque 13 milliards d’euros pour les projets de défense sur la période 2021-2027. Il est donc nécessaire que le Parlement européen soit partie prenante des discussions sur les projets qui seront lancés.
La défense européenne a longtemps été un sujet banni de la sphère de l’Union européenne (UE) par les États, le militaire relevant du domaine régalien. Toutefois, étant donné le contexte géopolitique, les institutions bruxelloises, sous l’œil bienveillant d’États eux-mêmes proactifs, ont lancé depuis 2016 des initiatives favorables à la coopération, voire à l’intégration, des forces armées européennes. Face à cette transformation de la place de l’UE dans la défense, les députés européens auront un rôle central à jouer.
Une appropriation des enjeux de défense par le Conseil et la Commission européenne…
En complément des coopérations interétatiques, l’Union européenne est récemment devenue un acteur dynamique dans le domaine de la défense. En juin 2016, la Commission européenne dévoilait sa « Stratégie globale pour la politique étrangère et de sécurité ». Ce plan entend doter l’UE d’une autonomie stratégique afin de devenir un acteur international dans le domaine de la défense. Le discours sur l’état de l’Union de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, en septembre 2016 a validé l’adoption du concept d’autonomie stratégique. Depuis, la Commission a proposé de consacrer 13 milliards d’euros pour financer des projets d’équipement en coopération.
De leur côté, les États entreprennent des initiatives bilatérales ou multilatérales. Sur un plan capacitaire, la disposition du Traité de Lisbonne qu’est la Coopération structurée permanente (CSP) a été activée en décembre 2017. En juin 2018, Emmanuel Macron a voulu compléter cette approche par l’Initiative européenne d’intervention (IEI).
Cette dynamique communautaire s’accompagne d’une renaissance des coopérations bilatérales. À l’été 2017, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont ainsi annoncé vouloir avancer en développant des capacités en commun. Adossés au Traité d’Aix-la-Chapelle entre la France et l’Allemagne en début d’année, le futur système de combat terrestre (MGCS, Main Ground Combat System) ainsi que le système de combat aérien du futur (SCAF) ont été lancés formellement. D’autres initiatives opérationnelles sont à souligner, comme le bataillon blindé 414 qui rassemble 300 soldats allemands et 100 soldats néerlandais depuis 2016. Il semble donc que l’ensemble des acteurs soient désormais volontaires pour aller plus avant dans l’intégration européenne.
… qui appelle une implication du Parlement européen dans les orientations et les choix
Le Parlement européen est un lieu incontournable si les progressistes veulent encourager cette intégration. Les politiques européennes sont définies dans le cadre d’un trilogue entre le Parlement européen, la Commission européenne et le Conseil européen, représentant les États. Le Parlement européen sera donc directement impliqué dans les décisions européennes portant sur la défense. Par ailleurs, les élus européens comptent se doter d’une commission plénière traitant des questions de défense et de sécurité. De son côté, la Commission souhaite créer une direction générale chargée des questions de défense. Pour jouer son rôle de contrepouvoir et être force de proposition, le Parlement européen doit donc monter en puissance sur les questions de défense.
En 1995, François Mitterrand déclarait devant les députés européens : « Le nationalisme, c’est la guerre. La guerre, ce n’est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir, et c’est vous, mesdames et messieurs les députés qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de cet avenir ». En mai prochain, les électeurs ont donc l’occasion de faire des députés européens les gardiens de notre paix. Les citoyens européens peuvent faire en sorte, par leur vote et leurs demandes auprès du Parlement européen et des États, que la construction d’une défense européenne se poursuive et qu’elle se fasse en accord avec les valeurs humanistes de l’Union européenne.
Pourquoi construire une défense européenne ?
Pour quelles raisons faut-il bâtir une défense européenne ? Les 28 états de l’UE dépensent environ 220 milliards d’euros dans leurs armées, mais sans se coordonner, ce qui réduit drastiquement l’efficacité de la dépense. De plus, malgré des différences de perception, les pays européens font face à des menaces communes. Le développement d’une défense européenne aurait le mérite de développer concrètement la solidarité entre les États, tout en rendant plus efficaces leurs dépenses.
Si le développement d’une défense européenne est souvent présenté comme un processus logique, son existence répond avant tout à un besoin stratégique. D’une part, la défense européenne signifie faire face ensemble à une ou plusieurs menaces. D’autre part, être solidaires signifie s’organiser collectivement et faire des économies d’échelle pour les affronter efficacement sans accroître excessivement les dépenses militaires.
Des menaces communes qui doivent être reconnues
L’Europe semble aujourd’hui faire face à de nombreux dangers, avérés ou potentiels. Toutefois, la définition de ceux-ci n’est pas une chose aisée tant les géographies et les histoires des pays sont différentes. Des efforts ont été engagés dans ce sens dès 2003 avec l’adoption de la stratégie européenne de sécurité (et non de défense !) Une Europe sûre dans un monde meilleur, mais qui restait vague et parlait peu de la défense. Un pas supplémentaire a été franchi en 2016 quand le Conseil a adopté une Stratégie globale sur la politique étrangère et de sécurité. Si cette Stratégie constitue un progrès dans l’analyse des enjeux et de menaces, elle reste peu opérationnelle. De plus, son élaboration n’a pas suffisamment impliqué le Parlement européen et les parlements nationaux pour prendre en compte les attentes de tous les pays européens.
Si des objectifs d’ensemble sont nécessaires, faut-il décrire par le menu toutes les menaces ? Il est possible qu’une telle analyse ne soit pas totalement partagée entre Européens. L’Europe de l’Est est concentrée sur une Russie imprévisible, tandis que l’Europe de l’Ouest est plus engagée dans la lutte contre les mouvements insurrectionnels, parfois djihadistes, en Afrique et au Moyen-Orient. Plutôt que de chercher à mettre tout le monde d’accord, il conviendrait d’accepter ce qui fait la richesse de l’UE : sa diversité. Une certaine flexibilité est nécessaire et les initiatives des uns peuvent entraîner la participation des autres. L’important n’est pas de fixer une feuille de route très détaillée et pointilleuse, mais de s’entendre sur le choix de la carte afin que chacun se mette en route.
Éviter les dépenses inutiles par une mise en commun des budgets
Par ailleurs, une mise en commun des moyens militaires et industriels accroîtrait l’efficacité des dépenses sans avoir besoin de les augmenter significativement. En 2017, les États de l’UE dépensaient ainsi 220 milliards d’euros dans leur défense, soit l’équivalent du budget de défense de la Chine. Toutefois, le problème majeur est que ces dépenses sont morcelées en 28 budgets, ce qui réduit significativement leur efficacité. Au-delà de l’aspect budgétaire, une coopération approfondie aurait des bénéfices en termes de formation et de partage d’expériences. Il pourrait permettre le partage de matériels dont certains pays ne pourraient pas se doter individuellement. Les Britanniques ont ainsi mis à disposition de la France leurs hélicoptères lourds Chinook pour l’opération Barkhane. De même, l’Agence européenne de défense a réussi à fédérer des petits pays pour acquérir ensemble des avions ravitailleurs MRTT. Dans la défense plus qu’ailleurs, l’union fait la force.
« L’organisation de la défense nationale et l’organisation de la paix internationale sont solidaires » déclarait Jean Jaurès dans L’Armée nouvelle. Se demander quelle forme doit prendre une défense européenne est une obligation pour les progressistes s’ils veulent poursuivre avec une Europe de la paix et en paix. Cette organisation sera longue et nécessitera de prendre en compte les attentes et les aspirations des citoyens européens de Tallin à Lisbonne, de Stockholm à Rome.
La part de l’Europe, la place des États : pour une défense efficace
L’Union européenne est une construction politique unique dans l’histoire qui ne suit pas un modèle institutionnel prédéfini. Tandis que certains l’espèrent comme une fédération en devenir, d’autres l’envisagent comme une communauté d’États qui collaborent sur des objectifs partagés sans perdre leur identité. La construction européenne est donc un processus en recherche permanente de l’équilibre optimal, rendant parfois difficiles les démarches. Toutefois, ces complications ne doivent pas brider l’audace.
L’Union européenne, une puissance militaire ?
L’Union européenne est-elle une puissance militaire ? La réponse peut sembler évidente : non. En effet, l’article 346 du Traité de Lisbonne reconnaît que la défense reste le domaine souverain des États et qu’elle n’agit qu’à la marge, en complément. Toutefois, la définition de la puissance pourrait ici nous éclairer. Pierre Hassner explique que « la puissance n’est ni une essence ni une possession mais une relation ». En ce sens, être puissant ne se décrète pas, c’est un état de fait évolutif et relatif aux autres puissances.
L’Union européenne étant une construction institutionnelle unique en son genre, elle ne suit pas le modèle de développement d’aucune puissance militaire ayant pu exister auparavant. Ce caractère singulier ne doit pas amener à sous-estimer la capacité d’évolution de l’Union. Cette structure de relations interétatiques inédite ouvre la voie à des expérimentations et des combinaisons en matière militaire. L’originalité est que la défense européenne n’est pas seulement l’œuvre de l’Union mais l’addition des initiatives nationales, binationales, multilatérales et communautaires. Se concentrer sur l’émergence d’une « armée européenne » serait donc une erreur : la défense européenne est la combinaison de toutes ces initiatives et non des seules actions de l’Union européenne. Elles traduisent une dynamique réelle dans la défense, celles-ci pouvant être amenées à se combiner ou se coordonner pour faire de l’Europe un acteur de la sécurité internationale.
La souveraineté européenne : une voie pour se défendre efficacement
Les détracteurs de la défense européenne sont souvent réticents vis-à-vis d’un concept qui viendrait empiéter sur le principe de souveraineté nationale et sur les autonomies d’action de chacun. Toutefois, quelles sont aujourd’hui les autonomies d’action de nombreux pays européens qui ne peuvent pas agir seuls étant données leurs carences capacitaires ? De même, la souveraineté nationale peut vite rencontrer sa limite lorsqu’une nation avec peu de moyens doit faire face à une grande puissance.
La souveraineté et l’autonomie stratégique sont en réalité les deux faces d’une même médaille : l’autonomie est le moyen de mettre en œuvre la souveraineté. Or, pour de nombreux pays européens, voire pour tous les pays européens, une défense commune serait un moyen d’atteindre une autonomie stratégique optimale. De plus, la mise en commun des moyens permet de défendre efficacement sur la scène internationale les valeurs incarnées par l’Europe.
Une action commune entre Européens est le seul moyen pour beaucoup d’avoir une autonomie militaire et de faire entendre leur voix dans le concert des nations. Cette défense viendrait compléter les souverainetés nationales et concrétiser la solidarité entre les États membres, voire contribuera à développer une souveraineté européenne complémentaire (et non concurrente) de la souveraineté des nations qui composent l’UE.
La défense européenne n’est pas le processus mis en place par la Commission mais bien l’ensemble initiatives en commun des États. La combinaison des initiatives de la Commission et des États dans la défense offre la possibilité de démultiplier la force de chacun. Dans la tradition de l’UE, nous pouvons voir ici la mise en œuvre du principe de subsidiarité : l’échelon qui doit agir est celui qui est le plus compétent pour la question donnée.
Une armée européenne, un projet de société à débattre
Le développement de moyens militaires européens interroge sur la forme que devrait prendre les forces armées au niveau de l’UE et sur le rapport des citoyens à l’Europe. Le véritable enjeu réside dans les décisions d’emploi de la force et donc dans une culture stratégique commune. La défense européenne doit aussi être de ce fait un projet de société. Une armée européenne pourrait être un levier de transformation de la perception des Européens et entraîner un sentiment d’appartenance. Encore faut-il s’entendre sur ce que cette « armée européenne » pourrait et devrait être.
Les détracteurs d’une défense européenne opposent souvent deux arguments à celle-ci : la difficulté de trouver une forme idéale à une armée européenne et l’inexistence d’un sentiment national à l’échelle de l’UE. Or, aucune de ces dimensions n’est réellement un obstacle insurmontable.
Une diversité des modèles possibles d’armée européenne
L’utilisation à plusieurs reprises par Emmanuel Macron du terme « armée européenne » a fait bondir de nombreux acteurs. Les plus europhiles se sont empressés de saluer l’expression, conforme à leur vision d’une Europe fédérale. Les « pragmatiques » n’ont, de leur côté, pas manqué de souligner l’illusion d’une armée européenne. Dans tous les cas, les réactions soulignent le flou quant à la définition de cette future armée européenne. Sera-t-elle commune à l’ensemble des pays ? Va-t-elle cohabiter avec des armées nationales ? Sera-t-elle une armée européenne ou une armée des Européens ?
Le besoin de forces armées communes, quelle qu’en soit la configuration, reflète les limites d’une Politique de sécurité et de défense commune de l’UE qui repose sur les contributions volontaires des pays participant à ses opérations. Aujourd’hui, les efforts de défense sont inégalement répartis au sein des pays européens. Cette situation peut donner l’impression que les activités militaires sont réservées ou confiées à quelques pays, qui donnent alors le sentiment de définir implicitement l’agenda international de l’UE par leurs choix nationaux d’intervention (comme la France dans la bande sahélo-saharienne).
Ces interrogations ne doivent pas faire oublier le fond du problème : l’absence d’une culture stratégique commune. Le cœur de l’enjeu réside dans le développement d’une perception commune des dangers et de la façon d’y répondre, avec par la suite la mise en place des moyens adaptés. Dans ce domaine, il faut accepter d’avancer sans être certains du succès d’une entreprise sans modèle prédéfini.
L’armée européenne pour façonner un sentiment européen
Mettre en place une armée européenne ne doit pas être vu comme une seule finalité militaire. Il ne s’agit pas uniquement d’atteindre le bon niveau de forces pour agir à nos frontières ou dans le monde et pouvoir ainsi porter les valeurs humanistes de l’Union européenne. Un autre objectif est de pousser plus loin l’intégration entre pays en créant un sentiment d’unité par-delà la diversité des pays et des cultures. Il s’agit de la vertu qu’avait la conscription en France : provoquer un brassage entre citoyens et renforcer l’identité commune. Il n’y a pas de nation européenne mais celle-ci peut se construire notamment par une armée européenne qui porte en elle le ferment d’une unité à venir.
De plus, il ne s’agit pas de choix binaire. Tout le projet européen est justement de créer un sentiment « d’unité dans le diversité » : protéger la communauté européenne n’exclura pas les sentiments nationaux. Enfin, il convient de souligner que le développement d’outils militaires communs appellera par la suite à la mise en place d’outils démocratiques de contrôle. Les parlements nationaux et le Parlement européen devront se saisir de ces questions pour éviter les dérives et vérifier la bonne exécution des décisions prises par le Conseil et les États. Les modèles institutionnels devront être repensés pour permettre que l’exercice démocratique se fasse de manière adaptée.
Comme le souligne Philippe Herzog, « bâtir une société civile européenne est un impératif. Elle devra concevoir un nouveau régime de développement durable et solidaire fondé sur une vision du monde dans laquelle l’Europe sera un acteur global, au lieu de subir et de craindre ses bouleversements ». Une défense européenne est un projet de société qui amène à réfléchir au-delà des aspects militaires. D’abord, elle pose irrémédiablement la question d’objectifs communs, un aspect qui relève du politique. Par ailleurs, une armée européenne aurait également des conséquences sociétales. Si elle peut être un but, elle est aussi un moyen de transformation des perceptions. Ces changements d’échelle appelleraient à des adaptations institutionnelles pour pouvoir effectuer le contrôle démocratique nécessaire. Penser l’armée européenne exige donc de penser le projet de société européen dans sa globalité.
L’autonomie stratégique européenne pour renforcer l’OTAN
Construire une défense européenne va-t-il à l’encontre de l’engagement de nombreux pays européens au sein de l’OTAN ? Cette question est légitime puisque de nombreux pays européens ont conçu leur sécurité internationale au travers de la sécurité collective de l’OTAN. Cependant, le renforcement de la défense européenne n’est pas contradictoire, ni concurrente de l’implication de certains pays européens dans l’OTAN, contrairement à ce que certains peuvent affirmer. En réalité, le développement d’une autonomie stratégique européenne renforcerait l’Alliance atlantique en permettant aux Européens d’être des alliés encore plus fiables pour les États-Unis.
Pour de nombreux pays européens, l’OTAN est une servitude volontaire. Beaucoup d’États se contentent de déléguer leur sécurité internationale aux États-Unis, en leur achetant notamment des matériels. Cependant, cette situation n’est profitable ni aux pays européens (qui vivent dans la peur que les Américains les abandonnent), ni aux États-Unis (qui n’ont pas réellement les alliés dont ils ont besoin).
Une relation transatlantique déséquilibrée
Développer l’autonomie stratégique européenne paraît être un axe prioritaire car l’Alliance atlantique repose aujourd’hui sur une dissymétrie importante entre les États-Unis et les Européens en termes industriels, militaires et politiques. Si l’effort de défense des Européens doit s’accroître, cela ne doit pas uniquement servir à acheter des équipements américains ou à suivre les seules recommandations du Pentagone en termes de doctrine, d’organisation et de moyens. Les Européens doivent pouvoir choisir leurs approches librement tant que leurs efforts contribuent à rendre l’Alliance plus forte et robuste.
Le renforcement de l’autonomie stratégique européenne passe par des programmes capacitaires en coopération entre Européens et par un travail sur le plan militaire. La formation et la doctrine doivent ainsi être au cœur des travaux communs. En ce sens, l’Initiative européenne d’intervention lancée en 2018 est la bienvenue. Rassemblant un nombre restreint de pays, elle vise à créer une culture stratégique commune. Au-delà de cet exemple, d’autres structures comme l’état-major de l’UE doivent être développées pour aboutir à des doctrines communes. Enfin, ces deux axes doivent être complétés par une volonté politique commune. Si la Stratégie globale de l’UE est un premier pas important, elle doit être suivie d’une coordination poussée des échelons politiques européens. Toutes les initiatives sont donc les bienvenues, tant qu’elles permettent d’accroître la sécurité des Européens.
L’autonomie stratégique européenne pour une OTAN plus robuste
Une plus grande autonomie stratégique européenne n’est pas contradictoire avec le renforcement de la relation transatlantique. L’Alliance serait d’autant plus résiliente s’il existait des solutions capacitaires alternatives et complémentaires de part et d’autre de l’Atlantique. Dans l’aéronautique civile par exemple, du point de vue de leurs clients, Airbus et Boeing se complètent pour offrir les meilleures solutions possibles et complémentaires à un prix accessible, ce qui ne serait certainement pas le cas si les compagnies aériennes faisaient face à un monopole.
Il n’y a pas de raison qu’il en soit différemment dans le domaine de l’armement au sein de l’Alliance. Une industrie européenne plus forte ne pourrait être qu’un meilleur partenaire pour l’industrie américaine. Être un bon allié consiste aussi à être en mesure d’offrir de la valeur ajoutée dans les projets en coopération et dans les partenariats technologiques ou capacitaires. Ainsi, un Fonds européen de défense doté d’une bonne gouvernance contribuera indéniablement à renforcer et même à développer des partenariats industriels à meilleur niveau sur l’ensemble des composants des systèmes de défense.
Par ailleurs, une mise en commun des moyens entre Européens permettrait une meilleure efficacité de la dépense et donc d’atteindre plus facilement les objectifs opérationnels attendus par l’alliance. L’OTAN serait plus crédible et plus capable au travers d’un pilier européen renforcé. Une telle mutualisation entre pays européens constitue aussi la justification auprès des opinions publiques d’un effort accru des dépenses militaires, au-delà du seul besoin d’équipement des armées. Le sentiment de contribuer efficacement, au niveau national, à la sécurité internationale renforce en effet la légitimité de la défense.
La coopération transatlantique ne sera efficace et mutuellement bénéfique aux pays européens et aux États-Unis dans l’avenir que si et seulement si elle se construit dans une dynamique équilibrée, ce qui requiert une mise à niveau et une moindre fragmentation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) du côté européen. Les actions bilatérales, multilatérales et communautaires lancées en Europe doivent être encouragées dans la mesure où elles contribuent à cet objectif, condition d’une meilleure efficacité de la dépense et d’un partage du fardeau plus équitable au sein de l’Alliance.
Coopérer pour maîtriser les équipements
Pourquoi le développement d’une industrie européenne de défense est-il un élément essentiel de la construction d’une Europe militaire ? Coopérer dans le domaine des capacités amène des industries européennes à coopérer sur le long terme et à se structurer de manière transnationale, en tirant le meilleur de chaque pays. De plus, utiliser des matériels similaires encourage logiquement des coopérations dans le domaine de la formation des militaires et de la conception de la doctrine. Une politique industrielle de défense européenne alliée à une volonté politico-militaire de coopérer est donc un levier efficace d’investissement.
Le développement d’une défense européenne a comme préalable de disposer une industrie de défense permettant aux États de se fournir de manière autonome en Europe. Or, cette politique industrielle n’est ni évidente pour certains, ni facile à mettre en place.
La production d’armes comme levier d’une souveraineté européenne
La production d’armements est un domaine qui interroge le domaine de l’éthique, avec raison. Avancer que la défense européenne nécessite une politique industrielle de l’armement nécessite de revenir sur les raisons qui expliquent ce besoin.
L’industrie de défense répond à une exigence politique : maîtriser les outils de la violence pour mettre la violence sous contrôle. Or, à partir du moment où les États européens choisissent, comme beaucoup le font déjà, d’acquérir leurs armements auprès de pays étrangers, ils délèguent la maîtrise de la violence à ces derniers. À l’inverse, avoir une BITD propre ou partagée entre Européens, c’est assurer son autonomie stratégique.
Compte tenu de l’étroitesse des commandes nationales ou en Europe, il apparaît souvent nécessaire qu’une politique industrielle européenne de défense devra inclure un volet sur le plan des exportations. Alors que l’Allemagne et la France semblent aujourd’hui en désaccord sur une politique commune d’exportation des armements, il convient de ne pas oublier que le développement d’un marché européen autosuffisant pourrait suffire aux industriels pour atteindre la rentabilité, tout en permettant le financement des systèmes d’armes futurs.
Les États doivent accepter l’européanisation de l’industrie
Cette politique industrielle nécessite de développer les outils permettant sa mise en place à l’échelle européenne. Dans un premier temps, il est nécessaire de convaincre des États habitués à acheter leurs équipements militaires aux États-Unis, en échange du parapluie de protection de Washington, à faire le choix d’une solution européenne en démontrant la valeur ajoutée d’une dynamique communautaire.
Pour accompagner ce changement, la politique industrielle européenne devra se doter de budgets permettant de favoriser le développement d’équipements sur le territoire de l’UE. Ces fonds viendront compléter les efforts de d’investissement des pays et ils permettant de rendre financièrement accessibles des équipements dont les Européens auront la pleine maîtrise. Dans cet objectif, la Commission européenne souhaite mettre en place un Fonds européen de défense. Il devrait être recevoir 13 milliards d’euros entre 2021 et 2027 pour cofinancer des programmes industriels de défense.
Il sera nécessaire d’éviter la reproduction d’erreurs qui ont émaillé certains programmes en coopération depuis de nombreuses années. Les programmes de l’hélicoptère Tigre ou de l’avion de transport A400M ont ainsi été marqués par leur complexité en termes de gestion du programme par les pays participants (avec une multiplicité de variantes) et d’organisation industrielle (sans nécessairement favoriser le renforcement des compétences). En ce sens, une politique industrielle nécessite au préalable un accord sur les spécifications techniques, sur la rationalisation industrielle et sur les doctrines d’utilisation des matériels.
La défense au-delà du militaire : un enjeu global qui appelle une réponse coordonnée
La défense européenne pourrait sembler éloignée des préoccupations quotidiennes de nombreux citoyens européens. De fait, elle est souvent perçue comme une affaire de spécialistes qui ne les concernerait pas directement. Cependant, les enjeux liés à la défense européenne vont au-delà de ce que nous pouvons percevoir ou voir de prime abord.
La défense a longtemps été perçue comme un enjeu à l’extérieur des frontières nationales et un domaine réservé à des experts, phénomène accentué par la fin de la conscription et l’apparition d’armées professionnelles. Toutefois, les conflits récents ont montré qu’il est de plus en plus difficile de séparer le monde de la guerre et le monde de la paix. La défense est un objectif bien plus diffus, ce qui requiert une approche globale pour assurer la sécurité des citoyens européens et du territoire de l’UE, même dans le cyberespace.
La menace terroriste en Europe consacre un continuum sécurité-défense
Les frontières entre défense et société civile sont aujourd’hui moins clairement marquées que par le passé. Pendant de nombreuses années, la sécurité intérieure et la sécurité extérieure étaient deux mondes à part, assez peu connectés. Le début du XXIe siècle nous a prouvé que cela n’était plus le cas et qu’il est désormais difficile de séparer les enjeux.
Les attaques de nature terroriste ou djihadiste sur le sol européen – depuis l’attentat de Madrid en 2005 jusqu’aux attaques à Paris, Bruxelles et Strasbourg ces dernières années – ont montré que l’engagement contre les groupes radicaux se faisait de manière non discontinue de Bagdad à Brest. L’attentat du Bataclan en novembre 2015 a ainsi été coordonnée par une cellule terroriste basée en Syrie. Le déploiement des forces armées sur le territoire national, en France avec l’opération Sentinelle mais aussi dans de nombreux pays européens (Espagne, Belgique, Italie, etc.), est une expérience nouvelle et souvent déroutante pour les citoyens, même s’ils l’apprécient pour la sécurité ainsi apportée.
Il est donc important de se poser la question de la place des militaires dans la sécurité du territoire national ainsi que celle de l’implication des citoyens dans sa mise en œuvre. De plus, se pose la question de l’action de l’Union européenne dans la sécurité intérieure des pays européens. L’articulation des actions entre les niveaux communautaire et national, l’articulation entre forces de police et forces armées sont des questions importantes. Les citoyens doivent participer aux débats et décisions sur ces enjeux.
De nouvelles technologies qui brouillent les frontières civil/militaire
La distinction entre sécurité et défense est aussi difficile à faire dans des domaines jusqu’à présent très nettement séparés. Pendant longtemps, les moyens militaires étaient différents des moyens civils et ils étaient employés dans des lieux physiques différents. Or, c’est de moins en moins le cas. La menace terroriste et l’émergence de nouvelles technologiques s’additionnent pour brouiller les frontières géographiques ainsi qu’entre les mondes civil et militaire. Ces nouvelles logiques concernent indifféremment l’ensemble des États européens. De plus, ces derniers sont d’ores et déjà interdépendants dans de nombreux domaines.
Par exemple concernant la cybersécurité : une attaque cyber est-elle civile, militaire ou dans une zone grise ? Le développement des stratégies de « guerre hybride », notamment par la Russie, rend également difficile le distinguo entre le monde civil et celui de la défense par les moyens, par les modes d’action et par les domaines concernés à la fois techniquement et géographiquement. Une frappe cyber a des caractéristiques qui rebat les cartes de la guerre classique : elle peut se faire depuis n’importe quel endroit et vers tout endroit dans le monde, sur n’importe quelle cible (militaire ou civile), par n’importe qui (en raison d’un accès assez facile aux ressources numériques), grâce à peu de moyens et avec des conséquences importantes. Il est donc nécessaire de penser les questions de sécurité internationale dans une vision d’ensemble, incluant les dimensions militaires et civiles, ce qui n’est habituel ni pour les militaires, ni pour les citoyens.
Enfin, et ceci découle de ce qui précède, les technologies et capacités industrielles sont aujourd’hui en grande partie duales. Elles peuvent servir indifféremment pour la défense ou les activités civiles. Ce n’était pas le cas pendant la guerre froide, car les technologies de défense étaient à la fois très pointues et spécifiques au monde militaire. Aujourd’hui, les mêmes ressources (composants électroniques, drones, téléphones portables, etc.) peuvent servir de la même manière pour fabriquer des armes ou des produits civils. C’est la leçon que nous pouvons tirer en particulier des conflits en Afghanistan ou au Moyen-Orient.
Cette situation nouvelle doit conduire à une réflexion sur la manière dont les technologies et produits doivent être contrôlés du point de vue de leur finalité, notamment à l’exportation. Les réglementations de contrôle des exportations s’appliquent aisément à un char de combat ou une frégate, mais ceci est bien plus difficile quand il s’agit d’un microprocesseur, d’un drone de loisir ou d’un logiciel d’intelligence artificielle… Ici aussi, une réflexion doit être menée avec les citoyens, en particulier parce que leur implication est importante pour un contrôle efficace mais qui ne bride pas le potentiel civil des technologies et équipements concernés de manière excessive. Les citoyens et les futurs législateurs européens doivent être conscients de ces enjeux et du besoin de développer des synergies pour avoir les réponses adaptées.
Conclusion : l’Europe de la défense est une Europe de la solidarité
Depuis 2014, la donne stratégique a radicalement changé pour l’Europe. Longtemps liée aux États-Unis au travers de la sécurité collective de l’OTAN, la garantie d’une sécurité internationale du continent est aujourd’hui incertaine dans un contexte menaçant aux frontières de l’UE. Alors que les États européens ont mis de côté pendant de nombreuses années la question d’une défense commune, il semble que chacun ait pris conscience de l’enjeu et décidé de s’y confronter. Pour la première fois, la défense est un enjeu des élections européennes.
Développer une défense européenne n’a pas pour unique finalité de renforcer la sécurité de l’Union européenne. Coopérer dans les domaines industriels et militaires permettrait d’effectuer des économies d’échelle importantes pour une meilleure utilisation des deniers publics et d’accroître l’autonomie stratégique européenne. Loin d’être un fardeau, la défense européenne est en réalité la seule opportunité pour de nombreux Européens afin d’assurer leur sécurité de manière souveraine, au travers d’une autonomie stratégique réelle. En ce sens, il n’y a pas d’opposition entre souverainetés nationales et souveraineté européenne : la seconde décuple les premières. Par ailleurs, la défense européenne peut aussi contribuer à donner un nouvel élan au projet européen dans sa globalité en participant à la construction d’une identité commune autour de valeurs humanistes. Par-delà du rôle protecteur de la défense européenne, la construction de ce nouveau pan de l’intégration des pays européens est l’occasion de faire entrer l’Union européenne dans l’âge de la maturité en tant qu’acteur dans les relations internationales.
Si l’objectif est clair, la difficulté réside dans le cheminement pour l’atteindre. Coopérer fera naître des frictions qu’il faudra surmonter. De plus, les travaux à mener ensemble se déclinent dans des domaines disparates : du géopolitique (avec la définition et surtout l’adoption et la mise en pratique d’une stratégie commune) à l’opérationnel pur (avec la mise en place de doctrines militaires communes) tout en passant par la coopération industrielle qui exige des politiques de long terme. Toutefois, les coûts de la coopération sont largement inférieurs aux bénéfices de la solidarité. Il semble que les décideurs politiques européens aient choisi de surmonter les obstacles et difficultés de la coopération pour faire preuve de volontarisme, qualité qui manquait tant à la défense européenne jusqu’ici, pour engager des initiatives majeures pour progresser vers une défense réellement européenne.
Lors des élections européennes de mai 2019, les progressistes doivent se saisir de l’enjeu de la défense et encourager les décideurs dans la voie de la construction. Toutefois, le projet de défense européenne ne doit pas être une injonction à suivre sans raison, comme un processus nécessaire et inéluctable imposé d’en haut. Cette logique a déjà été reprochée à la construction européenne dans son ensemble, qui a donné parfois l’impression d’un rouleau-compresseur en roue libre, avec les conséquences que l’on connaît au sein de l’opinion publique. Le devoir de la famille progressiste est d’offrir un sens à ce projet. Or, l’enjeu est simple : développer une défense européenne est le meilleur moyen de préserver une Europe en paix aujourd’hui et demain. En décidant de faire face collectivement aux menaces, les États se reconnaîtraient un avenir commun et donneraient enfin corps à une Europe de la solidarité.