SNCF : le gouvernement a-t-il gagné la bataille de l’opinion ?

Le gouvernement a-t-il gagné la bataille de l’opinion sur la réforme de la SNCF ? Alors que le second mouvement de grève débutait ce dimanche 8 avril, Chloé Morin, directrice de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, et Marie Gariazzo, directrice des études qualitatives du département « Opinion et stratégies d’entreprise » de l’Ifop, analysent de ce que disent les Français de ce conflit.

Les sondages semblent indiquer un soutien majoritaire des Français au projet de réforme de la SNCF. 56% des Français pensent que le mouvement social n’est pas justifié (une progression de 2 points par rapport au 3 avril dernier), et 62% souhaitent que le gouvernement aille jusqu’au bout de la réforme « sans céder aux mobilisations et aux grèves » (contre 51% la semaine dernière).

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour pouvoir se prononcer sur la suite des événements et sur un possible retournement de l’opinion dans les semaines à venir. La prise de parole d’Emmanuel Macron prévue jeudi prochain constituera sans doute une étape importante dans la gestion de ce mouvement social. Les verbatims que nous avons pu recueillir permettent, cependant, de mieux comprendre la façon dont les Français s’approprient les éléments du débat.

Deux paramètres participent de toute évidence au soutien majoritaire que les Français apportent au projet de réforme de la SNCF : l’adhésion à l’idée que le statu quo n’est pas souhaitable, d’une part, et de l’autre, la difficulté des cheminots à convaincre qu’ils défendent l’intérêt général au-delà de leurs intérêts particuliers.

Premièrement, l’ouverture à la concurrence de la SNCF est majoritairement associée par les personnes interrogées à une démarche de modernisation et de transformation non seulement nécessaire, dans un souci d’adaptation (« nous sommes au XXIe siècle, la SNCF ne peut plus fonctionner comme avant »), mais également perçue a priori comme plutôt positive pour le client final. L’adhésion à ce projet de réforme repose sur l’idée que le statu quo n’est pas satisfaisant (qualité de service, ponctualité, prix) et sur l’espoir que l’ouverture à la concurrence, par le choix élargi qu’elle offre, pourra aboutir à une amélioration du service rendu et à une bataille sur les prix bénéfique pour les clients (« on paiera enfin le train moins cher »).

Cette perception est d’autant plus ancrée que la SNCF est aujourd’hui perçue comme « une entreprise vieillissante », « une vieille dame surendettée », voire un « État dans l’État » qui aurait toujours résisté au changement, avec une qualité de service qui s’est fortement dégradée (« les trains sont toujours en retard, les gares sont sales, c’est une telle corvée de prendre les transports »). Cette idée s’appuie sur la comparaison avec les télécoms, ou avec le vécu personnel des salariés interrogés qui sont nombreux à faire part d’une expérience certes difficile mais inéluctable d’adaptation à l’intensification de la concurrence. « Aucune raison que certains échappent aux efforts ».

Chez ces soutiens à la réforme, le fait que le débat n’aille que très rarement sur le terrain – très sensible, lorsqu’il est évoqué – de la suppression des petites lignes par souci de rentabilité renforce l’adhésion : la transformation s’accompagne dans les perceptions d’un meilleur service rendu, avec un maintien des fondamentaux du service public auquel les Français sont attachés.

Ceux qui agitent comme un épouvantail une possible privatisation de la SNCF sont très minoritaires parmi les personnes interrogées – comme si, à mesure que l’emprise des grandes idéologies s’est affaiblie dans l’opinion publique, certains mots autrefois porteurs d’une charge symbolique importante, comme le mot « privatisation », avaient perdu de leur force. Il est à ce titre intéressant de noter que, bien qu’ils soient nombreux à utiliser par habitude le terme « d’usager », les Français interrogés se comportent clairement en « clients », en attente de qualité et de compétitivité des prix, ayant intégré la culture et les exigences du « business », alors même que la SNCF s’est longtemps distinguée de cette culture pour préférer s’inscrire dans celle du service public.

Les préventions idéologiques et de principe à la réforme étant structurellement affaiblies par l’air du temps, le statu quo – qualité de service, dette accumulée… – semblant insupportable ou intenable, l’importance de réformer le transport ferroviaire et la SNCF semble ainsi actée pour de nombreux Français.

Deuxième pilier sur lequel repose l’adhésion à la réforme : les mouvements de grève et l’argumentation déployée par certains opposants focalisent l’essentiel de l’attention sur une seule des mesures du projet de réforme, à savoir celle portant sur le statut des cheminots. Ainsi, pour beaucoup, il n’est plus tant question de réforme ou de transformation du système ferroviaire français, de service rendu par la SNCF à moyen et long terme, mais plutôt d’une réforme catégorielle du statut des cheminots. Rares sont d’ailleurs ceux qui évoquent concrètement l’impact réel de cette mesure en termes financiers (dette) ou de modernisation. La grève se résume pour eux au fait que « les cheminots se battent pour leurs privilèges ».

Cette notion de « privilèges », qui revient de façon récurrente dans les verbatims recueillis, dit tout de l’injustice ressentie par certains (notamment parmi les catégories populaires) ou du refus de soutenir ce qui est vécu comme un particularisme injustifié dans une société où « chacun défend son bifteck » et où « chacun doit contribuer à l’effort » (« il faut remettre à plat tous les avantages qui n’ont plus lieu d’être, on est au XXIe siècle », « je ne soutiens pas du tout car ils sont toujours en grève pour en demander toujours plus alors que dans le secteur privé, ils n’ont pas tous ces acquis », « il est demandé à tous les Français de faire des efforts, les cheminots doivent en faire aussi. La France a vécu au-dessus de ses moyens pendant des années »). Le fait d’être mis en difficulté dans un contexte de perturbation des transports renforce la prise de distance par rapport au mouvement social : « c’est une honte pour les cheminots de bloquer le pays ». Pour beaucoup, ce mouvement social s’additionne avec les précédents, alimentant l’image de « cheminots qui font toujours grève », de « syndicats qui s’opposent contre toutes les réformes » et d’usagers « pris en otage », injustement « mis en difficulté ».

Comme souvent – nous l’avions constaté lors du débat budgétaire, avec la réforme de l’ISF – un symbole politique historiquement fort, en l’occurence le statut des cheminots, tend donc à orienter, voire à écraser, le débat. Le fait de s’attaquer aux cheminots, qui symbolisent pour beaucoup à la fois les « privilèges » et la résistance au changement, voire l’héritage d’un siècle dépassé, permet d’autant mieux au gouvernement de prétendre incarner la modernité et l’aspiration à l’égalité dans la répartition des efforts.

Finalement, c’est bien parce s’articulent d’une part un refus du statu quo et, d’autre part, un mouvement social qui n’offre qu’une lecture catégorielle que le gouvernement peut continuer, pour le moment, sur sa lancée.

Malgré un soutien majoritaire au projet de réforme, le chemin de la réforme n’est pas dénué d’embûches pour le gouvernement. En effet, les éléments exposés ci-dessus faisaient partie de l’équation de départ, plutôt favorable à la réforme. Par certains aspects, les débat des dix derniers jours entre gouvernement et syndicats ont polarisé l’opinion, renforcé beaucoup de Français dans leurs certitudes. Cependant, il reste des carences manifestes dans la pédagogie que le gouvernement a fait de la réforme, des manques que ces derniers jours n’ont pas réussi à combler. Ainsi, au-delà de la nécessité de « sortir du statu quo » ou de faire partager les efforts par ceux que l’on considère avoir été préservés jusqu’ici, le sens concret de la modernisation de la SNCF reste assez flou pour beaucoup. Cette absence de sens profond – que l’on retrouve dans d’autres domaines  de réformes – pourrait s’avérer dangereuse pour le gouvernement si l’opinion venait à considérer, à force d’usure, que la paralysie de leurs transports quotidiens est un trop grand prix à payer pour s’attaquer à quelques privilèges et éponger quelques milliards d’euros de dettes.

On commence en outre à retrouver, ici et là, chez les opposants certains arguments déployés par les syndicats depuis plusieurs semaines – preuve qu’ils parviennent, malgré leur handicap de départ, à faire porter certaines idées. Par exemple, l’argument selon lequel la dette n’a rien à voir avec le statut des cheminots et que, plus globalement, les richesses produites ne seraient pas mises au service du plus grand nombre. Pour certains, « il y a de l’argent gaspillé dans plein de domaines, qui irait mieux aux travailleurs » plutôt que profiter à certains privilégiés. Cette réforme se rattache donc, par petites touches, à une grille de lecture plus globale, où le gouvernement est perçu comme œuvrant avant tout pour les plus forts, et fragilisant les autres à travers une détérioration du service public.

En outre, certains opposants interrogés se méfient par principe des conséquences d’une ouverture à la concurrence. Bien que cette opposition soit avant tout de nature idéologique – et donc confinée à la sphère la plus politisée et militante –, elle s’appuie sur des exemples étrangers, qui aux yeux des répondants démontrent une baisse de la qualité des services et une hausse des prix.

Bien que de manière plus marginale – le gouvernement ayant désamorcé ce débat assez tôt, même si les opposants en laissent planner la menace –, la peur que ne soient supprimées certaines lignes revient dans certains propos : « la fermeture des petites lignes m’inquiète, c’est condamner à mort les petites agglomérations qui n’auront plus d’écoles, de médecins, etc. ».

De manière plus générale, il semble pour beaucoup que notre société ultra-individualisée et de moins en moins politisée offre peu de perspectives à une réelle convergence des luttes – le terme de « lutte » étant en soi trop « idéologique » pour fédérer largement, dans un pays méfiant envers tout ce qui ressemble de près ou de loin à une manœuvre politique, et jugeant la mythologie des luttes de la rue largement dépassée. Cela dit, la multiplication des mécontentements catégoriels pourrait sans doute aboutir à une situation de blocage, dont la responsabilité pourrait finir par changer de camp et être attribuée au gouvernement. Si, à ce stade, bien peu d’opposants reprochent au gouvernement une posture trop fermée, voire une certaine arrogance – comme ce fut le cas ces derniers jours dans les médias –, le gouvernement devra prendre garde à ne pas paraître obstiné et rigide dans sa démarche. En effet, le souhait du dialogue est majoritaire (56%, selon un récent sondage Elabe), et le désir de ne pas humilier et opposer les catégories sociales entre elles reste fort en toutes circonstances.

Par ailleurs, on ne peut exclure que l’opinion finisse par reprocher au gouvernement de ne pas parvenir à régler efficacement des situations de perturbations dans les trains, les avions, les universités, les Ehpad, etc.

Enfin, même si chacun a fortement tendance à regarder midi à sa porte, ces projets de réforme dessinent aux yeux de certains les contours d’une précarisation et d’une fragilisation des salariés du public qui interrogent sur la qualité du service public que le gouvernement souhaite préserver à terme… « On commence par les cheminots, et après… ! » ; « les hôpitaux, les EHPAD, on voit la suite ». On mesure bien là l’importance, pour le gouvernement, à faire davantage percevoir le sens de cette réforme – un sens qui ne peut se réduire à la punition de quelques privilégiés ou à la réduction de quelques milliards de dettes : à défaut, une grille de lecture en cours de constitution pourrait proposer une alternative, notamment à gauche. Cette réforme s’inscrit en effet, pour les opposants les plus virulents, dans une longue histoire d’affaiblissement, par les gouvernements successifs, des services publics et du principe d’égalité qui en est le fondement.

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