Les notions de science et de progrès sont à l’horizon de la pensée et de l’action de Jaurès et ont irrigué une multiplicité de ses écrits – depuis de substantielles œuvres philosophiques et historiques jusqu’à des articles de presse quotidiens en grand nombre. L’historienne Anne Rasmussen donne son analyse.
« À chaque civilisation son outillage mental », soulignait l’historien des Annales Lucien Febvre. Pour ce grand spécialiste du xvie siècle, on n’aurait su comprendre la religion de Rabelais en isolant l’individu du cadre mental et de la sensibilité de son époque. Ainsi Febvre montrait que l’incroyance et le rationalisme n’étaient pas pensables, stricto sensu, au XVIe siècle, et qu’alors la science « faisait anachronisme ». Pour saisir, dans ses différentes dimensions, la relation que Jaurès entretenait à la science et au progrès, il nous faut adopter la même démarche, en raccordant cet individu singulier, Jean Jaurès, fût-il à l’origine d’une œuvre exceptionnelle, à l’outillage mental propre à son époque. Or Jaurès « habite » ce XIXe siècle qui, aux yeux de ses contemporains, « s’appelle le siècle du progrès », selon la formule hugolienne. Les écrivains sont en effet de bons témoins des représentations qui s’imposent. En ce qui concerne le progrès, ils l’ont célébré, tels Hugo ou Michelet, ou raillé, tels Balzac, Baudelaire ou Flaubert. « C’est la foi de notre âge et c’est la bonne », affirme Pierre Larousse dans l’article qu’il consacre lui-même au « Progrès » dans son Grand Dictionnaire, dont les volumes paraissent durant la jeunesse de Jaurès. L’idée de progrès est étroitement conjuguée à celle de science, elle aussi devenue une topique de la fin de siècle. Dans les années 1870, qui consacrent l’avènement du régime républicain, l’historien et philosophe Hippolyte Taine fait ainsi le constat qu’à « la raison » du XVIIIe siècle (pièce maîtresse de l’outillage mental des Lumières) a succédé « la science » au XIXe : « Tout le progrès des cent ans est là. » Son interlocuteur Ernest Renan, autre grand intellectuel savant contemporain du jeune Jaurès, dans son ouvrage fameux, L’Avenir de la science – qu’il a écrit lors de la révolution de 1848, mais n’a publié qu’en 1890 – décrit la science comme « la chose sérieuse », à laquelle sont attachées « les destinées de l’humanité et la perfection de l’individu ». Elle est en somme, selon Renan, « une religion ».
Ainsi, difficile d’être, dans la société du temps de Jaurès, plus éloigné de l’armature mentale dont Febvre dressait le tableau pour le XVIe siècle. À la vision de l’avenir fondée sur l’eschatologie chrétienne et l’espoir du salut a succédé une grille de lecture progressiste et séculière des attentes logées dans le progrès – selon la promesse terrestre du seul et vrai paradis –, où le changement vers le mieux, qu’il soit technique, social, politique ou même moral, s’arrime dans la raison et la science. Cela ne signifie pas pour autant qu’ait régné de manière exclusive la vision optimiste des thuriféraires du progrès, qui ont pris au XIXe siècle divers visages politiques, même s’ils se sont particulièrement recrutés parmi les différentes familles socialistes, de Saint-Simon à Pierre Leroux, de Proudhon à Marx. La critique de l’idée de progrès et la dénonciation de la croyance dans les possibilités infinies assignées aux sciences ont cheminé en parallèle et toujours accompagné l’affirmation progressiste. Dans les années 1890, la controverse sur la « faillite de la science » – cette dernière étant accusée par le publiciste Ferdinand Brunetière de ne pas avoir tenu les promesses annoncées, critique à laquelle répondent les savants républicains et militants rationalistes, tel Charles Richet – n’est que le pic d’un débat sur la scène médiatique qui ne s’interrompt pas du vivant de Jaurès.
Comment Jaurès – l’intellectuel socialiste, le penseur du changement social et l’homme d’action plongé dans l’actualité de son temps – s’est-il situé et a-t-il fait usage de ces notions essentielles au répertoire d’idées et de sensibilités de son époque ? Nous proposons d’explorer cette problématique en trois étapes. Celles-ci feront envisager la « vision du monde » progressiste de Jaurès, qui engage ses représentations de l’histoire et de l’avenir, et leur soubassement républicain ; puis, ce qu’un esprit pétri d’humanités classiques comme le sien investit dans « les sciences », terme si polysémique ; enfin, la pensée jaurésienne des dégâts du progrès et de ses effets sur le travail humain. On s’interrogera brièvement pour conclure sur les ressources que Jaurès a puisées dans les sciences pour servir l’accomplissement du projet socialiste.
Les promesses de l’avenir
Comme l’a mis en valeur l’historien François Hartog, le rapport qu’une société entretient avec le temps – le passé, le présent, l’avenir – rend intelligibles les représentations politiques et sociales qui la structurent. Jaurès, penseur de l’histoire depuis son double observatoire de philosophe et d’historien, s’inscrit dans ce que François Hartog décrit comme le régime « moderne » d’historicité. La révolution de 1789, adoubée comme moment politique originel, et à laquelle le leader socialiste a consacré les centaines de pages d’une vaste fresque historique, inaugure un nouveau régime dominant de perception du temps au sein de la société française. Invitant à faire table rase du passé et affirmant un commencement absolu de la politique, la Révolution met en œuvre un temps porté par le progrès où la tension vers l’avenir – et non plus vers le passé – oriente l’action politique telle que la gauche l’a pensée durant tout le XIXe siècle. Tel est l’horizon du projet socialiste, et telle est bien, selon Jaurès, la trajectoire émancipatrice qu’a accomplie au XIXe siècle la classe ouvrière qui, « au lieu de chercher son salut et son point d’appui dans le passé, s’est tournée vers l’avenir ».
Considérant l’idée de progrès, Jaurès s’inscrit sans nul doute dans la filiation des Lumières et de leur « confiance dans la marche des hommes » : le « magnifique tableau des progrès indéfinis de l’esprit humain », dressé par le proscrit Condorcet en 1794, a enseigné « que l’humanité ne s’arrêterait pas dans sa marche, qu’elle était indéfiniment perfectible, que nul ne pouvait marquer la borne où elle se briserait ». L’héritage de Condorcet, qui a si fortement inspiré les saint-simoniens, puis les pères fondateurs de la Troisième République, est celui de la solidarité des différents ordres de progrès – avancement de la connaissance, progrès politique, social, moral marchent ensemble. Pour les hommes de la fin du XIXe siècle, cette intrication des types de progrès a pour autre nom « civilisation », que Jaurès place au fondement de l’aventure humaine. Il convient d’en enseigner l’histoire aux enfants des écoles, car la démarche mélioriste fait de l’éducation sa pierre de touche. L’histoire laïque du progrès donne en effet une intelligibilité exemplaire au passé et un guide de conduite pour l’avenir. « Il faut que [les enfants] puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. » L’épopée du progrès est celle de la domestication de la nature associée au « procès de civilisation », selon la formule de Norbert Elias. Elle est attachée à la pacification des mœurs en même temps qu’à l’émancipation intellectuelle et sociale. L’avènement d’une société socialiste prendra appui sur ces progrès solidaires : « Que le suffrage universel s’affirme et s’éclaire ; qu’une vigoureuse éducation laïque ouvre les esprits aux idées nouvelles, et développe l’habitude de la réflexion ; que le prolétariat s’organise et se groupe selon la loi toujours plus équitable et plus large. » En nouant ces progrès politique, intellectuel, social, se développent la démocratie et la raison qui constituent les moteurs de l’histoire, par là même dispensée de recourir à la violence, signe que la perfectibilité est également morale. C’est ainsi que pourra être atteint le « grand but d’humanité » que Jaurès fixe comme objectif ultime à la réalisation du progrès, et qu’il décrit dans le premier numéro du journal du même nom qu’il crée en 1904.
Quel rôle la science joue-t-elle dans cette grille de lecture progressiste du passé et de l’avenir qui nourrit le projet jaurésien ?
Jaurès partage sans nul doute la vision très positive de la science commune aux républicains, qui chez certains a pu aller jusqu’à un scientisme militant. Au tournant du siècle, pour un Marcellin Berthelot, savant « officiel » de la Troisième République, chargé d’honneurs académiques et de fonctions politiques, les transformations dues à la science combattent victorieusement « le mal physique et le mal moral parmi les hommes, les souffrances sociales et les servitudes traditionnelles » : « Le vrai et le bien, la science et la morale sont ainsi liés d’une manière invincible, et leur liaison doit être envisagée, par l’intelligence comme par le cœur. » Avec le développement de l’instruction publique républicaine, et la dissipation corollaire des superstitions, l’influence de la science sur la direction des choses humaines devient prépondérante, estime Berthelot, qui ne peut y voir qu’une promesse bienfaitrice pour l’avenir.
L’analyse de Jaurès est plus nuancée, refusant une stricte alternative entre l’illusion religieuse – qu’il dénonce avec vigueur – et la raison scientifique proposée en guide à l’humanité. « Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme. » Pour Jaurès, « la science est naturellement républicaine » car la République transpose dans l’ordre de la liberté les lois qui régissent l’ordre de la nature. Ce ne sont pas des décrets arbitraires ou des volontés particulières, mais des lois générales et impersonnelles qui s’appliquent à tous les êtres. Selon cette conception républicaine fondée sur la souveraineté de la raison, la tyrannie est fille et mère d’ignorance, et la science a pour première vertu de porter haut l’étendard de l’esprit critique : « Le seul dogme de la démocratie, c’est qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de limite à la liberté de l’esprit. » Or celle-ci est le legs de la révolution scientifique. Dans le panorama historique de la Réforme à la Révolution que dresse Jaurès, l’homme a fait deux conquêtes décisives : l’affirmation du droit de la personne humaine, indépendant de toute croyance ; l’organisation de « la science méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses prises sur l’univers ». La puissance de la construction scientifique s’est édifiée sur l’hypothèse vérifiable, l’observation, l’expérimentation, le calcul. La révolution scientifique n’a pas seulement mis à jour le nouveau système du monde entrevu par Copernic et Galilée, elle a rompu avec l’autorité, le dogme et le livre révélé, accouchant de « l’esprit moderne ». Cette science qui arme intellectuellement la démocratie a pour autre vertu de pacifier l’humanité, comme Jaurès le défend dans son célèbre discours à la jeunesse prononcé au lycée d’Albi en juillet 1903. En enveloppant « tous les peuples dans un tissu plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions », la science crée une familiarité humaine qui, même si dans l’immédiat elle concourt plutôt à entretenir les concurrences nationales, rendra à terme la guerre plus difficile – vision bien optimiste du début du siècle.
Mais, contrairement aux dévots exclusifs de la science, et en particulier à ceux qui sont tentés d’en faire une religion de substitution, Jaurès ne ménage pas ses critiques à l’encontre d’un positivisme stérile et d’un nouveau dogmatisme scientifique appauvrissant. Car la science ne sert à rien, et « elle n’est qu’un privilège desséchant, si elle ne s’anime pas de l’esprit de justice, si elle ne se mêle pas partout à la vie des hommes, et à la vie des plus humbles, pour l’alléger et l’ennoblir ».
À quoi servent les sciences ?
On sait combien la formation de Jaurès l’inscrit dans la tradition des humanités classiques : langues anciennes, philosophie, littérature, histoire, à distance de la formation « moderne » qui table sur la primauté éducative des sciences. Que désigne dans ces conditions chez lui ce terme dont l’usage hésite entre le pluriel des disciplines savantes, et le singulier d’une science que la statuaire du XIXe siècle a bien souvent représentée sous la forme allégorique d’une femme à demi dénudée, « La science dévoilant la nature » ?
Pour Jaurès qui a intitulé sa thèse de philosophie en 1891 De la réalité du monde sensible, la science est d’abord un mode de connaissance du réel. Elle exprime peut-être avant tout le bonheur de la recherche : « Qu’est-ce que la science ? Une puissance et une joie. » Passer sa vie à conquérir et développer la connaissance scientifique, c’est aux yeux d’un intellectuel de la fin du xixe siècle, lui-même grand savant à l’insatiable curiosité dans toutes les sphères des savoirs, une « noble ambition » qui développe un « sentiment de générosité humaine », loin du tarissement spirituel que la stérile érudition peut susciter.
Au-delà d’être une démarche intellectuelle, la connaissance scientifique repose sur un ensemble de disciplines, parmi lesquelles Jaurès accorde une grande importance aux sciences de la nature. Elles offrent selon lui un spectacle fascinant et concourent grandement à l’intelligibilité du monde, ce qui en fait un apprentissage scolaire essentiel. Elles traduisent aussi la supériorité des sciences sur d’autres types de savoirs, car en la matière la connaissance n’est pas dissociée de l’action de l’homme sur la nature.
En outre, la confrontation aux lois de la nature est riche d’enseignements pour la transformation sociale. Pour Jaurès, l’existence de lois qui gouvernent la nature ne doit pas conduire à une vision nécessariste et fataliste de l’intangibilité de l’ordre social. Reprenant la classification des sciences d’Auguste Comte, qui s’étage des mathématiques aux sciences de la société, Jaurès souligne qu’on ne peut rien changer à la base de la pyramide : ni les propriétés des figures géométriques, ni les lois de la mécanique, ni le mouvement des planètes et des astres. On peut agir davantage en revanche sur les phénomènes « plus compliqués » de la chaleur, de l’électricité, de la lumière, et plus encore sur les combinaisons chimiques. Mais c’est avec l’apparition de l’organisme vivant « dans lequel se manifestent toutes les lois antérieures et dans lequel se manifestent des lois nouvelles » que l’action de l’homme peut se déployer. D’ailleurs, Jaurès, comme ses contemporains, a assisté à un changement de paradigme majeur dans les sciences du vivant, avec la théorie de l’évolution, dont l’enseignement est une autre manière de poser le problème social et ses capacités de transformation, lente ou rapide, de la société. En atteignant le sommet de la pyramide comtienne des sciences, celui de l’organisme social, le pouvoir de l’homme s’exerce selon Jaurès dans sa plénitude : « La forme sociale étant la plus complexe, elle est par là même la plus modifiable ; […] nous échappons à la fatalité des choses pour entrer dans la liberté de la conscience humaine. » Ainsi, pour Jaurès, quand bien même les sciences de la nature fonderaient la quintessence des leçons à tirer de l’édifice scientifique, c’est malgré tout une conception unitaire de la science qui chez lui prévaut. C’est aussi ce qu’il défend dans les années 1890 dans son projet de refondation d’universités qui regrouperaient toutes les facultés, sous l’enseigne unifiée de la science : « Les sciences, depuis la mécanique jusqu’à la science de l’esprit et des sociétés, constituent un puissant ensemble, et donnent une première idée grandiose de la vie en travail et de l’univers en progrès. »
Dans l’outillage mental des sociétés occidentales de la seconde moitié du XIXe siècle, « la science », notion déclinée désormais au singulier, se voit dotée de significations nouvelles, fondant son importance sociale et politique croissante, selon les critiques de sa transformation en objet de culte. Sous le terme « science » qui désignait, dans les siècles précédents, le savoir en général, puis, au début du XIXe siècle, les multiples disciplines s’assignant la connaissance de la nature, les contemporains de Jaurès voient désormais une institution, incarnée par des professionnels dans le cadre de l’Université, des laboratoires, des organismes savants. Mais, plus encore peut-être, ils voient une autorité symbolique, celle que donne la connaissance certaine, rationnelle et expérimentale. Jaurès participe pleinement de cette vision du monde, où l’institution « science » donne l’onction de son autorité à la démarche de poursuite de la vérité qui s’en réclame, et qui s’appuie sur « la méthode scientifique », supposée une et universelle.
C’est cette démarche et cette méthode que Jaurès revendique dans un moment clé de sa trajectoire politique, son combat dreyfusard, que Gilles Candar et Vincent Duclert ont désigné comme le « tournant moral du socialisme ». Le livre de Jaurès au titre révélateur, Les Preuves, écrit au cœur de l’actualité brûlante de l’Affaire, en août-septembre 1898, est tout entier charpenté par sa conviction que la mise en œuvre de l’esprit scientifique est source de liberté politique. Il ne s’agit pas d’asséner un dogme, celui de l’innocence d’Alfred Dreyfus, mais tout au contraire de démontrer, d’administrer la preuve fondée sur l’examen des faits ; de transmettre également, en fournissant au prolétariat les éléments du dossier et les moyens de les discuter. La méthode scientifique qu’il expose avant de la mettre en œuvre s’appuie sur les fondamentaux du métier d’historien, que Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos ont récemment théorisés dans leur Introduction aux études historiques, parue en février 1898 lors du procès de Zola : critique interne et externe des sources, garante de l’authenticité d’un document, examen attentif des faits, des textes, des témoignages. Le discours de la méthode scientifique est d’autant plus crucial qu’il ne convient pas seulement d’établir des faits mais, affirme Jaurès, de combattre les légendes, les faux, les illusions qu’élaborent à dessein les antidreyfusards. La tâche est simple quand elle consiste à démonter les sophismes d’un camp mû par les égarements de la passion, opposée à la raison scientifique. Elle s’avère plus complexe quand Jaurès se confronte aux arguments de ceux qui, dans le camp adverse, se réclament tout autant de l’administration scientifique de la preuve. Ainsi entreprend-il la réfutation des experts graphologues qui ont participé à l’accusation de Dreyfus, désignés comme les tenants du « système Bertillon » : réfutation des méthodes « conjecturales et incertaines » de la « science des experts » enfermée dans la « logique la plus frauduleuse » ; réfutation de leurs résultats erronés et conclusions fausses ; réfutation de l’autorité même de ceux qui s’en réclament : le système Bertillon est celui d’Alphonse, « l’anthropométreur, qu’il ne faut pas confondre avec le savant statisticien », son frère Jacques, lui-même dreyfusard appartenant au camp du vrai gagé sur la science. La raison scientifique étant une et universelle, elle ne saurait embrasser des vérités contradictoires. Les dreyfusards sont du côté de la vérité assise sur la science, tandis que les théories d’Alphonse Bertillon, auxquelles celui-ci a donné les apparences de la science sous « une forme mathématique », ne sont que des « formules pseudo-scientifiques », « pour les géomètres [elles] n’ont aucun sens ». Bertillon est « comme un inventeur maniaque qui n’accepte pas le démenti brutal de l’expérience ». Si science et raison marchent de pair, a contrario pseudo-science et déraison forment un système qui subvertit la science en « imbécillité raisonneuse » et « logique folle ». Et contre ce système, souligne Jaurès, « la vérité, l’évidence se brisent » : l’appel à la raison scientifique contre les passions déchaînées par l’Affaire demeure un fil conducteur de l’administration de la preuve de l’innocence de Dreyfus, au procès de Rennes, un an plus tard, puis devant la Cour de cassation en 1904, quand des mathématiciens de renom, Henri Poincaré, Gaston Darboux, Paul Appell, interviennent à leur tour dans l’arène judiciaire.
Les dégâts du progrès et leurs correctifs
La génération à laquelle appartient Jaurès côtoie la science moderne, celle des « vastes audaces, mordant à la conquête de l’univers, la science agressive et effrénée ». Pour ceux qui ont connu au long d’une vie d’homme l’apparition de l’électricité, de l’automobile et de l’aviation, la massification de la grande industrie ou encore le développement de la chimie industrielle, la science ne saurait être pensée sans ses applications, selon une conception continuiste des savoirs scientifiques et des techniques qui en résultent. « Le progrès industriel suppose d’abord le progrès de la science », souligne Jaurès, sans postuler néanmoins que la quête d’applications et le mouvement économique constituent le moteur exclusif de la recherche scientifique. Or les enjeux sociaux du progrès technique sont alors manifestes. Jaurès ne s’est pas tenu à l’écart du débat contradictoire qui n’a pas cessé depuis la révolution industrielle, relatif aux conséquences, néfastes ou non, du progrès technique, mettant tout particulièrement en cause les dégâts que le machinisme a causés au travail humain. Comme on l’a déjà signalé, la topique du progrès a toujours été étroitement associée à son corollaire, la critique du progrès, véhiculant la dénonciation de ses impasses, illusions ou effets pervers. Dans l’analyse socialiste de l’industrialisation, assez consensuelle malgré les divergences idéologiques qui traversent le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, la technique est un facteur essentiel de transformation sociale et de progrès. Les bienfaits à en attendre l’emportent toujours sur les effets délétères. Comme le soulignent les théoriciens socialistes, de Marx à Jaurès, ce n’est pas l’expansion du machinisme qui est la cause de la misère ouvrière et, partant, de sa misère morale, mais son exploitation par le capital, le régime de non-possession par les travailleurs de leur travail et leur absence de droits sur la machine qu’ils servent. « Pour que la machine ne soit pas équivoque, pour qu’elle ne soit pas une puissance du mal en même temps qu’une puissance du bien, […] pour que les crises de progrès ne soient pas en même temps des crises de chômage et de misère, il faut que les travailleurs groupés puissent entrer, sous le contrôle de la nation, en possession de l’immense outillage mécanique. » Mais la machine elle-même reste dotée d’un potentiel libérateur pour le futur, allégeant le fardeau du labeur, affranchissant le prolétaire des servitudes matérielles et gageant la réduction du temps de travail. La machine, malgré les souffrances qu’elle cause aujourd’hui, « ne fera que du bien » demain quand tous les travailleurs bénéficieront de cette puissance de production accrue. Aussi appartient-il aux socialistes d’éclairer la classe ouvrière pour qu’elle ne se lance pas, à son détriment, dans « une lutte impossible et réactionnaire » contre le « progrès irrésistible ».
Confiant dans les promesses émancipatrices que la technique dispense, Jaurès n’en livre pas moins une analyse nuancée, et non pas béatement technophile, des relations entre sciences, techniques et société. Le député de Carmaux, attentif à la situation des travailleurs agricoles durant la crise économique qui frappe de plein fouet le monde rural, s’est particulièrement fait l’écho au Parlement des ravages du machinisme agricole sur l’emploi de la main-d’œuvre paysanne, source de chômage et de pression sur les salaires, précipitant l’exode rural, en des interrogations dont les termes sont au XXIe siècle encore d’une grande actualité. Si « les faucheuses mécaniques suppriment […] six à sept salariés ; les moissonneuses-lieuses suppriment une quinzaine d’hommes ; […] les batteuses mécaniques, qui ont été un si grand progrès, ont eu cet effet, dans beaucoup de nos régions à blé, de supprimer pendant les mois d’hiver le travail des batteurs en grange », il ne faut pas pour autant condamner le progrès technique : « Les paysans socialistes savent bien que la machine elle-même sera une libératrice lorsqu’elle aura été délivrée du joug du capital et de la grande propriété terrienne. » C’est à l’organisation économique et sociale de réguler les effets de la technique et d’éviter la subversion de ses bienfaits, pour empêcher « les progrès du génie humain d’être une crise de misère pour ceux qui travaillent ». En outre, le machinisme capitaliste porte en lui-même les conditions de l’avènement d’un état social nouveau : en tuant la petite et la moyenne industrie, il favorise le face-à-face entre les prolétaires groupés dans la grande industrie et la minorité capitaliste qui détient le monopole de la production et de la richesse – face-à-face qui, selon Jaurès, se résoudra par la victoire des travailleurs obtenant la propriété collective des grands moyens mécaniques de production. « Ainsi le capitalisme, par son propre développement, aura abouti au socialisme. »
Comme l’explique Jaurès dans un autre contexte, il relève des seuls hommes que le progrès ne soit pas oppressif : ainsi des élites scientifiques dont les capitalistes ont besoin pour mettre en œuvre l’activité industrielle. Pour Jaurès, il appartient aux ingénieurs de tenir leur rôle social, propre à réaliser « la formule du progrès convergent, c’est-à-dire l’harmonie continue du progrès mécanique et du progrès humain » : ces ingénieurs « pouvaient être la science mise au service du travail et des travailleurs ; ils pouvaient être non seulement des valeurs techniques, mais des valeurs humaines ; ils pouvaient organiser non seulement les installations mécaniques, mais encore la solidarité, la prévoyance, l’équitable répartition des fruits du travail ; ils pouvaient, en introduisant tous les perfectionnements mécaniques, ménager les transitions, ouvrir doucement les débouchés nouveaux aux travailleurs éliminés par une machine, déterminer, par l’accord des producteurs, les limites que la production ne pouvait dépasser sans périls d’encombrement et de chômage ». Pour Jaurès, il y a eu un âge d’or de cet idéal harmonieux où les ingénieurs n’avaient pas encore été accaparés et « annexés » par le capital, et transformés en « serviteurs du dividende ». L’École polytechnique en a fourni le modèle exemplaire, de 1830 à 1848, mais l’idéal d’une élite mise au service du peuple s’est abîmé avec la disparition de la liberté politique au Deux Décembre. Il ne tient pourtant qu’à une restauration de la fraternité républicaine, souligne Jaurès, toujours confiant dans les virtualités heureuses de la technique, pour que « l’élite scientifique des classes moyennes retrouve avec joie les inspirations généreuses de la première heure ». Le facteur humain est ainsi déterminant. Il doit garder la science sous contrôle et éviter la dégradation des élites du savoir en une technocratie perdant de vue les fins par leur asservissement aux moyens.
Les effets de la technostructure ne se réduisent cependant pas à la pression qu’elle exerce sur l’emploi et les salaires. Plus fondamentalement, son empreinte se fait aussi sentir sur la nature même du travail. Ici, Jaurès se fait plus pessimiste, soulignant la déshumanisation du travail industriel, anticipant les critiques de l’asservissement de l’homme à la machine, de la taylorisation jusqu’au travail en miettes dénoncé au XXe siècle : « Il y a des millions de travailleurs qui sont réduits à une existence inerte et machinale. Et, chose effrayante, si demain on pouvait les remplacer par des machines, il n’y aurait rien de changé dans l’humanité. »
Les ressources que Jaurès a puisées dans les sciences de son temps sont multiples. Le tour d’horizon accompli ici est limité, et d’autres orientations pourraient être mises en valeur. On pourrait souligner, en particulier, qu’à la fin du siècle les intellectuels socialistes ont cherché dans la référence aux sciences de la nature une inspiration pour élaborer une science du social . Pour le sociologue Émile Durkheim, condisciple de Jaurès à l’École normale, le partage devait se faire entre la science, à laquelle il revenait d’expliquer ce qui est et ce qui a été, sans spéculer sur l’avenir, et le socialisme, auquel incombait l’idéal, le programme d’une vie collective rêvée et de la reconstruction des sociétés. Jaurès, quant à lui, n’a pas été un véritable théoricien des sciences de la société. En revanche, en homme de son époque, il a exprimé sa confiance dans le rôle qui était assigné aux sciences, pensant leur unité nécessaire à la restauration d’une pensée humaniste, loin de la spécialisation desséchante, et articulant les sciences de la nature et leur fonction sociale. Dans l’esprit des Lumières, il défend l’idée que le progrès technique serait vain sans le progrès des consciences, comme il le souligne pour les conquêtes spectaculaires de l’aviation dont il est témoin. D’ailleurs, la technique, ou la nature, n’est jamais seule en cause. Même dans des catastrophes qui paraissent résulter des purs caprices de la nature, que la science pourrait analyser, voire éviter, ce sont en général des facteurs sociaux et humains qui sont en cause. Ainsi de la crue de la Seine à Paris en 1910.
Bien que Jaurès soit confiant dans les promesses du progrès et de la science, comme le sont la plupart des hommes de son temps, on terminera sur une note plus sceptique, qu’il exprime en 1909, au spectacle des prouesses techniques des as de l’aviation : « Nous sommes encore au fond du gouffre d’ombre, de misère, d’ignorance et de mort où nous a jetés un formidable destin dont nous n’avons pas déchiffré la loi : et à travers le masque de la nuit troué d’étoiles, l’infini mystérieux nous regarde sans doute avec le même dédain qu’hier, ou avec la même pitié. » Malgré les merveilleuses inventions et les conquêtes sur la nature, l’homme est toujours confronté aux énigmes de l’univers, celles-là même qui, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique, ont mis en cause la capacité du volontarisme progressiste à contribuer à la résolution de la question politique et sociale.