La disparition totale ou partielle des partis communistes occidentaux a propulsé la gauche radicale dans une situation inédite. Pour l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation, Guillaume Origoni analyse les ressorts de ce nouveau phénomène.
Toutes les familles de la gauche sont entrées dans l’inconnu dès lors que fut entendu l’impact de la chute du mur de Berlin. L’effondrement de l’URSS n’a pas eu comme seule conséquence la victoire du modèle capitaliste, il a aussi rendu illégitime et inintelligible la contestation dans le camp des victorieux, en érigeant la démocratie de marché comme modèle universel.
Initialement, ce sont les sociaux-démocrates qui sont les moins touchés par l’onde de choc de cet effondrement car l’affaiblissement puis la disparition des partis communistes ont permis temporairement qu’ils ne soient peu ou pas débordés par leur gauche.
Cependant, la disparition totale ou partielle des partis communistes occidentaux a propulsé la gauche dans une situation inédite. En l’absence du PC, la gauche perd son outil pour la propagation de la culture politique populaire qui assurait la continuité historique et territoriale des idées anticapitalistes. Mais elle perd également un instrument de centralité autour duquel se structure l’adhésion ou le rejet. « Être de gauche » ou « être à gauche » depuis 1917 relevait d’un positionnement dont la balise était le PC. Lorsque les libertaires ou les autonomes exprimaient ne rien avoir en commun avec le PC, il était aisé de comprendre en quoi cette fonction de repoussoir permettait de construire une situation claire sur l’échiquier politique national.
Cette clarification est devenue complexe voire impossible et plonge la radicalité de gauche dans la confusion, tant elle compile dans ses franges les plus actives l’héritage du passé sans toujours en maîtriser les contours.
Il s’agit donc de saisir que la « radicalité de gauche » ne correspond pas à la « gauche radicale » mais à une « ultragauche » dont il faut éclairer formes et fonds.
Comment définir la gauche, l’extrême gauche ou l’ultragauche ? Quels sont les points de convergences et les césures ? Les militants d’ultragauche sont-ils en mesure de subvertir l’ordre démocratique comme l’avait suggéré dans la presse l’ancien directeur de la police nationale en déclarant qu’il existe en France un danger pré-terroriste ?
Gauche, extrême gauche, ultragauche : délimitations
Il est peu aisé de trouver un militant qui se définirait comme « d’extrême gauche ». Nous n’en trouverions quasiment aucun qui accepte que son activisme soit englobé dans l’appellation « ultragauche ». Dans la France de 2017, force est de constater que ceux que le sens commun classe à « gauche » soit récusent ce terme pour eux, soit rejettent son application à d’autres.
De prime abord, la gauche regrouperait les forces politiques égalitaires, ce principe impliquant la validation du suffrage universel, alors que l’extrême gauche s’incarnerait dans l’ensemble des groupes défendant une vision alternative de la société exogène au légalisme (« leur morale et la nôtre » selon la formule trotskiste) ; l’ultragauche resterait ancrée dans une volonté de transformation des règles sociales, de ses rapports de pouvoir, tout en s’affranchissant d’une organisation centralisée.
Une telle représentation est toutefois porteuse de nombreuses contradictions. En premier lieu, lorsqu’il est fait référence à la pratique extraparlementaire comme élément validant la désignation d’extrême gauche. En effet, s’il fallait accepter cet aspect comme discriminant, alors cela placerait de facto Lutte ouvrière ou le Nouveau Parti anticapitaliste comme ne relevant pas de l’extrême gauche puisqu’ils exercent leurs activités dans le cadre de l’article 4 de la Constitution. Or, si leurs objectifs et programmes sont bien porteurs d’un projet particulier et d’une vision alternative de la société, ces deux partis se soumettent régulièrement aux scrutins et ne pratiquent plus la violence politique – même s’ils ne demeurent pas convaincus par « les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » exprimés par l’article 4.
Diverses définitions ont été proposées sans aboutir à un consensus pérenne. Christine Pina exprimait ainsi la réticence des militants et des activistes face aux classifications : « l’extrême gauche est incontestablement un cas d’école, tant il semble malaisé de faire entrer sous cette expression des mouvements, organisations ou partis aux objectifs et aux formes difficilement comparables (…). Quel parti ou groupement se présente concrètement comme étant d’« extrême gauche » ? Les militants, sympathisants ou représentants de cette famille lui préfèrent des qualificatifs tels que « vraie gauche » ou « gauche ». (…) Il faut donc admettre que l’extrême gauche est une catégorie construite par des hommes politiques, des journalistes, des analystes. Les termes « gauche radicale » ou « gauche de la gauche » semblent désigner des catégories plus vastes ayant vocation à réunir les mouvements, organisations ou partis situés « à gauche » des partis communistes historiques. Ces expressions regroupent donc, au-delà de l’extrême gauche, aussi bien les mouvements anarchistes voire autonomes que l’ultragauche, ainsi réunis du fait de la radicalité des discours et/ou des modes opératoires divers dans lesquels le parti ne constitue pas a priori un type d’organisation obligé».
Cette volonté de circonscrire l’ensemble des mouvements a donné naissance à de nombreuses tentatives. Aucune n’est pleinement satisfaisante mais toutes admettent leurs propres incomplétudes. L’approche historique est incontestablement une aide au maillage théorique mais se heurte également aux innombrables courants et scissions qui constellent ce champ politique. Pour autant, c’est bien l’action historique qui permet le mieux de délimiter ces espaces. La première formation d’« extrême gauche » est probablement la Conjuration des égaux de Gracchus Babeuf lors de la Révolution française. Karl Marx la considérait d’ailleurs comme la première esquisse d’un parti communiste. Cependant, le marxisme trouve son application comme doctrine avec le léninisme. Qu’apporte Lénine par rapport à Marx ? Tout d’abord l’idée qu’il n’y a pas « une » révolution, mais des révolutions. Les hommes opèrent des mouvements non linéaires et reviennent parfois en arrière. Il faut donc une organisation forte. Le parti est l’outil qui soutient sa propre ligne et, par conséquent, il ne peut y avoir de droit au-dessus de la doctrine. Cette soumission du droit à la ligne du parti était selon Hannah Arendt l’une des caractéristiques des régimes dictatoriaux.
La discipline doit être absolue pour servir la doctrine et Lénine se sert de l’État pour mettre en place sa politique. Ainsi le parti est à la fois le socle de la doctrine et de l’État, et pour Lénine le peuple n’est pas souverain, la base est l’idéologie, préservée et mise en œuvre par le parti.
Au sein même des partis communistes, des groupes se forment en opposition à l’idée de cette place centrale du parti communiste dans le processus révolutionnaire et ne partageant pas l’idée d’une révolution uniforme quels que soient les pays et les histoires. Ce sont ceux-là mêmes qui seront désignés par Lénine comme «gauchistes» ou révisionnistes, comme les trotskistes et leur critique de la bureaucratie qui ralentit les réformes – notamment agraires – et pervertit l’essence de la lutte des classes. Le mouvement trotskiste en France a pris un essor important depuis les mouvements de mai 1968. Les représentants les plus organisés et installés dans l’histoire politique de l’Hexagone sont Lutte ouvrière (LO), La Ligue communiste révolutionnaire (LCR) dont une partie des militants a conflué dans le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) suite à l’auto-dissolution de la LCR. Le mouvement trotskiste suscitait un intérêt particulier pour le renseignement intérieur, notamment pour sa stratégie « entriste ». Parmi les révisionnistes, on trouve aussi les Luxemburgistes dont le nom est hérité de Rosa Luxemburg, inspiratrice et animatrice du Communisme révolutionnaire issu du Parti social-démocrate allemand (SPD). Rosa Luxemburg appartenait au courant spartakiste. Elle sera assassinée avec d’autres membres fondateurs du Parti communiste d’Allemagne (KPD) suite à la révolution avortée de 1918-1919. Le luxemburgisme est associé au conseillisme ou communisme des conseils.
L’anarcho-syndicalisme occupe pour sa part un segment idéologique et opérationnel spécifique au sein des révisionnistes. Il s’agit en l’espèce d’un courant ou d’une mise en application de la doctrine anarchiste dans la militance syndicale. Il ne faut pas y voir une forme de syndicalisme centralisé tel que nous en avons la représentation. Les modus operandi de cette pratique politique s’articulent autour de l’action directe, la décentralisation, l’autogestion, le fédéralisme. L’objectif est d’aboutir à une société libertaire – on parle aussi de communisme libertaire. Il est toujours représenté en France par la Fédération anarchiste (FA) ou la Confédération nationale du travail (CNT) dont l’origine est ibérique.
À la suite du second conflit mondial, ce sont les contestations étudiantes et ouvrières des années 1960 et 1970 qui ont catalysé de nouvelles formes de lutte qui étaient en rupture avec le centralisme des grands partis et des syndicats. On désignait alors ces mouvements comme « autonomes ». Les autonomes (il serait plus juste de parler d’«autonomistes») ou les « totos », selon une dénomination usuelle mais non forcément bienveillante, constituent généralement le courant auquel il est fait référence lorsqu’on utilise l’appellation « ultragauche ». Il est né en Italie au début des années 1970 en réaction au centralisme du puissant Parti communiste italien. Les autonomes répondent à deux problématiques qui se posent alors. La première est le contournement ou la mutation de la doctrine marxiste-léniniste, car les partis communistes occidentaux s’insèrent dans la pratique démocratique de la représentation parlementaire, actant de facto leur caractère réformiste. La révolution n’est alors plus un projet et encore moins un but. La seconde prend la forme d’un affrontement générationnel : les préoccupations politiques et sociales de la nouvelle génération de contestataires dépassent la question du prolétariat.
L’autonomie italienne s’est scindée en deux courants:
- l’opéraïsme (ouvriérisme) : il s’agit de la structuration de la lutte dans un parti ouvrier qui propose une boîte à outils intellectuelle et opérationnelle qui lui permettrait de s’organiser. En France, c’est le groupe Socialisme ou barbarie qui fait le lien avec Potere Operaio (POTOP) dont les représentants les plus emblématiques sont Toni Negri et Oreste Scalzone ;
- l’autonomie « classique » de Lotta Continua, qui résulte d’une scission avec l’opéraïsme et rompt avec l’idée d’un parti ouvrier.
Les autonomes constituent la matrice des groupes violents qui sont aujourd’hui désignés par la terminologie d’ »ultragauche». Il n’existe plus à ce jour de violence politique pérenne dont la base serait le marxisme-léninisme, les rapports annuels disponibles publiés par Europol attestent de cette très basse intensité. Il ne s’agit pas d’un mouvement unifié, unitaire et suivant une doctrine, un leader ou un groupe faisant office de leadership. Cette absence de leadership ne peut toutefois occulter l’émergence de personnalités qui influencent localement des groupes actifs.
Il serait vraisemblablement plus juste d’établir l’image d’une agrégation de groupes ou groupuscules agissants pour décrire l’ultragauche française. Cette agrégation constitue une mouvance qui possède des valeurs, méthodes et buts communs mais où chacun de ces groupes suit une voie qui lui est propre.
Médiatiquement, cela apparaît lors d’actes violents. Ce passage à l’acte est aussi le résultat de l’histoire, des représentations et des mythes fondateurs propres à chacun des agents sociaux impliqués. Lorsque la rencontre entre l’intime et le récit politique ou métapolitique coïncident, alors la violence devient une option. Cette possibilité est rendue réalisable par l’esprit de corps, les enjeux politiques de l’instant et la légitimation de l’autorité (le groupe affinitaire, le syndicat, le parti). On ne peut que déplorer l’utilisation d’un champ lexical inapproprié par les élus ou les hauts fonctionnaires en charge de la sécurité pour rendre compte des actes violents qui ont émaillé les cortèges contre la loi travail ou dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour ne citer que les exemples les plus emblématiques. Rappelons qu’une émeute n’est pas une révolte et qu’une révolte n’est pas une révolution. De la même façon, vandalisme et sabotage ne font pas appel aux mêmes intentions, pas plus qu’ils ne se nourrissent des mêmes modus operandi. Quant à la mise en garde contre « la guerre civile », elle semble aussi peu empiriquement démontrée que « l’insurrection qui vient ».
L’ultragauche est une mouvance active, parfois violente, mais isolée et qui n’est pas en mesure de produire une massification de la radicalité. Cet isolement est le résultat de l’atomisation de la radicalité de la gauche. L’unité, la doctrine et le leadership qui lui font défaut proviennent de la fragilité des passerelles existantes entre gauche traditionnelle (autrefois le PCF, il y a peu le Front de gauche), extrême gauche (autrefois la Gauche prolétarienne ou la LCR, aujourd’hui le NPA ou Lutte ouvrière) et l’ultragauche activiste. À l’image de notre société, la famille « gauche » est atomisée et peu de militants sont communs aux trois grandes familles (gauche traditionnelle, extrême gauche et ultragauche). Ces ponts idéologiques, ces passerelles opérationnelles sont également freinés par les sociotypes des militants des deux premières familles. Ancien d’Action directe, Jean-Marc Rouillan déplorait ainsi l’absence de projet politique faisant appel à la violence révolutionnaire en décrivant le portrait type d’un militant du NPA : « J’ai adhéré un temps au NPA lors de ma sortie de détention en 2010. Je n’y ai pas trouvé de gens ayant le désir de renverser la table et cela est facilement compréhensible car savez-vous qui sont les militants types de l’extrême gauche ? Des retraités, des professeurs, des travailleurs sociaux ou membres d’associations d’aide à la personne et quelques ouvriers de grands groupes industriels. Rien qui ne puisse faire naître une propension à la violence. Tout le monde est d’accord pour combattre le capitalisme à condition de ne pas donner ou recevoir de claques »
L’ultragauche est donc un espace isolé, polycratique et pluriel.
L’ultragauche française aujourd’hui
Il serait illusoire de prétendre à une quelconque exhaustivité sur l’ensemble des groupes et groupuscules qui peuvent être classés comme particules de la nébuleuse de l’ultragauche française. Par ailleurs, cela serait vraisemblablement inutile tant ses éléments recouvrent des réalités fluctuantes. Néanmoins, une approche stratificatrice peut être proposée comme ci-dessous :
Cette présentation par strate n’induit pas un cloisonnement entre les différentes tendances et segments de l’ultragauche française. Dans la pratique, il est courant qu’un militant antifasciste soit également membre d’une organisation anarchiste tout en publiant dans un média associatif. La coordination Paris-province est également fréquente, et il en va de même pour les connexions internationales. C’est l’ensemble de ces groupes et mouvements qui constitue la mouvance.
Les groupes antifas et les mouvements de jeunesses sont en pointe de la contestation et de l’action violente. C’est aussi dans ces groupes que se trouvent les individus les plus motivés, les mieux organisés et par conséquent capables de grossir les rangs informels des Black Bloks.
En effet, la mouvance de l’ultragauche française est structurée autour des mouvements antifas. Ils sont les héritiers du mouvement antiraciste dont l’ascension fut liée à la croissance du FN. Plusieurs de ces groupes décidèrent de s’unir afin d’affirmer une opposition physique sur les terrains d’expression du Front national : meetings, universités, quartiers. C’est pour répondre à cette logique locale et territoriale que le Comité national antifasciste (CNAF) est créé à la fin de 1986. Y étaient regroupés :
- SCALP: Section carrément anti Le Pen
- OCT : Organisation communiste des travailleurs
- MIL : Mouvement de libération ibérique
- GARI : Groupe d’action révolutionnaire internationaliste de Toulouse et de Lille, le CLAF (Comité de lutte antifasciste) de Marseille (ex-GAF), REFLEX de Paris et URGENCE de Lyon.
Il n’existe plus à ce jour en France d’organisations dont le but est uniquement dédié à la lutte contre le Front national. L’antifascisme revendiqué en 2017 relève à la fois du biais cognitif (il n’existe pas de danger imminent d’un basculement de la société française dans le fascisme) et de l’esprit libertaire hérité des années 1970-1980.
Les antifas français sont anticapitalistes, anti-autoritaires et élargissent leurs luttes aux problématiques sociétales et politiques traditionnelles, à savoir le sexisme, l’homophobie, le genre, l’antispécisme et l’islamophobie.
À défaut de voir l’ensemble d’une société transformée par la révolution, il est admis par l’ultragauche actuelle que le combat réside avant tout dans la possibilité d’agir sur les territoires qu’ils soient pérennes, temporaires ou symboliques.
Le maillage associatif qui est organisé par les associations de quartiers permet une occupation du terrain qui tend à rendre le territoire difficilement accessible à l’enracinement de l’ennemi politique (« Pas de quartiers pour les fachos, pas de fachos dans les quartiers »). Ce maillage est assuré par les squats, les bars associatifs, les salles de concerts, les clubs de sport, les librairies. Nous assistons à la volonté combinée de créer du collectif autour d’activités autogérées, ouvertes à tous et de diminuer la dépendance au capital et à l’État.
La maîtrise du territoire permet également une meilleure gestion de la surveillance policière, d’assurer une base arrière qui puisse être permanente et de placer sur une carte élargie les hypothétiques coordinations internationales.
Le territoire est géré de façon inclusive répondant ainsi aux besoins d’efficacité accrue dans la lutte pour l’hégémonie culturelle et nous pouvons alors comprendre en quoi cette logique inclusive est parfois un facteur de pacification : il crée de la socialisation qui dépasse le cadre de référence de la conflictualité.
Les Zones à défendre (ZAD) représentent les « zones de conflictualité continue » les plus emblématiques. Elles sont le laboratoire social d’une pratique anticapitaliste de la propriété privée. Le territoire est vécu comme le lieu des propositions d’organisations sociales alternatives. Ce sont des micro-sociétés basées sur l’entraide et la solidarité. Cependant, elles ne sont pas homogènes car les résidents et les activistes ne partagent pas toujours les mêmes objectifs, loin s’en faut. L’alliance temporaire est favorisée par les moments de luttes physiques contre la puissance publique ou privée. Le principe d’une ZAD est d’assurer une « base de vie » qui doit être défendue le plus longtemps possible du mode de fonctionnement néo-libéral.
Nous assistons ici à une logique défensive et à la perception d’un territoire forteresse.
Les sommets internationaux sont souvent sujets à des violences à l’intensité notable. Le niveau élevé de l’affrontement découle de la forte portée symbolique des enjeux débattus lors de ces rencontres internationales. Aux enjeux politiques se mêlent les enjeux territoriaux tant la présence policière et parfois militaire est perçue comme une invasion : l’État et ses « alliés » doivent reculer sur un terrain qui devient champ de bataille. L’action directe doit démontrer la faiblesse des pouvoirs constitués (le colosse aux pieds d’argile). La technique consiste dans le harcèlement continu des forces de l’ordre par les Black Bloks ou d’autres groupes affinitaires formés par l’effervescence instantanée que procure l’affrontement. La réappropriation de la diffusion de l’information reste également une préoccupation majeure. À défaut de gagner une guerre (la révolution, le grand soir…), il faut gagner des batailles.
Le territoire à conquérir est celui où l’État montre sa force. Il s’agit d’un territoire conquis dans une logique d’attaque perçue comme une riposte. La radicalité s’exprime avec une gradation qui n’est pas homogène, et qui renvoie aux subdivisions de « la gauche ». S’il est habituel de trouver des militants d’extrême gauche dans les groupes affinitaires lors de manifestations violentes, il est incongru de prêter au NPA ou à Lutte ouvrière une responsabilité dans les violences de ces dernières années à Notre-Dame-des-Landes, dans les cortèges contre la loi Travail ou encore lors de la COP 21.
Une partie de la gauche radicale est, quoiqu’elle en dise, réformiste, légaliste et se heurte – malgré les alliances de circonstances – à l’ultragauche révolutionnaire. Outre cette opposition de nature, il existe aussi un frein culturel à la massification qui se niche dans la propension systématique aux scissions, fractions, fractures et recompositions des groupes. C’est cependant l’impasse ontologique à laquelle doit faire face l’ultragauche qui constitue la contradiction majeure à résoudre. Virulente dans sa dénonciation des inégalités croissantes, elle ne peut à la fois dénoncer l’État comme entité oppressive, inutile, désuète et implicitement demander une régulation de l’économie.
La nouvelle génération peine à trouver ses propres penseurs et la sphère intellectuelle qui répondraient aux enjeux de ce début de siècle dans un contexte culturel qui lui est défavorable. « La droite a gagné ! C’est sur son agenda politique et autour de ses valeurs que s’articulent les problématiques sociétales aujourd’hui », admettent-ils.
On notera également que la société française et l’ensemble des démocraties libérales sont de plus en plus réfractaires à l’utilisation de la violence politique et à l’élévation du niveau de conflictualité. La violence politique est en décrue continue depuis le « long Mai 68 », et la société française reste de ce point de vue l’une des plus pacifiées. Par le passé, elle ne fut que peu touchée par le terrorisme de matrice d’extrême gauche ou d’extrême droite.
Elle doit toutefois faire face à l’apparition d’une violence imprévisible et pouvant prendre un caractère paroxystique : les émeutes dites de banlieue. Certains acteurs de l’ultragauche ont voulu y voir une violence de type insurrectionnelle en s’appuyant sur la rhétorique de la décolonisation. Cette confusion est entretenue sur le plan théorique par les Indigènes de la République et certains intellectuels publiés essentiellement par la maison d’édition La Fabrique. Un racialisme affirmé comme acceptable puisqu’il émanerait des « ex-colonisés » substitue la guerre des races à celle des classes, posant la question de la pérennité du positionnement à « gauche » de cette dynamique spécifique.
L’ultragauche reste en phase de réorganisation avec une motivation et une volonté d’accroître le niveau de conflictualité avec les forces de l’ordre, sans être en mesure de porter atteinte à l’État de droit.
Il n’en demeure pas moins que l’état de décomposition théorique, doctrinal et culturel de la radicalité de gauche dans son ensemble ne permet pas d’être optimiste. Dans sa tentative de compréhension d’un ordre mondial post-guerre froide, elle se révèle souvent incapable, par exemple, de mesurer la distance qui sépare la laïcité de la lutte contre l’islamophobie.
C’est par l’intermédiaire de cette cécité volontaire que ses membres confondent, pour un nombre certain d’entre eux, sentiment et analyse. On ne s’étonnera donc pas de trouver en son sein des supporters de Vladimir Poutine au nom de l’anti-impérialisme, des ré-informateurs proposant une version alternative des causes de la guerre civile syrienne favorables à Bachar El Assad, des antifas qui reprennent l’argumentaire nationaliste-révolutionnaire qui voient dans les provocations antisémites un instrument de la domination du sionisme, etc. Les dangers qui minent partiellement aujourd’hui cet espace semblent être le confusionnisme, le complotisme et l’antisémitisme.