Trente ans après, retour sur la genèse du RMI

La loi créant le Revenu minimum d’insertion (RMI) est la grande mesure sociale du second septennat de François Mitterrand. Promulguée le 1er décembre 1988, peu de mois après sa réélection, elle lui permet de renouer le fil des grandes réformes sociales, alors que celles effectuées au début de son premier mandat sont éclipsées par la rigueur économique inaugurée en 1982. Peu de réformes sociales ont fait couler plus d’encre que celle-ci, sa justification, ses modalités et son efficacité ayant depuis lors fait l’objet d’un débat quasi ininterrompu. Sans proposer une synthèse globale de ces enjeux, Matthieu Tracol éclaire les conditions historiques dans lesquelles cette loi fut adoptée, dans une atmosphère de consensus qui contraste avec l’âpreté des discussions intervenues depuis.

Aux origines, l’inquiétude des administrations sociales face à la « nouvelle pauvreté »

La création du RMI parachève une décennie de débats politiques et sociaux autour du thème de la « nouvelle pauvreté » et de l’ « exclusion ». Comme souvent dans les années 1970, le coup d’envoi en est donné depuis les sphères d’expertise de l’État. En 1974, par deux hauts fonctionnaires soucieux de pointer les lacunes du modèle social français instauré à la Libération. C’est tout d’abord René Lenoir, inspecteur des Finances et directeur de l’Action sociale au ministère de la Santé, qui publie début 1974 un ouvrage intitulé Les Exclus. Celui-ci connaît un grand écho médiatique (amenant après l’élection de Valéry Giscard d’Estaing son auteur à décrocher un secrétariat d’État à l’Action sociale) et contribue à mettre en lumière la persistance d’une importante pauvreté dans la société française, même après trois décennies de forte croissance économique et d’extension de l’État-providence. La même année paraît Vaincre la pauvreté dans les pays riches, écrit par l’économiste et polytechnicien Lionel Stoléru. Celui qui est alors conseiller dans le cabinet de Valéry Giscard d’Estaing au ministère des Finances y défend la nécessité d’une action vigoureuse, la croissance ne parvenant pas spontanément à l’élimination de la misère. Se faisant l’écho des débats traversant les pays anglo-saxons, il préconise ainsi la mise en place d’un impôt négatif pouvant garantir un revenu minimum pour tous. Au sein du Commissariat général du Plan, un groupe de travail avait également été mis en place, rendant ses travaux au même moment. C’est suffisant pour que les milieux réformateurs modérés qui gravitent autour de la revue juridique Droit social s’emparent de cette inquiétude : un numéro spécial, dirigé par Jean-Michel Belorgey, jeune maître des requêtes au Conseil d’État, est consacré fin 1974 à l’exclusion sociale. Parmi tous les spécialistes sollicités figurent Lionel Stoléru et René Lenoir, mais aussi le père Joseph Wresinski, fondateur de l’association ATD Quart-monde. Autant de noms que l’on retrouvera plus tard, et qui signalent une première cristallisation intellectuelle et sociale, même si la lutte contre l’exclusion présente un aspect fourre-tout et ne se limite pas à la lutte contre la pauvreté. La création de l’allocation aux adultes handicapés (AAH) en 1975 est dès lors un premier aboutissement de cette prise de conscience.

L’entrée de la société française dans l’ère du chômage de masse installe par ailleurs dans le débat public l’idée qu’une « nouvelle pauvreté » est en train d’apparaître. La question n’est donc plus seulement d’éradiquer des poches de pauvreté résiduelles, mais d’enrayer des mécanismes de paupérisation touchant les chômeurs (leur nombre dépasse le million en 1977, le double en 1982) mais aussi les familles monoparentales. « La pauvreté a changé de visage ; les pauvres ne sont plus essentiellement les personnes âgées, mais des jeunes, des actifs partiellement ou définitivement exclus du marché du travail, des mères sans qualification, victimes d’une séparation ou d’un divorce ». C’est en réaction à ces évolutions de la société qu’un certain nombre de nouveaux minima sociaux sont mis en place à partir de la deuxième moitié des années 1970 : l’allocation de parent isolé (API) est créée en 1976, et l’allocation veuvage en 1980.

Mais la question principale est celle du chômage. Tous les chômeurs ne sont pas en effet protégés par le système d’indemnisation français, car celui-ci est bâti sur un principe contributif qui conduit à devoir cotiser au préalable pour bénéficier d’une allocation, et conditionne la durée de versement de cette dernière à l’étendue de la période de cotisation préalable. De ce fait, les chômeurs de longue durée (dont le nombre ne cesse d’augmenter) et ceux qui n’ont jamais travaillé se retrouvent en marge du système d’indemnisation. Fait significatif, lorsque Valéry Giscard d’Estaing commande en 1980 un rapport sur la résorption de la pauvreté, il le confie à l’ancien délégué à l’Emploi, le conseiller d’État Gabriel Oheix. Celui-ci rend sa copie quelques semaines avant l’élection présidentielle de 1981 : il y préconise notamment de mettre en place un revenu de « soutien social » pour les catégories de personnes qui échappent aux mailles de la protection sociale. La question devient ensuite d’autant plus aiguë que l’organisme chargé d’indemniser les chômeurs, l’Unedic, connaît de graves difficultés financières.

Le rôle d’entrepreneurs de morale issus de la société civile

En dehors des cercles gouvernementaux, d’autres acteurs contribuent à la visibilité de la « nouvelle pauvreté ». Les années 1980 voient en effet l’irruption sur la scène publique de nombreuses organisations de chômeurs, dont une des principales est le « syndicat des chômeurs » de Maurice Pagat, très attentif à gagner l’attention des organes de presse. L’inquiétude sociale envers la pauvreté se matérialise également par la création des Restaurants du Cœur par Coluche en 1985, vite soutenu par une intense mobilisation médiatique qui culmine en janvier 1986 par un show télévisé destiné à stimuler la générosité des spectateurs. Dans un autre registre, l’association ATD-Quart monde, mouvement chrétien né en 1956 pour venir en aide aux plus pauvres (le « peuple du quart monde », qui veut voir reconnaître sa dignité), joue un rôle éminent pour sensibiliser l’opinion à ce phénomène. Son fondateur, le père Joseph Wresinski, déploie un intense activisme pour alerter les décideurs, en exploitant notamment son appartenance au Conseil économique et social, où il est entré en 1979. Le rapport qu’il rédige au sein de l’institution, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, rendu en février 1987, a une importance décisive. Chiffrant à 400 000 le nombre de personnes sans couverture sociale, il y propose la création d’un revenu minimum sous la forme d’une allocation différentielle (elle complèterait les prestations éventuelles déjà reçues par les personnes pauvres jusqu’à atteindre le plancher minimal retenu), versée en parallèle de la signature d’un « contrat projet d’insertion ». C’est la forme que prendra bientôt le futur RMI.

Il faut souligner le fait que ce contexte médiatique et social favorable contribue à diffuser l’idée qu’il est légitime d’en faire plus pour lutter contre la pauvreté : ainsi, un sondage réalisé juste avant l’élection présidentielle de 1988 montre que neuf Français sur dix se prononcent en faveur d’un revenu minimum garanti.

L’inscription à l’agenda politique

Cette nouvelle configuration politique et sociale est un terrain favorable à des expérimentations locales, d’autant que s’impose progressivement, dans le domaine des politiques sociales, un « référentiel d’insertion ». Comme l’a mis en valeur le sociologue Bruno Palier, il consiste à valoriser une approche globale des problèmes sociaux, à rebours du cloisonnement et du caractère aveugle qui résultent du fonctionnement habituel des institutions de protection sociale. Ce nouveau cadre de réflexion et d’action se déploie tout d’abord dans le domaine de l’insertion des jeunes, puis dans celui des politiques de la ville et de lutte contre la délinquance. Il privilégie l’action publique exercée au plus près du terrain, faisant collaborer administrations, associations et même les personnes cibles des politiques sociales, pour adapter au mieux l’intervention aux conditions concrètes du terrain. C’est dans ce cadre que quelques dizaines de collectivités locales instituent des allocations aux formes, durées et conditions variées, mais dont beaucoup sont différentielles et fonctionnent donc comme des compléments de revenus. À Rennes, une expérience est par exemple cofinancée en 1985-1986 par la Caisse d’allocations familiales et l’association ATD Quart Monde ; le conseil général du Territoire-de-Belfort, avec l’aide financière de l’État, met également en place en mars 1986 un « contrat-ressources personnalisé d’autonomie », modèle imité peu après par le département d’Ille-et-Vilaine, malgré le changement de majorité parlementaire qui vient d’avoir lieu. Le gouvernement Chirac, via une circulaire signée par le secrétaire d’État à la Sécurité sociale Adrien Zeller, favorise d’ailleurs de telles initiatives départementales. Celles-ci se multiplient, mais sans vraiment concerner un nombre important de bénéficiaires (12 700 personnes seulement sont concernées fin 1987).

La question émerge donc réellement comme un enjeu politique central au moment de la cohabitation. Juste avant les élections législatives de mars 1986, la ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale s’oppose encore à la généralisation d’un revenu minimum, en invoquant notamment le « risque élevé de fraude vis-à-vis d’un travail non déclaré » et le coût financier élevé d’une telle mesure. Le Parti socialiste s’était pourtant emparé de la notion dès le mois de décembre 1984, à l’occasion de sa convention nationale consacrée au thème « modernisation et progrès social » au cours de laquelle il se prononce pour un « revenu minimum […] garanti à tous ». La motion des rocardiens présentée l’année suivante au congrès de Toulouse avait aussi proposé l’instauration d’un « minimum social garanti » à négocier avec les partenaires soicaux. Des réticences demeuraient cependant, en raison notamment de la crainte d’installer un modèle de protection social « à deux vitesses », et du fait qu’une telle mesure puisse conduire à renoncer à retrouver le plein emploi. Elles sont surmontées lorsqu’une proposition de loi « tendant à instaurer un revenu minimum d’insertion » est déposée fin 1987 par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale. François Mitterrand, candidat à sa réélection, se saisit lui-même de l’idée dans sa Lettre à tous les Français, dans laquelle il affirme son « refus de l’exclusion » et rappelle (pour refuser la responsabilité de son apparition) l’ancienneté du problème des « nouveaux pauvres ». En termes quelque peu mélodramatiques, il met ensuite en scène sa promesse de créer un revenu minimum : « J’ai visité en février l’un des centres de Médecins du monde dans le Ve arrondissement de Paris. La petite foule qui s’y pressait attendait avec cette infinie patience des laissés-pour-compte, que les médecins, infirmières, assistantes sociales, étudiants, tous volontaires et bénévoles, fissent écouler la file des urgences, avec cette infinie patience de ceux qui savent qu’on n’arrive jamais au bout du malheur des hommes et que pourtant tout acte sauve. On parlait à voix basse, en cercle. Une jeune fille, des larmes sur les joues, regardait sans un mot le plafond. Tous portaient le vêtement des pauvres. Quelqu’un me dit : « Ils n’ont rien, absolument rien, ils ne peuvent rien, ils ne sont rien. » Par le jeu, en effet, des fins de droits, des papiers qu’on retire ou qu’on ne donne plus, la trace se perd d’une existence. « Ils ne sont rien. » Ces mots ne sont pas sortis de ma tête.

L’amendement Coluche » entendait parer au plus pressé. Mais un responsable politique en mesure de peser sur le sort de chacun a le devoir de refuser l’exclusion. Je demanderai donc au prochain gouvernement qu’un revenu minimum soit attribué aux victimes de la nouvelle pauvreté. Peu importe le nom qui lui sera donné, revenu minimum d’insertion ou revenu minimum garanti… L’important est qu’un moyen de vivre ou plutôt de survivre soit garanti à ceux qui n’ont rien, qui ne peuvent rien, qui ne sont rien. C’est la condition clé de leur réinsertion sociale. Comment financer ? En grande partie par le rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes. Les Français comprendront que celui qui a beaucoup aide celui qui n’a plus rien.

Campagne électorale oblige, la dernière remarque sur le financement de la mesure est une attaque directe contre son concurrent Jacques Chirac, dont le gouvernement avait supprimé l’impôt sur la fortune instauré après l’élection présidentielle de 1981. Après la réélection de François Mitterrand en mai 1988, la mise en place du RMI n’en prend pas moins une tournure relativement consensuelle.

Discussions et mises au point

Le gouvernement dirigé par Michel Rocard est en effet un gouvernement qui tente d’ouvrir sa majorité parlementaire vers le centre, ce qui conduit à l’entrée de quelques personnalités centristes en son sein, au rang desquels figure un certain Lionel Stoléru, nommé Secrétaire d’État chargé du Plan. Le gouvernement met très rapidement en marche la machine administrative conduisant à l’écriture de la loi, ce processus étant également marqué à sa manière par une volonté d’ouverture. C’est ainsi que le Commissaire au Plan nommé par le gouvernement Chirac, l’ancien collaborateur de Simone Veil Bertrand Fragonard, est placé en juillet à la tête d’une « mission pour le Revenu minimum d’insertion », pérennisée après le vote de la loi en une Délégation interministérielle au revenu minimum d’insertion (DIRMI) chargée de superviser la mise en place de la nouvelle prestation. Avec la conseillère sociale de Michel Rocard Marie-Thérèse Join-Lambert et le désormais député socialiste, rapporteur du projet de loi et président de la Commission des affaires sociales Jean-Michel Belorgey, il y sera une des chevilles ouvrières du RMI.

La loi elle-même est promulguée le 1er décembre 1988, après un intense processus de mise au point parlementaire qui a vu émerger une configuration politique originale. La loi est en effet votée à l’unanimité, même si les débats ont vu émerger d’importantes différences de conception entre les différents groupes politiques (au point que Jean-Michel Belorgey qualifia ce vote unanime de « vote de confusion », reflet d’un « débat sans dignité »). Au fond, la mise en place du RMI a été le résultat de « malentendus féconds ». Les motivations des uns et des autres étaient parfois opposées, sur le plan moral, économique ou politique. Le volet « insertion » de la loi illustre bien cet aspect. Pour la majeure partie des députés de droite, il s’agit de mettre en place la juste contrepartie que la société est en droit d’attendre de l’allocataire. Pour les socialistes en revanche, il n’est pas question de faire du RMI une allocation conditionnelle. Le compromis finalement élaboré repose sur le caractère contractuel du dispositif d’insertion, ce qui permet à la droite d’insister sur la force de l’engagement que doit prendre l’allocataire, alors que la gauche souligne que cette disposition interdit toute imposition autoritaire d’un programme d’insertion. Même ambiguïté quant à la possibilité éventuelle de suspendre l’allocation en cas de non respect du programme d’insertion : le débat oppose cette fois-ci le rapporteur Jean-Michel Belorgey, opposé à une telle mesure, au ministre de la Solidarité Claude Évin, qui souhaite en maintenir formellement la possibilité tout en affirmant qu’elle sera très peu appliquée.

Reste tout de même ce fait incontournable : la loi déclare dans son article 1er que « toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler, a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». La France rejoint la liste des pays offrant à ses citoyens une garantie de revenus, sous la forme d’une allocation différentielle prenant en compte les revenus des personnes concernés pour les rehausser au plancher défini par l’État. Celui-ci a été fixé de telle sorte à ce qu’il corresponde grosso modo à 80% du Smic, afin de ne pas dissuader les allocataires de rechercher un travail plus rémunérateur. Les moins de 25 ans sont exclus du dispositif, officiellement pour ne pas mettre en péril l’effort spécifique d’insertion des jeunes, mais les enjeux budgétaires ont également pesé dans la question. Le RMI est accessible aux étrangers, sous un certain nombre de conditions qui ont été assouplies sous l’effet des réclamations de certains députés socialistes. Il concerne aussi les DOM, même si un montant inférieur à celui de la métropole est instauré dans ces territoires.

Comme l’a souligné Bruno Palier, la mise en place du RMI a constitué « une grande nouveauté pour le système français de protection sociale » : c’est en effet la première prestation qui n’est pas « destinée aux travailleurs […] ni soumise à aucune autre condition que de ressources ». C’est aussi la première prestation sociale à faire l’objet, dès sa conception, d’une procédure très élaborée d’évaluation. Une commission nationale ad hoc a ainsi publié un rapport en 1992, d’où il ressort que les effets concrets du RMI en matière d’amélioration des conditions matérielles des plus pauvres ont été bien réels, mais que le volet insertion est resté très limité. Le nombre d’allocataires a en tout cas largement dépassé les attentes initiales : il dépasse les 400 000 dès 1990, et franchit le seuil du million en 1999. Cette large diffusion n’a pas contribué à apaiser le débat politico-social lui étant attaché, bien au contraire, elle aurait contribué à l’attiser. Les incessantes réformes de l’aide aux plus pauvres depuis trente ans, dont la principale consiste en la transformation du RMI en RSA en 2008, sont là pour en témoigner.

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