« Shrinkflation » : un concept qui ne passe pas

En fournir moins pour le même prix : l’utilisation par les industriels de l’inflation masquée ou shrinkflation provoque l’indignation des consommateurs et des associations. En cause : un manque de transparence qu’il serait bon de corriger, ainsi que le demande Sophie Coisne, rédactrice en chef adjointe de 60 millions de consommateurs, dans cette note pour l’Observatoire Marques, imaginaires de consommation et politique de la Fondation.

« Pratique sournoise », « sale méthode », sentiment de s’être « fait avoir »… Sur Facebook, les membres du groupe « Shrinkflation et dérive Fr dénonce » ne décolèrent pas. Plusieurs fois par mois, ils partagent des photos de produits prises dans les supermarchés pour documenter la shrinkflation (contraction de l’anglais to shrink, réduire, et d’inflation). Cette stratégie commerciale, également connue sous le nom d’« inflation masquée », consiste à diminuer le poids ou le volume d’un produit tout en maintenant son prix. Ici, le fromage râpé E. Leclerc s’est allégé de 25 grammes ; là, les protections périodiques Always se comptent par 28 au lieu de 30… « Avec une diminution de tarif ? », demande systématiquement le modérateur du groupe. La réponse, négative, est, en général, commentée à l’aide d’émoticônes furieux, plus éloquents qu’un long discours. Car les industriels pointés du doigt n’ont pas communiqué sur la réduction du contenu. Ce qui rend ce type d’inflation difficile à détecter et renforce, chez l’acheteur, la sensation d’avoir été berné.

Une pratique décriée mais parfaitement légale

Cette indignation, perceptible également sur d’autres réseaux sociaux et dans le courrier des lecteurs de notre magazine1Laura Hendrikx, « Sucrines chez Carrefour : l’inflation masquée ne passe pas inaperçue », 60 millions de consommateurs, 27 septembre 2023., est-elle représentative du sentiment des consommateurs ? Tout porte à le croire. Elle a d’ailleurs été exploitée en août et septembre derniers par Intermarché et Carrefour. À quelques jours d’intervalle, ces deux enseignes ont dénoncé des produits concernés par la shrinkflation, à coup d’affichettes dans les rayons et d’interviews. « On est au comble du cynisme », jugeait Alexandre Bompard, PDG du groupe Carrefour, sur BFMTV, à propos des géants de l’agroalimentaire épinglés (PepsiCo, Procter & Gamble, Unilever…)2« Shrinkflation: « On est dans le comble du cynisme », affirme Alexandre Bompard (PDG Carrefour) », BFM TV, 3 septembre 2023.. Avec une certaine mauvaise foi : son groupe pratique lui aussi cette inflation cachée sur ses marques de distributeur3Lionel Maugain, « L’invité du 6h20 », France Inter, 11 septembre 2023.. Mais en dénonçant cette pratique portant sur 150 références, les enseignes pouvaient espérer mettre la pression sur les marques en vue des futures négociations commerciales, s’attirer la sympathie de consommateurs indignés et stimuler leur report vers leurs propres marques de distributeur. Une colère d’autant plus facile à attiser que les fabricants désignés allaient bien plus loin qu’une simple diminution de contenu à prix constant : ils augmentaient simultanément le prix facial, conduisant par exemple à une hausse tarifaire de 68% pour une boîte de pommes de terre rissolées Findus ou de 113% pour les croquettes vitalité adultes de Pedigree4Frédéric Bianchi et Gaëtane Meslin, « Doritos, Findus, Pampers, Lipton… Ces marques qui réduisent les portions et augmentent les prix », BFMTV, 5 septembre 2023..

Lorsqu’elle atteint un tel niveau, on peut considérer la shrinkflation insupportable, voire indécente. « Ce n’est pas moral dans la situation actuelle d’avoir des produits qui arrivent en plus petit grammage et plus chers », estimait en septembre 2023 Dominique Schelcher, PDG de Système U, sur France Inter5Dominique Schelcher, « L’invité du 8h20 », France Inter, 12 septembre 2023., tandis que Bruno Le Maire s’emportait contre ce qu’il nommait « une arnaque » : « Je trouve ça totalement révoltant »6Jérôme Chapuis, Salhia Brakhlia, Jean-Rémi Baudot et Agathe Lambret, « Prix du carburant, shrinkflation, GNR… Le 8h30 de franceinfo de Bruno Le Maire », Franceinfo, 7 septembre 2023.. La shrinkflation n’en est pas moins parfaitement légale. À partir du moment où un fabricant indique le poids (ou le volume) de son produit sur l’emballage, il a toute latitude pour en fixer le prix. Et rien ne l’oblige non plus à en informer le consommateur par une bannière « nouveau format » ou l’inscription du nouveau poids à côté de l’ancien, barré.

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Les premiers exemples de shrinkflation remontent aux années 1980

Cette pratique est loin d’être nouvelle. L’économiste John Gourville, de la Harvard Business School, situe un des premiers exemples américains en 1988. Le paquet de café moulu de la marque Chock full o’nuts était alors passé de 450 à 369 grammes (puis à 326 grammes en 2004)7John T. Gourville et Jonathan J. Koehler, « Downisizing price inseases : a greater sentivity to price than quantity in consumer markets », Social Science Research Network, 2004..

L’industriel utilise, en général, cette stratégie pour maintenir sa rentabilité et rester compétitif. Pour justifier son utilisation, Findus avançait en septembre 2023 « d’importantes hausses de prix de la part de ses fournisseurs ces derniers mois (pommes de terre, huile, énergie, fertilisants) » conduisant à «des pertes qui ne sont pas soutenables pour l’entreprise »8Yves Puget, « Shrinkflation : la réponse de Findus à Intermarché », LSA, 9 septembre 2023.. Selon John Gourville, les derniers pics d’utilisation de la shrinkflation coïncident effectivement avec les ralentissements économiques récents : la crise des subprimes de 2008, la guerre en Ukraine depuis 2021. C’est d’ailleurs en 2008 que 60 millions de consommateurs a publié son premier article sur les « techniques pas toujours glorieuses » mises en place « discrètement » par des industriels9Lionel Maugain, « Comment les marques camouflent les hausses de prix », 60 millions de consommateurs, n°431, octobre 2008.. On parlait alors d’inflation masquée, mais pas encore de shrinkflation.

Face aux difficultés économiques, l’immense majorité des fabricants choisissent d’augmenter le prix de leurs produits. La technique est simplissime, mais désagréable pour le consommateur : non seulement il s’en aperçoit très vite, mais il est parfois contraint de se détourner du produit devenu trop cher pour son budget. Ce phénomène s’observe particulièrement en France depuis le début de l’inflation. Entre août 2022 et août 2023, le prix des marques nationales a augmenté de 16,2%, provoquant un report des Français vers les marques de distributeur et en particulier les premiers prix, de 40 à 50% moins chers (+ 20% de ventes de janvier à août 2023)10Amine Meslem, « Les nouveaux rois des rayons », 60 millions de consommateurs, hors-série n°142S, novembre-décembre 2023..

À l’inverse, la shrinkflation semble n’avoir que des avantages pour l’industriel. Son recours permet de maintenir le paquet de chocolats, de couches, de chips… à un prix de vente supportable pour l’acheteur, du moins en apparence. Le maintien de l’emballage évite le coût de conception d’un nouveau packaging. Le retrait de quelques unités du paquet ne coûte rien non plus. Enfin, cerise sur le gâteau, « les consommateurs ne le relèvent pas. Ils vont remarquer une augmentation de prix mais rarement que le produit a été allégé de 25 ou 50 grammes», note Edgar Dworsky, fondateur de consumerworld.org11Marcy Kreiter, « Explaining ‘Shrinkflation’: An Increasingly Common Phenomenon », The Food Institute, 4 juin 2021., raison pour laquelle les industriels ne communiquent presque jamais sur les changements réalisés.

Pour quel résultat sur les ventes ? John Gourville et le spécialiste du comportement Jonathan Koehler, de l’université du Texas, en ont donné un éclairage en 200412Ibid.. Ils ont étudié l’évolution des prix, de la taille du contenu et des ventes au détail de quatre produits sur le marché américain, sur 145 semaines d’affilée. Tous ceux-ci ont alors connu une inflation masquée, l’un d’eux en connaissant même trois. « Les diminutions de quantité survenues au cours de la période ont eu peu ou pas d’effet sur les ventes », notent les chercheurs, « ces résultats suggèrent que les consommateurs (…) sont relativement insensibles aux variations de quantité ». Et John Gourville et Jonathan Koehler de conclure que les entreprises « auraient intérêt à maintenir leur marge en réduisant la quantité contenue dans leur produit».

Une pratique bien plus marginale que ne le laisse croire la couverture médiatique

En dépit des 150 produits épinglés en France en septembre dernier et des photos des consommateurs attentifs, l’inflation masquée reste marginale. Le Bureau américain des statistiques du travail (BLS) réalise un relevé permanent des poids et des prix des produits, en vue d’établir un indice des prix à la consommation. Selon l’économiste Kari McNair, une vérification spécifique est menée sur les produits suspectés de shrinkflation. Entre 2015 et 2021, le secteur qui a eu le plus recours à l’inflation masquée aux États-Unis est celui du papier à usage ménager (papier toilette, papier absorbant, mouchoirs…)13Kari McNair, « Getting less for the same price ? Explore how the CPI measures “Shrinkflation” and its impact on inflation », Beyond the Numbers: Prices and Spending, US Bureau of Labor Statistics, vol. 12, n°2, 2023.. Mais cela ne concerne que 1,9% des produits de ce secteur. Suivent les snacks (0,54% des produits concernés), certaines pâtisseries (0,37%), le thé (0,27%) et les couches pour nourrissons (0,25%). À notre connaissance, un tel suivi rapproché des produits subissant la shrinkflation n’existe pas en France.

En 2022, l’association Foodwatch dénonçait la manœuvre réalisée « en catimini » par plusieurs marques. « En moyenne, le panier composé de ces six produits épinglés par Foodwatch a vu son poids diminuer de 12% mais son prix au kilo ou au litre augmenter de 25% », notait-elle14Foodwatch, « La taille des aliments diminue en catimini tandis que les prix gonflent », communiqué de presse, 1er septembre 2022.. Sur un panier précis, cette inflation cachée peut paraître importante. Son impact sur l’inflation générale est toutefois « minuscule », selon Kari McNair, qui conclut : « Si les consommateurs peuvent remarquer la shrinkflation à l’épicerie, elle n’a qu’un très faible impact sur l’inflation à laquelle ils sont confrontés tous les jours. »15Ibid.

Des expériences pour tester l’aversion des consommateurs pour la shrinkflation

L’inflation masquée bénéficie donc d’un éclairage particulièrement important au regard de son effet réel sur l’ensemble des prix. Dès lors, comment expliquer que cette pratique marginale déclenche tant de passion ? Sans doute par l’aversion qu’elle génère chez les consommateurs. Un sentiment que Ioannis Evangelidis, de l’Esade à Barcelone, a documenté récemment. Dans un article à paraître dans Marketing Science16Ioannis Evangelidis, « Shrinkflation Aversion: When and Why Product Size Decreases are Seen as More Unfair Than Equivalent Price Increases », Marketing Science, sous presse., le chercheur expose les expériences qu’il a menées sur plusieurs centaines de volontaires afin de tester leur perception de l’inflation masquée. Ioannis Evangelidis est parti des travaux du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman. En 1986, ce dernier montrait que le consommateur peut trouver une augmentation de prix juste si les profits de l’entreprise sont menacés17Daniel  Kahneman et al., « Fairness as a Constraint on Profit Seeking: Entitlements in the market », American Economic Review, vol. 76, n°4, p. 728, 1986..

Un consommateur d’aujourd’hui pourrait-il trouver la shrinkflation juste, elle aussi ? Ioannis Evangelidis a cerné le sujet en exposant les volontaires à des cas concrets. Par exemple, celui d’une entreprise de fabrication de chips confrontée à la hausse de ses coûts de production. Elle décide de ne pas augmenter son prix mais de diminuer le contenu de ses paquets. Cette situation est-elle acceptable ou injuste ? Et si l’entreprise n’a pas de difficulté économique et qu’elle diminue le contenu ? Et si elle communique sur la diminution de volume de son produit ?

Les résultats de cette étude, qui nécessitent d’être confirmés, sont intéressants. Ils montrent tout d’abord que le consommateur est davantage déçu par la shrinkflation d’un produit plutôt que par une simple augmentation de prix, même si l’une et l’autre aboutissent à une même hausse de prix. Cette déception repose sur l’inquiétude de ne pas repérer la manœuvre. À juste titre. Les stratagèmes qu’utilisent les industriels pour dissimuler la réduction de volume sont nombreux : ajouter de l’air dans l’emballage de chips, rehausser le fond d’une bouteille, retirer quelques chocolats du paquet, rogner sur la superficie des mouchoirs en papier… Le fabricant en profite parfois pour «changer la couleur, la matière ou le design de l’emballage. Grâce à cette combinaison de changement de taille et de nouveau design, le consommateur peut percevoir une valeur ajoutée au produit et ne pas se rendre compte de la diminution du contenu », note Kari McNair, du Bureau des statistiques du travail américain18Ibid..

Autre résultat de Ioannis Evangelidis : l’aversion du consommateur pour la shrinkflation est diminuée si l’industriel est transparent et qu’il communique sur la réduction de volume combinée au maintien du prix. S’il évoque des difficultés économiques à l’origine de ce changement (comme l’a fait Findus en septembre dernier), la pilule passe encore mieux : il s’agit du seul cas de figure où le consommateur peut trouver la shrinkflation juste.

Une piste d’encadrement : obliger les entreprises à plus de transparence

C’est donc avant tout le manque de transparence des industriels, et non la fréquence du phénomène, qui nourrit l’indignation du public envers l’inflation masquée. Cette observation confirme les pistes proposées actuellement pour l’encadrement de cette pratique. Dans une pétition lancée en septembre 2022, Foodwatch exhortait les signataires à « exiger des industriels et distributeurs de s’engager pour une information claire en face avant des produits, signalant ces changements de format afin que cette pratique ne puisse plus s’opérer à votre insu ». L’initiative a reçu plus de 50 000 signatures19Foodwatch, « Stop à la shrinkflation : masquer l’inflation en réduisant la taille des aliments », 1er septembre 2022..

Début 2023, la ministre déléguée chargée du commerce, des petites et moyennes entreprises, de l’artisanat et du tourisme, Olivia Grégoire, a évoqué la possibilité de transformer l’application mobile du site SignalConso (destiné à détecter des problèmes sanitaires)20Cécile Prudhomme, « Moins de produits alimentaires pour le même prix : la « shrinkflation » en marche », Le Monde, 18 janvier 2023.. Elle pourrait permettre aux consommateurs de faire remonter des cas de shrinkflation. Si l’outil peut être intéressant, il mettrait la responsabilité de la détection de cette pratique dans les mains des consommateurs et non des fabricants. Ce qui ne ferait que renforcer l’indignation que ressentent les Français. En septembre dernier, Bruno Le Maire assurait préparer un texte de loi dans lequel « une disposition obligera les industriels à faire figurer de façon très visible la réduction du contenu quand ils gardent le même packaging »21Ibid.. Il n’est pas encore écrit. Mais il est certain qu’une telle transparence, une fois rendue obligatoire, limiterait le sentiment du consommateur de s’être fait « arnaquer » comme il l’exprime souvent. Pas sûr toutefois que cela mette fin à la shrinkflation. Elle présente, on l’a vu, trop d’avantages pour l’industriel

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