L’utilité politique du poste de Premier ministre est de plus en plus souvent interrogée. Supprimer le poste de Premier ministre est tout sauf anodin. Il implique en réalité la fin du régime parlementaire qui caractérise le régime de la Ve République. Il induit le passage à un régime présidentiel, souhaité par Émeric Brehier dans son dernier essai.
Il ne fait jamais bon d’être Premier ministre. Enfin, en France. Et sous la Ve République, évidemment. S’il est bien une chose communément admise, c’est bien celle-là. Nul n’a oublié les témoignages souvent poignants de nombreux Premiers ministres successifs décrivant avec délices, et parfois malice, les affres de cette fonction. Que l’on songe aux propos de Jacques Chirac après l’été 1976, ou ceux de Michel Rocard après l’été 1991. Leurs lettres de démission étaient d’ailleurs un plaisir absolu : de la forme « ne disposant pas des moyens » à « vous m’avez demandé de vous remettre ma démission »… chacune d’entre elles disait tout des conflits, ici à leur paroxysme, entre le président de la République et le Premier ministre. Ce couple est entré à ce point dans nos mœurs politiques que scruter leur état est devenu l’une des occupations préférées de tout commentateur de la vie politique française. Puisque le divorce ne peut être qu’inscrit dans l’ADN de cette relation. Et l’histoire, doit-on reconnaître, ne saurait donner complètement tort à cette vision. Michel Debré remercié par le Général de Gaulle à la fin de la période algérienne, Georges Pompidou toujours par le Général pour avoir pris trop de place lors de la crise de Mai 1968, Jacques Chaban-Delmas par Georges Pompidou dont le projet de « Nouvelle Société » ne correspondait guère au cœur électoral gaulliste, Jacques Chirac pour désaccords politiques trop prononcés, Pierre Mauroy sacrifié pour ouvrir une nouvelle période politique du premier septennat de François Mitterrand, Michel Rocard l’éternel compétiteur du président de la République d’alors, etc. Seul François Fillon parvint à demeurer tout au long du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Non pas que celui-ci n’ait pas été tenté de s’en séparer…
Cette réalité politique ne saute pourtant pas aux yeux dès lors que l’on se penche sur notre texte constitutionnel. Rappelons juste pour mémoire que l’article 8 dispose que si c’est bien le président de la République qui nomme le Premier ministre, c’est sur sa proposition que le président nomme les autres membres du gouvernement et qu’il met fin à leurs fonctions, et plus encore qu’il « met fin à ses fonctions (de Premier ministre) sur la présentation par celui-ci de la démission du gouvernement ». Et que dire du fameux article 20 qui dispose que « le gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l’administration et de la force armée », complété par l’article 21 précisant que « le Premier ministre dirige l’action du gouvernement » ? Tout dans le texte constitutionnel peut permettre ainsi au Premier ministre de mener effectivement les politiques publiques de la République. Et d’ailleurs, ce fut bien le cas lors des trois cohabitations que connut la France de 1986 à 1988, de 1993 à 1995 et de 1997 à 2002. Cohabitation : ce terme oublié désormais, désignant cette période politique où les majorités présidentielle et parlementaire ne coïncidaient pas. Cette disjonction politique étant permise par le décalage de la durée du mandat présidentiel de sept ans d’avec la durée du mandat des députés de cinq ans. Combien d’articles, de prises de position alors dénonçaient ce risque d’abord, cette réalité ensuite, de paralysie de l’action publique en raison d’un conflit d’orientation politique entre deux légitimités ! À tel point d’ailleurs qu’il ne fut pas rare d’entendre alors des appels à la démission du président de la République dont la majorité présidentielle était désavouée à l’occasion d’élections législatives. Il devait, le président de la République, en quelque sorte se soumettre ou se démettre ! Et ce fut bien François Mitterrand – ironie subtile de l’histoire – qui en 1986 refusa de se démettre et progressivement de soumettre (notamment à l’occasion du débat sur les ordonnances) et qui au final permis la « cohabitation » de ces deux légitimités. Et si certains esprits brillants défendirent alors la thèse d’un retour, au travers de ces périodes de cohabitation, à la vision originelle d’une Ve République parlementaire, d’autres militèrent avec entrain pour éradiquer du texte cette possibilité en instaurant le quinquennat et en « rétablissant » le calendrier électoral en faisant précéder les élections législatives de l’élection présidentielle, élection « reine » de la Ve République. Ce fut chose faite suite au référendum constitutionnel de 2000 sous l’impulsion de Lionel Jospin, alors Premier ministre… de cohabitation, avec l’instauration du quinquennat renouvelable une fois.
Depuis lors, force est de constater que le poids politique du président de la République est renforcé. N’en déplaise aux beaux esprits, c’est bien son élection qui mobilise le plus nos concitoyens. Bien loin assurément des élections législatives (même lorsque celles-ci se tenaient hors élection présidentielle comme ce fut le cas en 1997), mais également de toutes les élections locales, y compris les municipales. Loin de cette ode à la proximité, c’est bien l’élection présidentielle qui chez nos concitoyens remporte le plus de succès. Car ceux-ci ne s’y trompent guère : c’est bien de celle-ci que dépend la mise en œuvre des politiques publiques qu’ils réclament, ou redoutent. Sans oublier cette donnée par trop souvent mise de côté qu’est l’indispensable incarnation. Plus que jamais, c’est bien l’élection présidentielle, et donc le président de la République, qui structure la vie politique française. C’est bien ce dernier à qui est confié la tâche de diriger le pays et c’est à lui que les Françaises et les Français réclament des comptes. Les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande, avec des logiques internes bien différentes, l’ont démontré. À l’envi. Et celui d’Emmanuel Macron ne déroge pas à la règle. Dans ce cadre, l’utilité politique du poste de Premier ministre est de plus en plus souvent interrogée. Interrogation somme toute parfaitement légitime. Supprimer le poste de Premier ministre est tout sauf anodin. Il implique en réalité la fin du régime parlementaire qui caractérise, en partie à tout le moins, le régime de la Ve République. Il induit le passage à un régime présidentiel. Et si la France dispose d’une histoire constitutionnelle riche, celle-ci n’est que peu favorable à une telle option. Pourtant, elle permettrait de remettre à plat notre système démocratique en rebâtissant une république présidentielle et des contre-pouvoirs. Après tout, ceci autoriserait de prendre acte de la prééminence de l’élection présidentielle dans le cœur de nos concitoyens (ce qui n’est pas une mauvaise chose dans une démocratie) et obligerait à repenser un système où le Parlement dispose des pouvoirs pour contrôler l’action de l’exécutif et de redonner du sens aux contre-pouvoirs et corps intermédiaires. La disparition du poste de Premier ministre n’est pas un gadget ou une lubie. C’est une option lourde de sens qui mériterait d’être examinée plutôt que d’être prise avec condescendance.