Sourds et malentendants : quelle accessibilité aux médias ?

C’est inédit : Média’Pi! – un média en ligne bilingue qui propose des articles d’actualité nationale et internationale en langue des signes et en français –, la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop ont réalisé une grande enquête – la première du genre – auprès des sourds, malentendants et signants. Son objectif ? Mesurer la façon dont cette population se sent ou non intégrée à la société et quelles difficultés elle peut rencontrer dans son quotidien, mais aussi prendre le pouls de la perception qu’ont les Français dans leur ensemble de la population sourde et malentendante.

De nombreux enseignements sont à tirer. Sur le plan de la perception chez l’ensemble des Français, trois éléments sont à noter : d’abord, la moitié des personnes interrogées (46 %) déclare « être tout à fait à l’aise » face à des personnes sourdes ou malentendantes, et plus de 70 % des sondés affirment qu’ils aimeraient pouvoir apprendre la langue des signes (LSF) s’ils en avaient la possibilité. Enfin, il faut aussi signaler que la majorité des sondés a une conscience aiguë des difficultés que peuvent connaître les 5 et 7 millions de sourds et de malentendants1Selon les chiffres de 2008 de la DRESS. en France puisque les « difficultés pour les relations sociales » ou les problèmes d’accès aux services publics sont des éléments spontanément cités par l’ensemble des Français.

En outre, l’intérêt majeur de cette double étude est le fait d’avoir pu interroger les personnes sourdes et malentendantes elles-mêmes. Le premier effet miroir avec la perception des Français est le fait que près de la moitié des sondés sourds et malentendants (48 %) considère que leur principale difficulté est la méconnaissance de leur situation par le reste de la population. Voilà un résultat intéressant qui invite chacune et chacun à travailler toujours plus pour œuvrer à une meilleure compréhension. L’accès aux services publics ou au monde professionnel reste aussi le principal point d’achoppement constaté par la communauté sourde, malentendante et signante. Toutefois, d’autres difficultés sont à souligner, notamment celle qui concerne l’accès à l’information, mise en avant par près d’un quart des répondants.

Il apparaît intéressant de s’attarder sur ce point. Comment les médias traitent-ils cette question de l’accessibilité de leurs programmes aux sourds, malentendants et signants ? Ont-ils déjà mis en place des dispositifs ? Tous les programmes sont-ils concernés par les difficultés soulignées ? Que de questions d’autant plus importantes à l’orée d’une année de campagne présidentielle !

Sur ces points, deux grandes tendances apparaissent lorsque nous interrogeons les personnes sourdes, malentendantes et signantes dans notre enquête : d’abord, les médias ont globalement fait de nombreux efforts. C’est ce que répondent spontanément 58 % des personnes interrogées. Dans le détail, 35 % de ces 58 % estiment que les médias ont « plutôt » fait ce qu’il fallait, façon de dire qu’il reste du chemin à parcourir, quand 23 % considèrent que ce qui a été d’ores et déjà mis en place est « tout à fait satisfaisant ».

Peu de surprise à constater que la télévision est le premier média vers lequel se tourne la communauté des sourds, malentendants et signants pour s’informer ou se divertir. Plus de 53 % des répondants la placent en premier et 71 % en second ; la télévision domine donc sans partage, les sous-titres et les interprétations en LSF étant des outils précieux pour assurer l’accessibilité aux contenus.

Des efforts substantiels

Dans un rapport récent qui date de 2020, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), qui veille autant à la représentation du handicap à l’antenne qu’à l’accessibilité des programmes, fait plusieurs constats. D’abord, sept chaînes sur onze montrent une évolution à la hausse de leur volume horaire de programmes sous-titrés : trois chaînes du groupe France Télévisions (France 3, France 4 et France Ô), deux chaînes du groupe Canal (Canal + et C8), W9 et TMC.

Toutes chaînes confondues, les deux chaînes d’information en continu du service public (France info et France 24) sont celles qui proposent les volumes de programmes sous-titrés les plus élevés. Parmi les chaînes privées, BFMTV est celle qui propose le plus de sous-titrages. En revanche, concernant la LSF, une baisse du volume horaire a été constatée sur trois chaînes d’information en continu (CNews, France info et LCI).

Ainsi, les personnes interrogées considèrent que le dispositif mis en place est « suffisant » pour suivre des films (86 %) ou un documentaire (66 %). Il en va de même pour leur relation aux médias numériques qui sont une bouffée d’oxygène réelle pour l’accès à l’information. Ce sont donc des médias qu’il est important d’investir si tant est que l’on désire passer une information importante à la communauté des sourds, malentendants et signants, bien qu’il repose souvent sur la maîtrise de la langue écrite. Aussi, afin de ne pas laisser de côté une partie des internautes sourds, il convient de concevoir des sites très visuels, avec notamment des vidéos en LSF. Côté réseaux sociaux, ils sont 29 % à les utiliser pour s’informer. Surtout, ces derniers sont utiles pour toucher un public jeune, puisque 46 % des sourds et malentendants de moins de trente-cinq ans s’informent sur les réseaux sociaux, contre seulement 25 % des trente-cinq ans et plus.

Problème d’accès aux JT, aux événements sportifs et aux débats politiques

En revanche, des points d’achoppements subsistent. Malgré les efforts entrepris par les médias constatés par le CSA, 47 % des répondants jugent insuffisante la qualité du sous-titrage des journaux télévisés, 58 % d’entre eux font un constat encore plus sévère pour ce qui est des événements sportifs, notamment les matchs de football. Un résultat qui montre que ces moments de communion télévisuelle, qui rassemblent une immense partie de la population, restent donc très difficilement accessibles à la communauté des sourds, malentendants et signants. Voilà un point qui pourrait être pris en compte par les chaînes diffusant de tels événements afin de permettre une meilleure intégration à la communion collective de cette population qui ressent une difficulté à se sentir totalement intégrée dans la société.

L’autre point d’achoppement important, et cela l’est d’autant plus à l’orée d’une année de campagne présidentielle, c’est le constat sans appel dressé par les répondants à l’étude qui jugent pour 69 % d’entre eux « insuffisante » l’accessibilité des débats politiques. Un brouillage de compréhension qui, s’il peut être imputable aux responsables politiques eux-mêmes qui parlent en même temps dans une forme de brouhaha généralisé, est aussi évidemment de la responsabilité des chaînes de diffuseurs de débats pas assez soucieux de rendre accessible la discussion. « Les débats politiques sont complexes à rendre intelligibles pour la communauté sourde et malentendante tant les discussions peuvent être croisées. Clairement, il faudrait une capacité à mettre plusieurs écrans et médaillons à l’écran avec des traducteurs en langue des signes ainsi que des sous-titres plus rapidement décryptés à l’antenne. Nous travaillons sur ces questions, mais elles sont aussi une question de moyens mis sur le sujet », confie-t-on à la Fondation Jean-Jaurès chez France Télévisions. Clairement, il apparaît est que, malgré l’intérêt porté à la question de l’accessibilité, celle-ci ne passe pas toujours en premier dans l’ordre des priorités.

« La langue des signes est une langue naturelle, il ne s’agit pas d’un “outil d’accessibilité”. Créer un média où les informations sont produites par les professionnels sourds permet de vérifier les informations en conformité de la “philosophie sourde” et de notre logique de vie. C’est bien de se battre pour l’accessibilité des informations réalisées par les entendants, il ne faut pas lâcher, mais cela signifie-t-il que les sourds n’ont rien à dire ? Qu’ils n’ont rien à montrer ? Qu’il n’y a pas de débats internes ? Et la professionnalisation des journalistes sourds est importante (en plus des métiers annexés tels que les techniciens qui ne s’amusent pas à couper les mains sur l’écran !) », contextualise Noémie Churlet, comédienne, animatrice de télévision et fondatrice de Média’Pi!. Pour Noémie Churlet, « l’accès à l’information est un droit qui concerne tous les citoyens », y compris les personnes sourdes et malentendantes.

Face à ce constat qui laisse augurer – peut-être – un désintérêt pour les débats politiques à la télévision de la part de la communauté sourde et malentendante, il serait intéressant de réfléchir collectivement à la façon dont les choses pourraient être améliorées.

L’importante question de la représentativité

Au-delà de l’accessibilité aux informations, l’autre dimension importante dans l’optique d’une meilleure intégration de la communauté sourde et malentendante est la question de la représentativité des personnes handicapées au sens large au sein des programmes télé, mais aussi des fictions télé. Sur ce sujet, le CSA a élaboré une charte que les chaînes sont engagées à adopter. Il s’agit d’engagements annuels de progression pouvant être réalisés par les chaînes. Ainsi, elles doivent veiller à :

  • ne pas assigner les personnes handicapées à leur handicap en faisant en sorte que les personnes handicapées interviennent dans les médias de manière inclusive, en les sollicitant au sujet de tous les domaines de la vie sociale, politique, économique, culturelle, etc. ;
  • changer le regard sur le handicap en présentant le handicap de manière positive et inclusive sans se contenter d’approches compassionnelles ;
  • partager les bonnes pratiques, utiliser les mots justes en créant des passerelles entre les chaînes pour qu’elles s’inspirent mutuellement de leurs bonnes pratiques et en accompagnant les rédactions pour un usage des mots justes lorsqu’elles abordent le handicap, notamment par la mise à disposition d’un lexique ;
  • évaluer les résultats dans les bilans des chaînes qui feront également l’objet d’une présentation lors d’une réunion d’un comité annuel de suivi.

Des pistes de travail intéressantes tant on mesure combien l’accessibilité ainsi que la représentativité et donc la place du handicap dans l’imaginaire collectif est cruciale pour permettre une intégration toujours plus importante de la communauté des sourds, malentendants et signants. Les médias, les créateurs de fiction, les journalistes, ainsi que les concepteurs de programmes, notamment politiques, ont donc un rôle important à jouer. C’est en partie ce que vient rappeler cette étude inédite réalisée par l’Ifop, Média’Pi! et la Fondation Jean-Jaurès.


Chiffres clés sur les sourds et malentendants

Il y a, en France, entre 5 millions et 7 millions de sourds et de malentendants2Selon les chiffres de 2008 de la DRESS.. Il y a entre 70 000 et 100 000 sourds de naissances3Selon les chiffres de 2007 de la Haute Autorité de santé., les autres connaissent une surdité évolutive dans le sens d’une aggravation.

Un bébé sur mille est né sourd. Dans la population, on estime qu’il y a 300 000 sourds, dont un tiers pratique couramment la LSF (100 000 personnes). 34 % d’entre eux (102 000 personnes) sont inactifs, du fait de la difficulté d’accès à l’emploi, aux loisirs et du fait de la situation d’isolement dans laquelle ils se trouvent.


Les deux enquêtes

Deux enquêtes ont été réalisées par la Fondation Jean-Jaurès et Média’Pi! , en collaboration avec l’Ifop :

  • une enquête auprès des sourds, malentendants et signants, menée auprès d’un échantillon de 2664 personnes, dont 2530 se définissant comme sourdes, 496 malentendantes et 2571 signantes (LSF). Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 8 au 26 avril 2021, à partir de fichiers de contacts fournis par Média’Pi!. Une version du questionnaire en langue des signes était proposée aux interviewés.
  • une enquête auprès des Français pour mesurer leur perception des sourds et malentendants. L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1021 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentation de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 31 mars au 1er avril 2021.
  • 1
    Selon les chiffres de 2008 de la DRESS.
  • 2
    Selon les chiffres de 2008 de la DRESS.
  • 3
    Selon les chiffres de 2007 de la Haute Autorité de santé.

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