Rwanda : les décisions du Président Macron

Dans le cadre des commémorations du génocide des Tutsis au Rwanda, Serge Dupuis analyse les récentes décisions du président français et revient à cette occasion sur l’instrumentalisation politique du génocide par le régime de Paul Kagame.

La période de commémoration du génocide des Rwandais tutsis organisé et perpétré par un groupe de politiciens et militaires extrémistes hutus au printemps 1994 aura vu le président Macron prendre en la matière deux décisions importantes et pertinentes.

Une commission bienvenue

Il a tout d’abord créé une commission d’historiens chargée en particulier d’analyser le rôle et l’engagement de la France durant la période pré-génocidaire et le génocide. Cette commission aura accès à l’ensemble des fonds d’archives français concernant la question. Même si l’on ne peut préjuger des conditions dans lesquelles il sera donné à celle-ci d’accomplir sa tâche, l’on peut pour l’instant prendre acte que le président a manifesté la détermination de l’État, à son plus haut niveau, de faire œuvre de vérité en revenant en profondeur sur un épisode controversé de l’histoire récente de notre pays.

Emmanuel Macron a eu par ailleurs la sagesse de souhaiter tenir à l’écart de la commission les spécialistes français du génocide des Tutsis, dont la création d’un comité scientifique international pourvoira cependant à la participation en cours de mandat. Le président a confié la présidence de la commission à Vincent Duclert, historien spécialiste des génocides et rompu à l’examen des archives de l’État par l’entremise de ses travaux sur l’affaire Dreyfus. Celui-ci s’est par ailleurs entouré de personnalités incontestables.

Il eut certes été préférable que des chercheurs ou historiens familiers du génocide des Tutsis, aussi bien que de l’histoire et du contexte politique et culturel rwandais, siègent au sein de la commission. Toutefois, au regard du champ de mines que constitue en France la question du Rwanda et du rôle que l’État français y joua dans les années 1990, la sérénité des travaux l’exigeait. À cet égard, la frustration exprimée par l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau pour ne pas avoir été retenu, de même que le soutien qu’il a reçu en l’occurrence, sont apparus particulièrement déplacés. Imagine-t-on président de cette commission une personne qui, s’exprimant le 8 avril 2019 sur Radio France International, n’hésitait pas à déclarer que ce qui se trouvait dans les archives sur le Rwanda était par avance connu ? La « complicité criminelle » de la France – qu’il qualifiait curieusement de « non-intentionnelle » – est un fait avéré, assurait-il. Et il ajoutait : « On sait l’essentiel : la question, c’est de savoir quel est le degré de gravité de l’implication » de Paris. Aurait-on voulu décrédibiliser dès l’origine la commission que l’on n’aurait pas trouvé meilleur moyen que de lui en confier la présidence.

Il est vrai qu’une récente tribune de Vincent Duclert dans le journal Libération du 14 avril 2019 est à cet égard préoccupante. Elle laisse penser que l’historien entreprend son mandat dans une disposition d’esprit peu éloignée de celle de Stéphane Audouin-Rouzeau. N’y évoque-il pas la nécessité de documenter méthodiquement l’implication de la France, « à un point qui reste à définir exactement », dans le génocide, « à travers son soutien au régime génocidaire » ? Mais au moins Vincent Duclert ne s’est-il pas signalé par le passé par des textes ou des déclarations dénonciatrices extrêmes. Et il sera bien entouré.

Des commémorations à Kigali sans le président français

La seconde décision pertinente prise par Emmanuel Macron a consisté à ne pas s’associer aux commémorations du génocide des Tutsis à Kigali, au côté du président rwandais Paul Kagame et du parti unique au pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR).

La place du président d’un pays qui a joué un rôle important au Rwanda à l’époque du génocide aurait pourtant dû être, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la tragédie, auprès des rescapés. Mais il eut fallu que ces commémorations fussent organisées par ces rescapés eux-mêmes. Or, elles sont chaque année mises en œuvre au Rwanda par le FPR, c’est-à-dire par des autorités qui, pour la plupart, au moment du génocide, soit combattaient contre les Forces armées rwandaises (FAR) dans les rangs de ce qui était alors la rébellion FPR, soit se trouvaient en exil à l’étranger.

Ceci pourrait ne pas constituer un problème s’il n’y avait là une imposture. Pour avoir, ainsi qu’elles le prétendent, mis fin au génocide du groupe tutsi, les autorités rwandaises, tutsies elles-mêmes pour la plupart, se sont en effet attribué le statut de victimes, au même titre que les véritables victimes, les Tutsis de l’intérieur. Elles se sont du même coup arrogé le leadership des rescapés. Ceci appelle deux observations. D’une part, ce sont le paysan tutsi, l’homme politique tutsi, l’intellectuel tutsi, le commerçant tutsi assassinés qui furent des victimes. Le FPR ne saurait être placé au rang de celles-ci. D’autre part, l’affirmation selon laquelle la rébellion aurait mis un terme au génocide est inexacte. Durant les trois mois que durèrent les massacres, celle-ci ne cessa de privilégier sa stratégie militaire par rapport au sauvetage des Tutsis. Elle fit de la prise du pouvoir à Kigali sa priorité et choisit de ne pas aller résolument là où les Tutsis étaient le plus nombreux, dans le sud du pays. Elle choisit en outre de mener une guerre lente d’encerclement, afin de maintenir ses pertes à un niveau minimum. Si bien qu’au début du mois de juillet 1994, au moment de la prise de Kigali, qui sonna le glas du génocide, celui-ci était pour une bonne part achevé. Le FPR remporta une victoire militaire sur les forces armées du gouvernement qui organisa le génocide et sa progression mit un terme aux massacres dans les zones dont il prenait le contrôle. Mais il n’est pas conforme aux faits de prétendre qu’il mit fin à un génocide qui, en réalité, put largement s’accomplir.

L’imposture du FPR ne s’en tient pas à ce qui précède. Elle dissimule en effet une bonne partie de ce que fut la réalité de la guerre civile qui opposa le FPR aux forces gouvernementales, du génocide et des années post-génocide.

Alors même que deux de ses revendications principales – la démocratisation du Rwanda et le retour des réfugiés – connaissaient un début de résolution, le FPR fit, en octobre 1990, le choix exclusif de la conquête du pouvoir par la lutte armée et la montée des tensions. Tout au long du conflit, sa stratégie alterna négociations de paix, offensives militaires et entretien d’une instabilité permanente au moyen d’attentats et d’assassinats. Il mena une politique de terreur en organisant des massacres systématiques de civils hutus, qui se poursuivirent jusqu’au cœur du Zaïre, entre 1996 et 1997, pour porter le nombre de ses victimes à plusieurs centaines de milliers.

Dans la période antérieure au génocide, cette politique délibérée constitua un puissant aiguillon à la radicalisation engagée dès 1990 au sein des politiciens et militaires extrémistes hutus. Elle fut menée dès l’origine en pleine conscience de ce qu’elle impliquait pour les Tutsis de l’intérieur, même si les leaders du FPR sous-estimèrent certainement l’ampleur qu’allaient prendre les tueries. Non seulement Paul Kagame, alors chef de la rébellion, s’en ouvrit auprès du général Dallaire, responsable militaire de la force des Nations unies présente au Rwanda à partir de décembre 1993, mais l’histoire récente du Rwanda depuis 1959 enseignait que, par le passé, le régime pro-hutu avait invariablement répondu aux menaces pesant sur la pérennité de son pouvoir en s’en prenant à la population tutsie. Force est de constater que ces considérations aussi bien que la confirmation de leur pertinence après l’offensive d’octobre 1990 ne furent d’aucun poids dans la détermination et l’évolution de la stratégie politico-militaire de la rébellion FPR.

Afin de dissimuler ces faits, d’organiser son impunité, mais aussi de se construire un statut héroïque qui lui permette d’exercer une emprise totale sur la société rwandaise et de lui imposer son idéologie, le FPR a par ailleurs fabriqué, au moyen d’une remarquable expertise en matière d’information et de communication, une version de la réalité qui tronque l’histoire des années précédant et suivant immédiatement le génocide. En particulier, les massacres de populations hutues ont été effacés de cette histoire tragique. Dans le récit officiel de celle-ci, les morts hutus imputables à la violence du FPR n’existent purement et simplement pas. S’ils y figurent, c’est exclusivement sous la forme de quelques événements accidentels dénués de toute signification et attribuables soit à des éléments incontrôlés, soit à des provocations. L’évocation publique de ces massacres est formellement proscrite, sous peine, pour le citoyen, de se voir accuser de divisionnisme ou de propagation de l’idéologie du génocide, ce qui implique de lourdes conséquences, dont la plus terrible n’est pas l’emprisonnement, même dans des conditions difficiles. Les familles hutues des civils massacrés ne peuvent honorer leurs morts, dont aucune commémoration ne vient rappeler la fin brutale. Les chercheurs qui peuvent encore enquêter sur le terrain au Rwanda témoignent de la frustration et de la colère que nourrissent ces familles, sentiments qui rendent impossible une réconciliation qui soit autre chose que la réconciliation officielle décrétée du sommet de l’État par le gouvernement.

Les commémorations annuelles ne sont pas que le rappel de la monstruosité que fut le génocide des Tutsis.  Elles représentent la mise en scène spectaculaire de cette politique et de ce récit officiel, constituant une instrumentalisation du génocide à des fins politiques. Instrumentalisation par ailleurs placée, sous une autre forme, au service de la pérennité de la version FPR de l’histoire par l’intermédiaire d’une législation prétendument anti-génocidaire qui n’est rien d’autre qu’un outil de répression. Elle vise de fait les voix dissidentes ou les opposants qui remettent cette version en cause, en particulier en évoquant publiquement les crimes de l’ancienne rébellion.

S’il s’était rendu à Kigali afin d’y commémorer le génocide des Tutsis au côté des autorités rwandaises, Emmanuel Macron aurait accompli un geste validant cette exploitation politique du génocide. Il aurait en même temps apporté la caution de l’État français à une politique qui pourrait dans l’avenir être la source d’un retour d’un cycle de violences au Rwanda. Sa décision sur ce point ne compensera pas l’initiative déplorable qu’a représentée l’installation de Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères du régime de Kigali jusqu’à sa nomination, à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie. Au moins les effets n’en seront-ils pas aggravés.

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