Après la campagne éclair des législatives, à la suite de la dissolution décidée par le président de la République au soir des élections européennes du 9 juin 2024, on ne pourra désormais plus échapper au débat sur le fonctionnement de nos institutions. Il s’agit, selon Dorian Dreuil, membre de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, de mettre en adéquation notre architecture institutionnelle avec la pratique politique du moment et, surtout, avec les nouvelles exigences démocratiques de la société.
Le 9 juin 2024 à 21 heures, l’allocution du président de la République a donné le ton d’une symphonie du chaos qui n’a pas quitté la campagne des élections législatives anticipées jusqu’au 7 juillet à 20 heures. Le vertige politique provoqué par ce scrutin et la nouvelle composition qu’il entraîne nous mettent face à quatre enjeux démocratiques : tirer le bilan d’une campagne fulgurante, apprendre à nouveau la démocratie parlementaire, réparer le lien avec la société civile et penser les institutions de demain. Il s’agit de regarder d’un peu plus près la brièveté de cette campagne, d’en accepter les résultats et de jouer le jeu institutionnel de la démocratie parlementaire. Ensuite, apprendre à gouverner autrement et à réparer la démocratie sociale en restaurant le dialogue avec la société civile. Et après ? On ne pourra désormais plus échapper au débat sur le fonctionnement de nos institutions. Il ne s’agit pas là d’un caprice technique ou d’une lubie intellectuelle, mais de mettre en adéquation notre architecture institutionnelle avec la pratique politique du moment et, surtout, avec les nouvelles exigences démocratiques de la société. Les moments de bascule politique révèlent les hommes et femmes politiques de leur temps et leur capacité à changer de culture démocratique. Nous y sommes. Enfin ?
Sursaut démocratique ou démocratie en sursis ?
La poussière retombe à peine, car nous sortons d’un moment démocratique d’une rare intensité. Seulement quatre semaines de campagne, rythmée par une succession cacophonique de rebondissements politiques à faire pâlir les scénaristes de House of Cards, pour élire la prochaine législature et décider de l’avenir d’un pays. Une campagne éclair, l’une des plus courtes de notre histoire politique contemporaine, plus brève encore que celle de la précédente dissolution de 1997. Malgré le sursaut démocratique et une forte participation électorale, malgré l’intensité politico-médiatique qui en fait « l’événement politico-médiatique de la décennie », ce qui devait être une respiration démocratique fut en fait une asphyxie politique même si l’air paraît un peu plus respirable depuis.
Organiser un scrutin pareil en si peu de temps, tout constitutionnel que cela soit, était un défi logistique pour les communes et des milliers de volontaires (saluons-les), mais surtout une gageure qui questionne notre rapport au temps de la démocratie. Une durée limitée pour s’inscrire ou mettre à jour son inscription sur les listes électorales, renfermant plus de sept millions de personnes dans une situation de mal-inscription sur les listes. Un temps réduit pour faire une campagne de terrain, mener des débats et laisser l’opinion absorber les programmes, les enjeux. Un temps si court qu’il a, une nouvelle fois, relégué les enjeux du scrutin derrière celui des personnes. Les conditions d’organisation de ces élections législatives anticipées ne font que conforter la nécessité de moderniser notre système électoral en s’inspirant, par exemple, de nombreuses innovations autour du vote qui existent autour de nous. Par exemple, aux Pays-Bas, on ne vote pas seulement dans les écoles ou les mairies, mais aussi dans les gymnases ou dans les salles de sport, la démocratie s’invite alors dans les lieux de vie de citoyens. Les bureaux de vote y sont d’ailleurs ouverts plusieurs jours, le vote entre alors dans les discussions entre collègues, entre amis, en famille. En Finlande, à Malte ou au Portugal, il est possible de voter de façon anticipée pour les personnes à mobilité réduite ou en déplacement le jour du scrutin. Dans près de treize pays membres de l’Union européenne, il est aussi possible de voter par correspondance pour celles et ceux qui ne sont pas disponibles le jour du scrutin. Sans parler de la proportionnelle (ou plutôt des proportionnelles) ou de scrutin hybride qui est la norme partout ailleurs quand il s’agit de renouveler un parlement.
Si le moment politique était historique, il était aussi vertigineux que sidérant pour toute une partie de la société gagnée par un effet de « démo-anxiété », sentiment d’inquiétude largement renforcé quant à l’usure de notre vie démocratique. Une peur qui n’est pourtant pas nouvelle, à bien y regarder les enquêtes qui montrent année après année la méfiance grandissante des citoyens vis-à-vis des institutions. Cette crainte s’aggrave depuis 2022, depuis que toutes les légitimités démocratiques ont été peu à peu bousculées, de l’affaiblissement de la démocratie sociale et des corps intermédiaires lors de la réforme des retraites à l’utilisation sans précédent sous la Ve République de tous les outils constitutionnels permettant de limiter de la durée des débats, les votes bloqués permettant d’adopter des projets de loi sans un vote. Une « rationalisation du parlementarisme » à outrance alors que le sens de l’histoire et des urnes était à l’inverse : plus de débats parlementaires, plus de coalitions. Que de temps perdu à laisser s’affaiblir la démocratie représentative et le Parlement, quand bien même la configuration en majorité relative aurait dû amener à gouverner autrement, à instaurer la culture du compromis politique, à apaiser les débats politiques et à respecter la démocratie parlementaire ! Ces deux dernières années, le monde politique a continué de jouer avec les mauvaises règles du jeu. La vie démocratique a continué de vivoter dans une logique du fait majoritaire où, à de rares exceptions, il fallait choisir entre être en majorité toute relative ou en opposition totale.
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Abonnez-vousApprendre à nouveau la démocratie parlementaire
Nous avons manqué l’impérieuse occasion et la formidable opportunité de changer de culture politique et d’entrer pleinement dans les codes de la démocratie parlementaire. Elle se rappelle à nous aujourd’hui ; mieux, elle s’impose par elle-même. Les responsables politiques ont le devoir d’être à la hauteur de la nouvelle culture démocratique qui se dessine et de l’accompagner. Le message politique de 2022 était pourtant clair : il ne fallait pas rationaliser le Parlement, il fallait le laisser rythmer le débat démocratique, qu’il ait le dernier mot ou, au moins, qu’il puisse l’exprimer le plus souvent possible. Perdre un vote dans un hémicycle vaut mieux que de perdre la confiance des citoyens dans leurs institutions. Pour l’opinion, le cœur du pouvoir politique s’est déplacé du palais de l’Élysée à celui de Matignon et du Palais-Bourbon. Ce scrutin le confirme comme jamais dans l’histoire récente de la Ve République. L’Assemblée nationale et le Sénat sont redevenus le poumon de notre vie démocratique qu’ils sont censés être sur le papier de la Constitution. Cette sixième dissolution et les élections législatives anticipées n’ont dès lors fait qu’accélérer la reparlementarisation à marche forcée de notre système politique. Cette configuration est largement possible dans les institutions actuelles de la Ve République, à condition que celles et ceux qui en font l’usage changent de pratique politique. Cette campagne, qui s’est déroulée comme si nous étions dans une république parlementaire alors qu’elle est au fond hyper-présidentielle, amène à penser hors des cadres de nos réflexes habituels, dont celui du fait majoritaire. Pour toute une génération de responsables politiques, il faudra aller au-delà du formatage de la Ve République qui voulait qu’on ait raison tout seul ou qu’on s’oppose tout le temps. La démocratie parlementaire n’est pas (plus ?) dans la culture politique contemporaine française, mais elle l’a déjà été. La IIIe République en est le meilleur exemple de par sa longévité : on vit encore avec certaines de ses lois les plus belles, comme la liberté d’association en 1901. Mieux encore, la démocratie parlementaire fonctionne partout autour de nous. Notre système politique est une exception et non la règle des organisations institutionnelles sur le Vieux Continent.
La configuration inédite d’une Assemblée nationale sans majorité absolue et potentiellement très relative impose donc un troisième tour, celui des coalitions et des accords de gouvernement, puis du travail en commission et en hémicycle. Pour cela, il faut laisser du temps au temps. Celui de préciser un accord de législature, de s’accorder sur une méthode et un calendrier, de construire des majorités texte par texte ou de s’assurer qu’il n’y a pas de majorités plus fortes que celle qui gouverne. Il faut apprendre tout ce qui a été oublié : que le compromis n’est pas la compromission et que la coalition n’est pas une soumission. Désormais, les stratèges politiques et autres spin doctors devront laisser la série française Baron noir et les intrigues élyséennes pour la danoise Borgen, et particulièrement les épisodes ou Birgitte Nyborg arrivent à créer des coalitions parlementaires qui semblent improbables pour empêcher celle de l’extrême droite et de la droite républicaine. Si la référence de pop culture paraît ici intéressante, c’est qu’elle ouvre de nouveaux imaginaires dans la perspective de gouverner autrement par rapport à ce à quoi nous nous sommes habitués.
Gouverner autrement, au-delà du Parlement
Dans ce nouveau mode de gouvernance, il est aussi impérieux de réparer d’autres formes de légitimités démocratiques, et particulièrement celle de la démocratie sociale et de la société civile. Ces deux dernières années ont fait la démonstration que les corps intermédiaires étaient indispensables à la cohésion nationale en même temps qu’ils sont des capteurs de signaux faibles, des indicateurs de ce qui se passe dans la société. C’est le rôle indispensable de la société civile dans toute sa diversité, au sens que Tocqueville lui donnait, c’est-à-dire tous ceux qui assurent un rôle de médiation entre le citoyen et l’État. Une société civile qui a par ailleurs montré, ces dernières semaines, sa capacité de mobilisation citoyenne à mener une campagne éclair et qui a largement participé à la repolitisation d’une partie de la société. Syndicats, associations, ONG et fondations sont des véhicules de mobilisation indispensable pour une société de l’engagement.
Pour réussir ce défi, tout futur gouvernement qui voudra apaiser le débat politique devra donc changer de méthode et gouverner au-delà des murs du Palais-Bourbon et de l’hémicycle du Palais du Luxembourg. Il lui faudra évidemment trouver des compromis avec des députés et des sénateurs, mais aussi avec les partenaires sociaux, les représentants du monde associatif et de la société civile organisée représentés au Conseil économique, social et environnemental (CESE). En plus de renforcer la gouvernance politique, cette nouvelle méthode de gouvernance participera à apaiser le débat public et à redonner du souffle et du corps aux réformes à venir en garantissant son acceptabilité par le corps social. Si tout ceci peut paraître comme autant de complexité dans l’exercice du pouvoir, c’est en réalité le meilleur moyen de créer les conditions d’une démocratie complète et du quotidien.
Pratiquer autrement les institutions, dans ce qu’elles imposent et leur zone de silence, ne doit pas empêcher de penser leurs évolutions en prenant le temps et la méthode la plus respectueuse du processus démocratique.
Faire (enfin) évoluer nos institutions
Les institutions de la Ve République vont sûrement être quelque peu bousculées par la recomposition politique en cours, les nouveaux équilibres parlementaires à venir. L’actualité n’est pas sans raviver le débat presque aussi vieux que la Ve : faut-il ou non changer de Constitution et de régime ? Rappelons d’abord que de nombreux aménagements techniques sont possibles par la loi : mode de scrutin, modalité de vote et organisation des élections. Avant 1974, il n’était pas possible de voter avant 21 ans. Avant 1975, il était possible de voter par correspondance et par voie postale. En 1896, l’Assemblée nationale est élue à la proportionnelle par liste départementale à un tour. La constitution de la Ve République est largement saluée pour la stabilité politique qu’elle entraîne. Mais elle doit aussi sa longévité à sa capacité à s’adapter aux évolutions de la société. Depuis sa naissance en 1958, près de 25 révisions constitutionnelles ont été adoptées contre seulement 14 projets ou propositions qui n’ont pas pu aboutir.
Une Constitution ne peut se résumer à une liste d’articles ou à un propos de tribune. Elle doit aussi définir la philosophie du partage du pouvoir dans une société. L’histoire des différentes Républiques montre qu’un nouveau régime naît souvent d’une crise que le précédent système n’a pas su résoudre. La crise qui est sous nos yeux a un tout autre visage, il ne s’agit pas d’un conflit armé ou d’un coup d’État, mais du délitement continu de la confiance des citoyens en leurs propres institutions. Pour éviter que la rupture soit consommée, il faut s’extirper du temps court et sortir des chambres parlementaires pour user d’intelligence collective et permettre un débat apaisé autour de nos institutions. Le modèle de Convention citoyenne est à cet égard l’outil le plus élaboré aujourd’hui pour créer cette grande conversation nationale, et surtout pour co-construire une société plus démocratique, pour deux raisons.
D’abord, parce que ce débat dépasse largement l’approche technique et doit être l’occasion de laisser place au savoir d’usage, c’est-à-dire à celles et ceux qui sont les premiers concernés et donc les mieux à même de trouver des solutions aux maux du moment1Héloïse Nez, « Savoir d’usage », dans Guillaume Petit, Loïc Blondiaux, et al. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, DicoPart (2e édition)., GIS Démocratie et Participation, 2022.. La métaphore du philosophe américain John Dewey n’a jamais été aussi vraie : « celui qui porte la chaussure sait mieux si elle blesse et où elle blesse, même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut2John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. de Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 2010 [1927], p. 310. ». Il faudra donc que les experts, les élus, les constitutionnalistes et les analystes laissent place aux citoyennes et aux citoyens pour identifier une nouvelle architecture institutionnelle.
Ensuite, car la délibération est le meilleur remède pour apaiser une société gagnée par la polarisation. Les deux premières Conventions citoyennes ont montré que sur des sujets clivants, qui touchent à l’intime, il existait un chemin pour fabriquer du compromis politique. La délibération, c’est aussi le temps long, qui échappe aux campagnes éclair, aux intérêts mal définis, à la précipitation de l’époque. À bien y réfléchir, quoi de plus intime que le rapport des citoyens à leurs institutions ? Il en va bien plus que d’une cohorte d’articles et de procédures. Il y va de la dignité citoyenne de chacune et de chacun à se représenter dans la société politique. Il y va de penser au pouvoir citoyen autrement que par un bulletin de vote. Jamais les affects démocratiques n’ont été aussi prégnants qu’à travers les crises sociales de ces dernières années. Lors du mouvement des « gilets jaunes », est apparu dans l’espace public le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ; lors de la crise des retraites, le sentiment de déclassement des corps intermédiaires. Le pouvoir de vivre passe tout autant par le pouvoir de chaque citoyen, au-delà d’une élection, à se sentir pleinement acteurs de son environnement politique. En soi, c’est tout l’inverse du populisme autocratique promis par les ingénieurs du chaos démocratique.
Le président de la République avait annoncé la mise en place d’une troisième Convention citoyenne avant la fin de l’année 2024. À l’heure où la pratique politique accroche avec le fonctionnement de nos institutions et où de nouvelles exigences démocratiques sont nées ces dernières années, comment ne pas dédier cette convention à la question de la démocratie ? Le moment que nous vivons offre une occasion toute trouvée au chef de l’État pour déprésidentialiser notre régime, pour aller au bout de la révolution politique promise en 2017. Sans cela, la parenthèse se refermera en 2027 et les mêmes institutions produiront les mêmes méfiances vis-à-vis des institutions.
- 1Héloïse Nez, « Savoir d’usage », dans Guillaume Petit, Loïc Blondiaux, et al. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, DicoPart (2e édition)., GIS Démocratie et Participation, 2022.
- 2John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. de Joëlle Zask, Paris, Gallimard, 2010 [1927], p. 310.