Une Confédération pour bâtir l’Europe politique et citoyenne post-Ukraine ?

La guerre menée par la Russie en Ukraine sur le continent européen a redéfini la scène internationale. La question de l’élargissement de l’Union européenne n’a jamais été autant d’actualité. Alors qu’Emmanuel Macron a appelé récemment à la constitution d’une « communauté politique européenne », Florent Marciacq, co-directeur de l’Observatoire des Balkans de la Fondation Jean-Jaurès, et Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof de Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC, proposent de revenir à l’idée de François Mitterrand de Confédération européenne et de l’adapter aux réalités géopolitiques actuelles en alliant approfondissement et élargissement.

La guerre à laquelle nous assistons en Ukraine impose de nouvelles réalités géopolitiques au continent et bouscule les Européens dans leurs certitudes. Elle affecte leur rapport à la sécurité, à leurs voisinages et met l’Union européenne au défi de redéfinir les tenants de la construction européenne. La question ukrainienne, jadis chasse gardée d’États membres frontaliers aujourd’hui exposés à un flux massif de réfugiés, est devenue à proprement parler un enjeu politique pour l’ensemble du continent. Au-delà de l’aide humanitaire, financière et militaire qu’il conviendra de fournir à l’Ukraine pour de nombreuses années, c’est avant tout par une initiative politique que les Européens doivent se réinscrire dans leur histoire et leur géographie et ainsi répondre aux défis de notre époque tant à l’Est de l’Union que dans les Balkans occidentaux.

La « communauté politique européenne », proposée par Emmanuel Macron le 9 mai dernier à Strasbourg, est une piste prometteuse, dont le niveau d’ambition pourrait correspondre à l’ampleur historique des défis qui façonneront l’avenir de l’Europe ces prochaines décennies1Thierry Chopin,  Lukas Macek et Sébastien Maillard, La Communauté politique européenne. Nouvel arrimage à l’Union européenne, Paris, Institut Jacques Delors, 18 mai 2022.. François Mitterrand aimait à dire que la géopolitique de l’Europe a besoin d’une théorie des ensembles. Cette communauté politique européenne peut-elle dès lors connaître un autre sort que la Confédération européenne imaginée et portée par le président français entre 1989 et 1991 ? Sans doute, à condition de dépasser le projet d’origine, de l’adapter aux nouvelles réalités des années 2020, et d’en faire la tête de pont politique du projet européen, pour qu’en son sein grandisse une nouvelle génération de citoyens européens partageant une seule et même culture démocratique.

Dans les semaines qui viennent, l’enjeu, en somme, sera de dessiner les contours d’une confédération des citoyennes et des citoyens européens qui contribuent à la fois à l’approfondissement et à l’élargissement de la construction européenne, et à la constitution d’un nouvel ordre politique européen compatible avec les acquis de l’Union.

L’idée mitterrandienne de Confédération européenne et ses écueils (1989-1991)

Les périodes de bouleversement de l’ordre européen sont favorables à l’émergence de nouvelles idées. Celle de Confédération européenne, formulée en premier lieu par François Mitterrand, a pris naissance dans un contexte marqué par de profondes mutations géopolitiques. Avec la chute du mur de Berlin en novembre 1989 revient alors à l’agenda international la question de la réunification allemande. Cet enjeu s’impose alors que l’Europe des douze s’engage dans un processus d’approfondissement de la construction européenne, avec le sommet européen de Strasbourg. Dans le même temps souffle en Europe de l’Est un vent de liberté et de démocratie, avec la révolution de velours en Tchécoslovaquie, que l’Union soviétique décide de ne pas réprimer. À Moscou, la transformation initiée par Mikhaïl Gorbatchev s’accélère. Après la perestroïka et la glasnost, Mikhaïl Gorbatchev propose à l’Europe son concept de maison commune. Mais les enjeux sécuritaires et géopolitiques demeurent : à l’avènement des années 1990, 400 000 soldats en armes restent positionnés en Europe de l’Est et la situation à Moscou reste volatile2Roland Dumas, « Un projet mort-né : la Confédération européenne », Politique étrangère, n°3, 2001, 66ᵉ année, pp. 687-703..

C’est dans ce contexte que François Mitterrand annonce le 31 décembre 1989, à la surprise générale, sa volonté de constituer une Confédération européenne, avec un triple objectif. Il s’agit pour lui tout d’abord de « dépasser Yalta » en s’affranchissant des dépendances héritées de la Guerre froide et imposées sur le continent par deux superpuissances, les États-Unis et l’Union soviétique, et œuvrer à l’édification de ce que le général de Gaulle appelait une « Europe européenne ». Ensuite, il s’agit pour François Mitterrand d’éviter un retour à une « Europe de Sarajevo » en résistant aux tendances à l’éclatement, à l’émiettement, aux nationalismes3Allocution de fin d’année de Francois Mitterrand le 31 décembre 1989.. Enfin, il s’agit de sortir par le haut du dilemme que posent les logiques d’intégration découlant de l’élargissement de la Communauté européenne d’un côté et de son élargissement de l’autre. Si François Mitterrand insiste sur le fait qu’une adhésion des pays d’Europe centrale est impossible à court terme, il ne conçoit pas non plus de les laisser orphelins et défend donc une approche différenciée – que Jacques Delors qualifiera d’Europe des « cercles concentriques ». L’Europe des douze, pour François Mitterrand, constitue le noyau actif de cette Europe élargie.

Concrètement, cette idée de Confédération européenne, dont François Mitterrand offre le co-parrainage à Vaclav Havel, dramaturge et président tchécoslovaque, doit mener à la mise en place d’un forum de dialogue politique et un cadre de coopération entre membres égaux en droit4Hubert Védrine, Jean Musitelli, « Les changements des années 1989-1990 et l’Europe de la prochaine décennie », Politique étrangère, vol. 56, n°1, 1991, pp. 165-177.. Doté d’un statut légal, il n’implique toutefois aucun transfert de souveraineté et vise davantage à traiter de questions concrètes pour lesquelles il importe de fournir une réponse au niveau paneuropéen : échanges économiques et culturels, réseaux de transports et de communication, environnement, énergie, circulation des personnes, échanges étudiants, etc.

Le projet est lancé en ce sens lors des Assises de Prague les 13 et 14 juin 1991. Mais il se heurte très rapidement à de fortes résistances qui finissent par sceller son sort5Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la Grande Europe : le projet de Confédération européenne (1989-1991) », Revue internationale et stratégique, 2011/2, n°82, 2011, pp. 18-28.. Cet abandon du projet de Confédération européenne s’explique tout d’abord par le décalage grandissant entre des mutations géopolitiques qui s’accélèrent et une initiative qui piétine6Frédéric Bozo, « The Failure of a Grand Design: Mitterrand’s European Confederation, 1989-1991 », Contemporary European History, vol. 17, n°3, 2008, pp. 391-412.. En 1990-1991, l’Europe fait face à une nouvelle guerre dans le Golfe et en Yougoslavie ; elle assiste à la réunification accélérée de l’Allemagne avec le Traité 4+2 et l’Accord à 6 ; au putsch manqué de Moscou d’août 1991 annonçant la dissolution de l’Union soviétique ; et à l’adoption de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Le contexte de 1991 n’est déjà plus celui de 1989.

Mais les raisons de cet échec sont surtout inhérentes à l’initiative. Elles se reflètent dans les résistances croissantes exprimées à l’Est à l’encontre du projet mitterrandien, avec la perception que la Confédération européenne a pour objectif de freiner l’adhésion des PECO à la Communauté européenne, voire de l’empêcher ou de leur offrir une alternative au rabais. La possibilité offerte à l’Union soviétique de rejoindre la Confédération suscite en outre de vives réticences dans les anciens pays satellites, à juste titre. Tout comme la volonté d’exclure les États-Unis et donc d’affaiblir l’intégration transatlantique. Ceux-ci mènent d’ailleurs une campagne diplomatique mais aussi financière visant à dénigrer le projet – avec succès. La faiblesse l’axe franco-allemand à ce moment-là et les craintes de duplication institutionnelles finissent d’enterrer le projet.

De la Confédération européenne à la communauté politique européenne

Près de trente ans ont passé depuis les Assises de Prague et l’abandon du projet. Son rappel en 2022 sous l’intitulé de communauté politique européenne s’opère dans un contexte géopolitique une fois encore marqué par de profondes mutations. À l’Est (Ukraine, Géorgie, Moldavie) et dans les Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie), resurgissent des craintes familières – celles d’un « Occident kidnappé » par la géopolitique au vu et au su d’une Union devenue trop frileuse, et de nations en déperdition7Milan Kundera, Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, 1983.. Dans ce contexte, la proposition d’Emmanuel Macron ne revient-elle pas à écarter dans les faits l’adhésion rapide de l’Ukraine à l’UE, et ce faisant, ne crée-t-elle pas une nouvelle antichambre dans laquelle les pays à l’Est et ceux des Balkans occidentaux seront invités à patienter, de nombreuses années encore ?

Cette critique récurrente de toute approche déviant de l’objectif sacro-saint d’adhésion rapide pleine et entière à l’Union européenne fait l’impasse sur un constat malheureux. L’adhésion pleine et entière à l’Union européenne reste un objectif important mais, à moins de réviser les critères de Copenhague, elle ne peut constituer qu’un objectif à long terme, incertain, que les États membres eux-mêmes n’hésitent pas à rendre plus difficilement atteignable. Les pays des Balkans occidentaux en font les frais depuis deux décennies, sans que leurs perspectives d’adhésion à l’UE ne se précisent. L’un d’eux, la Macédoine du Nord, a même accepté de changer de nom pour que la Grèce lève enfin son veto au sein du Conseil, avant de se voir injustement bloqué par la Bulgarie.

Le dogme de Copenhague et la logique intergouvernementale qui prévaut depuis le Traité de Lisbonne rendent tout raccourci vers l’adhésion tout à fait illusoire. En principe fondée sur le mérite, la politique d’élargissement, aujourd’hui, est dominée par l’arbitraire, les calculs politiques et l’inconséquence. Elle nourrit donc d’immenses frustrations dans les Balkans occidentaux. Son expansion dans les mêmes termes aux pays d’Europe orientale ne palliera pas le manque de crédibilité de l’Union, qui fait le jeu de puissances rivales (Russie, Chine, Turquie)8 Florent Marciacq, « L’Union européenne et les Balkans occidentaux: convergence sur fond de rivalités de puissance », Ramses 2022, Institut français des relations internationales, 2021.. Bien au contraire, elle risque d’approfondir les vulnérabilités communes.

Mais des solutions existent car l’Europe, dans la perspective mitterrandienne, s’est de plus en plus construite au travers d’une intégration différenciée. Force est de constater qu’aujourd’hui, certains pays se sont déjà placés dans cette position de moindre intégration – en n’appartenant pas à l’euro, à Schengen ou à l’Europe de la défense. D’autres participent à ces politiques sans pour autant bénéficier du statut d’État membre. Si elle soulève des questions tout à fait légitimes en termes de cohérence, l’intégration différenciée offre des marges de manœuvre permettant d’élargir la construction européenne tout en contribuant à son approfondissement. L’Europe en 2022 doit être pensée à l’aune de cette logique d’approfondissement différenciée.

C’est ici que les réflexions d’Enrico Letta, qui reprend à son compte le concept mitterrandien de confédération européenne, prennent tout leur sens9Euractiv, « L’Europe fédérale d’Enrico Letta », 15 avril 2022.. Il s’agit pour lui – ce qu’Emmanuel Macron reprend – de penser l’avenir de l’Europe au travers d’une théorie des ensembles et de projets concrets, qui ne remplacent pas le processus formel d’adhésion à l’UE, mais qui le complètent, le renforcent. Avec une question clé : comment reconnaître dès aujourd’hui l’appartenance des citoyens d’Ukraine et des autres pays d’Europe orientale et balkanique à une famille européenne partageant un même projet politique, quand l’adhésion à l’UE ne fournit que des réponses incertaines et à long terme ? Comment répondre à leurs aspirations de citoyenneté et de démocratie européenne ? Et comment le faire tout en préservant l’unité de notre continent et la solidité de l’Union ?

L’Europe doit faire face à ses dilemmes

Au cours de ces vingt dernières années, l’Union s’est considérablement approfondie dans les domaines économique et monétaire, dans celui de l’environnement, de la défense, de la santé, etc. Cet approfondissement s’est nourri des crises que l’UE a surmontées, et s’est accompagné d’élargissements successifs en 2004, puis 2007 et enfin 2013. Mais cet approfondissement de l’Union n’a pas été uniforme. Il a sans conteste contribué à la consolidation de l’Europe des marchés, avec des mesures d’intégration de plus en plus poussées, et de celle de l’Europe des techniciens, avec une expansion continue de l’acquis. Cet accent mis sur l’approfondissement de ces deux Europes, et la confiance portée à la logique néofonctionnaliste, a longtemps négligé la vocation politique de la construction européenne.

La réaction d’une partie des peuples européens, tout à fait prévisible à la lecture de John Dewey10Cf. le débat entre Lippmann et Dewey il y a un siècle : J. Dewey, Public and its problems, New York, H. Holt, 1927 ; J. Dewey, Democracy and education: An introduction to the philosophy of education, New York, Macmillan, 1916. ou Jürgen Habermas11Jürgen Habermas, Après l’Étatnation, Paris, Fayard, 2000., s’est dès lors portée vers une désaffection grandissante des citoyens à l’encontre du projet de construction européenne. Elle s’est aussi traduite par une montée des populismes, une contestation du rôle des experts, une résurgence des nationalismes et plus généralement une crise de nos démocraties. Vaclav Havel, dans un discours historique au Parlement Européen en 2000, partageait à ce sujet sa « crainte que les dimensions spirituelles, historiques, politiques et civilisationnelles de l’Europe s’effacent totalement au profit de considérations techniques, économiques, financières et administratives à terme exaspérant le public »12Voir le discours de Vaclav Havel, président de la République tchèque au Parlement européen..

Cet effort d’intégration dans les domaines des marchés et de la bonne gouvernance ont beaucoup apporté à l’Europe, mais le réel approfondissement, aujourd’hui plus qu’en 1989, réside en ces logiques d’intégration visant à doter l’Europe d’une âme politique et les Européens d’une conscience active de leur citoyenneté européenne. Le premier dilemme auquel l’Europe fait face est donc celui d’un rééquilibrage de ses approfondissements, pour qu’à terme émerge en Europe un ordre politique proprement européen, animé par une conception supranationale de la démocratie européenne et habité par des citoyens européens se percevant avant tout comme Européens. 

Ce nouvel ordre politique d’une Europe des citoyennes et des citoyens reste à bâtir. Mais il transcende le dilemme qui suggère qu’un nouvel élargissement de l’UE mettrait en péril son approfondissement.  Ces vingt dernières années, l’UE a presque doublé le nombre de ses États membres – et perdu l’un d’entre eux, avec le Brexit en 2020. Malgré des fragilités, l’UE fait aujourd’hui face à des crises historiques. Ses précédents élargissements ne se révèlent en aucune manière comme des faiblesses, bien au contraire. Et pourtant, ce dilemme reste un frein puissant à l’élargissement, puisque l’adhésion de nouveaux États membres soulève des questions quant à la constitution d’une Europe politique. Mais comment celle-ci peut-elle donc voir le jour, si ce qui prime en matière d’intégration européenne à la fois entre les États membres et avec les pays d’Europe orientale et balkanique restent les logiques d’intégration par le marché et la bonne gouvernance ? L’enjeu aujourd’hui, avec la Communauté politique européenne, est de sortir par le haut du dilemme auquel l’Union ne semble pas trouver de solution, à savoir concevoir un élargissement menant de fait à l’approfondissement de son ordre politique.

Pour ce faire, l’Europe ne peut se contenter d’un rafistolage. La guerre en Ukraine est un moment charnière mettant au défi l’UE et sa capacité à se réinventer, plus encore qu’à faire simplement preuve de résilience. Si l’UE peut être tentée de privilégier le temps long, elle doit également donner à court terme des impulsions stratégiques. L’accélération du temps, qui affecte nos rythmes de vie, notre rapport à la technique, nos ordres sociaux, fait qu’aujourd’hui la géopolitique est avant toute chose chrono-politique13Le temps est devenu une donnée structurante de la politique. Il détermine aujourd’hui nos rapports à l’espace et à la géopolitique. Cf. Rosa Hartmund, Social Acceleration: A New Theory of Modernity, New York, Columbia University Press, 2013.. Or l’érosion dramatique de la crédibilité de l’UE en matière de politique d’élargissement dans les Balkans occidentaux ne trouvera pas de réponse rapide. Une nouvelle réforme des processus d’adhésion permettra peut-être à l’UE de retrouver le cap, mais elle ne constituera pas le signal fort et marquant d’un accomplissement dans le présent. L’Europe se construit aujourd’hui tout autant que demain, et elle se construit dans ses voisinages orientaux tout autant que dans les Balkans occidentaux.

Oser une Confédération, fer de lance d’une Europe politique en construction

C’est en gardant ces dilemmes en tête, et en pensant l’avenir à la lumière du passé, que l’idée mitterrandienne de Confédération européenne peut aujourd’hui servir de source d’inspiration : quelle forme cette nouvelle Confédération – ouverte aux pays non-membres de l’UE mais n’incluant pas nécessairement tous les pays membres de l’UE – pourrait-elle prendre pour répondre aux défis historiques se posant en Europe ?

Avant toute chose, il importe de concevoir cette Confédération comme une contribution à l’approfondissement de la construction européenne dans un domaine essentiel auquel l’UE peine à œuvrer : la constitution d’un dèmos européen. La Confédération européenne doit en quelque sorte servir de berceau pour une nouvelle génération de citoyens européens, qu’il conviendra d’éduquer en tant que tel, au travers de projets concrets. Cette éducation civique européenne, reléguée aux moindres des priorités de l’UE, sera la pierre angulaire de la Confédération et son levier d’Archimède vers la constitution d’une Europe des citoyens. Celle-ci pourra se bâtir de manière différenciée autour de trois axes : une certaine fédéralisation des systèmes éducatifs, la constitutionalisation de la démocratie européenne et la mobilité des plus jeunes.

Dans les écoles des États confédérés, l’enseignement de la citoyenneté démocratique, de l’histoire, de la culture, de l’éthique et des langues européennes devra faire partie intégrante du programme éducatif national. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Dans 11 États membres de l’UE, l’apprentissage d’une deuxième langue dans le secondaire n’est par exemple pas obligatoire. De même, on observe au sein de l’UE de fortes variations en matière d’éducation à la citoyenneté, avec nécessairement des résultats relativement inégaux, et une forte prévalence des conceptions nationales de la citoyenneté. L’éthique, la culture et l’histoire européennes, pourtant indispensables à l’émergence d’une conscience citoyenne européenne, sont peu mises en valeur en comparaison des enseignements scientifiques et technologiques. L’ambition de la Confédération sera donc d’accompagner les écoles (et les enseignants, qu’il faudra former en conséquence) à s’affirmer dans une mission de formation des futurs citoyens européens.

Pour cela, la Confédération devra donc s’attaquer à des prérogatives que se réservent les États membres de l’UE, en matière de politique d’éducation notamment. Mais elle pourra le faire en s’appuyant aussi sur des bases posées par le Conseil de l’Europe (Charte pour l’éducation citoyenne de 2010) ou l’UE (socle européen des droits sociaux de 2017). Car l’enjeu, avec la fédéralisation des systèmes éducatifs formels, sera de fournir un cadre commun permettant aux écoliers d’acquérir les bases de la citoyenneté européenne.

Cette fédéralisation supposera des convergences sur les curricula, certes, mais aussi et surtout des avancées préalables en matière de constitutionnalisation de la démocratie européenne. Il s’agit là du deuxième axe sur lequel devra se bâtir la Confédération. L’UE et le Conseil de l’Europe offrent un formidable point de départ, avec leurs engagements respectifs en matière de promotion de l’État de droit et de respect des droits fondamentaux (article 7, chartes et conventions, etc.). Des mécanismes juridiquement contraignants existent dans ces domaines, que les Cours européennes mettent en œuvre de manière extensive, et certains États membres ne cachent pas leur volonté politique de les étendre. Mais la consolidation de la démocratie européenne ne se résume pas à la promotion de l’État de droit et au respect des droits fondamentaux. Elle exige une constitutionnalisation des principes démocratiques au niveau européen, une extension de la juridiction des Cours dans le domaine, la transnationalisation des processus formateurs du droit, et la subordination des États confédérés à un ordre constitutionnel supérieur. Cette constitutionnalisation de la démocratie européenne (pour laquelle le droit primaire de l’UE ne fournit pas de définition) dotera les citoyens européens de nouveaux droits  et de nouveaux devoirs mais, surtout, contribuera à l’émergence de cette culture démocratique européenne, dont les écoles des États confédérés se feront le relais. 

Pour bâtir cette nouvelle génération d’Européens, la Confédération devra rendre tangible l’expérience de la citoyenneté européenne, en avançant la mobilité comme programme politique à l’âge où se forment les identités des citoyens en devenir. Des programmes d’échanges confédéraux devraient permettre aux enfants et adolescents de faire l’expérience de la mobilité européenne de manière répétée et de plus en plus intense. Ces programmes existent aujourd’hui sous formes volontaristes (Erasmus +) ou bilatérales (OFAJ), alors qu’ils devraient servir de levier d’Archimède pour l’émergence d’une Génération E (européenne) de citoyens. Les Balkans occidentaux disposent d’un modèle en la matière avec le programme Super School du Regional Youth Cooperation Office, que la Confédération pourrait étendre à l’ensemble de ses membres. Entre 10 et 18 ans, tous les élèves de la Confédération devraient être amenés à résider chaque année pour quelques jours, puis quelques semaines et enfin quelques mois dans un pays confédéré différent du leur. Cette expérience initiatrice, avec les échanges et les amitiés qui en découleront, marquera de manière profonde l’identité de cette génération européenne, et la préparera à leur engagement citoyen. L’instauration d’un service civique ou militaire européen, obligatoire ou interchangeable avec le service national, permettra de renforcer par la suite la mobilité des jeunes et de faire émerger ce sentiment de loyauté nécessaire à l’heure des débats sur les questions d’autonomie stratégique.

Une ambition aux antipodes d’une adhésion au rabais à l’UE

La constitution d’une telle Confédération, mettant la citoyenneté européenne au cœur d’un projet sous-tendu par une logique d’intégration fédérative, ne saurait être réduite à un simple approfondissement du programme Erasmus+. Car le niveau d’ambition auquel la Confédération doit prétendre ne pourra s’accommoder des cadres institutionnels de l’Union. La Confédération ne s’insèrera pas dans cette dernière, mais cherchera davantage à œuvrer à sa transformation.

D’ailleurs, le projet ne saurait être porté par les seules élites. Il importe au contraire de concevoir la Confédération comme un exercice de démocratie participative, préparant les futures générations d’Européens à leur rôle de citoyens. D’ici là, les peuples européens pourraient être amenés à se prononcer régulièrement sur le maintien ou non de leur pays dans la Confédération, en même temps que se tiennent les élections générales dans leur pays. Les partis politiques dans les États concernés ne pourront ainsi pas faire l’impasse sur ces questions fondamentales liées à la jeunesse, la citoyenneté, la démocratie et le fédéralisme.

Tous les pays européens devraient être appelés à rejoindre cette Confédération – les pays d’Europe orientale ou balkanique au même titre que les États membres de l’UE. Ses critères d’adhésion devront refléter l’essence et de dessein politique de l’organisation, à laquelle échoira un statut légal. Le pluralisme des partis, des élections libres, un système représentatif et une liberté d’information constitueront des critères d’adhésion a minima, que le Conseil de l’Europe pourra examiner. Mais l’essentiel, au-delà de ces critères figés, résidera dans l’orientation politique des aspirants à la Confédération, car l’adhésion impliquera un choix politique en faveur d’un nouveau fédéralisme européen, privilégiant l’émergence d’un dèmos européen. C’est donc aussi à l’Est et dans les Balkans occidentaux, vers ces pays dont la marche vers la démocratie est évidente, que la Confédération devra se tourner. Tous, y compris au sein même de l’UE, ne choisiront probablement pas de le faire : parce qu’ils s’opposent au transfert de prérogatives nationales ; parce qu’ils sont davantage intéressés par le renforcement des autoritarismes que par la consolidation des cultures démocratiques ; parce qu’ils ne conçoivent pas la possibilité qu’une Europe confédérale puisse un jour abriter un peuple souverain. L’approfondissement différencié de la construction européenne, auquel contribuera la Confédération, sera le fait audacieux d’une poignée d’États confédérés, au nombre desquels se joindront des pays non-membres de l’UE à qui la Confédération donnera un statut digne de leur engagement européaniste, et surtout la possibilité d’œuvrer dès aujourd’hui à la construction de l’Europe politique de demain.

Une telle Confédération ne constituera pas un obstacle aux réformes en cours dans l’UE, qu’il conviendra de poursuivre. Ces réformes avanceront à leur rythme, qu’il s’agisse de réformes des traités, de réformes sectorielles ou de réformes de la politique d’adhésion à l’UE. Dans tous ces chantiers, l’intégration différenciée gagnera vraisemblablement du terrain. La Confédération, elle, œuvrera à approfondir la construction européenne dans une dimension où les avancées sont les plus difficiles. Elle fournira en outre une plateforme au travers de laquelle les États confédérés les plus progressistes pourront agir afin de peser sur ces processus de réformes inhérents à l’approfondissement de l’UE. Et elle pourra se prévaloir d’une forte légitimité, compte tenu de l’accent mis sur la citoyenneté plus encore que les institutions.

Les prochains mois seront déterminants pour la construction européenne. La constitution d’une Confédération des Européennes et des Européens permettrait une quadrature du cercle historique. Approfondir le projet européen en le dotant d’une véritable âme politique, citoyenne et démocratique, tout en l’élargissant aux peuples partageant ces idéaux ; agir aujourd’hui en mettant en œuvre des projets concrets et audacieux, tout en façonnant les forces politiques qui demain mèneront la Grande Europe à son accomplissement ; et enfin, donner un nouveau souffle l’Europe tout en conservant l’Union et ses logiques d’intégration.

  • 1
    Thierry Chopin,  Lukas Macek et Sébastien Maillard, La Communauté politique européenne. Nouvel arrimage à l’Union européenne, Paris, Institut Jacques Delors, 18 mai 2022.
  • 2
    Roland Dumas, « Un projet mort-né : la Confédération européenne », Politique étrangère, n°3, 2001, 66ᵉ année, pp. 687-703.
  • 3
    Allocution de fin d’année de Francois Mitterrand le 31 décembre 1989.
  • 4
    Hubert Védrine, Jean Musitelli, « Les changements des années 1989-1990 et l’Europe de la prochaine décennie », Politique étrangère, vol. 56, n°1, 1991, pp. 165-177.
  • 5
    Jean Musitelli, « François Mitterrand, architecte de la Grande Europe : le projet de Confédération européenne (1989-1991) », Revue internationale et stratégique, 2011/2, n°82, 2011, pp. 18-28.
  • 6
    Frédéric Bozo, « The Failure of a Grand Design: Mitterrand’s European Confederation, 1989-1991 », Contemporary European History, vol. 17, n°3, 2008, pp. 391-412.
  • 7
    Milan Kundera, Un Occident kidnappé, ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, 1983.
  • 8
    Florent Marciacq, « L’Union européenne et les Balkans occidentaux: convergence sur fond de rivalités de puissance », Ramses 2022, Institut français des relations internationales, 2021.
  • 9
    Euractiv, « L’Europe fédérale d’Enrico Letta », 15 avril 2022.
  • 10
    Cf. le débat entre Lippmann et Dewey il y a un siècle : J. Dewey, Public and its problems, New York, H. Holt, 1927 ; J. Dewey, Democracy and education: An introduction to the philosophy of education, New York, Macmillan, 1916.
  • 11
    Jürgen Habermas, Après l’Étatnation, Paris, Fayard, 2000.
  • 12
    Voir le discours de Vaclav Havel, président de la République tchèque au Parlement européen.
  • 13
    Le temps est devenu une donnée structurante de la politique. Il détermine aujourd’hui nos rapports à l’espace et à la géopolitique. Cf. Rosa Hartmund, Social Acceleration: A New Theory of Modernity, New York, Columbia University Press, 2013.

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