La première semaine au pouvoir de Donald Trump annonce quatre années de tensions géopolitiques majeures, sur fond de guerre commerciale et de course au réarmement industriel. Comment les entreprises françaises et européennes peuvent-elles faire face à ce défi qui les concerne en premier lieu ? Dans cette note, Marine Champon, experte en gestion des risques et fondatrice du cabinet INITIATIK, et Sylvie Matelly, économiste et directrice de l’Institut Jacques Delors, plaident pour l’adoption d’une politique étrangère des entreprises.
Après les paroles, les actes. Le 20 janvier 2024, jour de son investiture officielle, Donald Trump signait un grand nombre de décrets donnant désormais une réalité aux discours, voire menaces, égrenés depuis plusieurs mois. Parmi ceux-ci figurent notamment le retrait de l’Accord de Paris, l’augmentation des droits de douane, un investissement de 500 milliards de dollars dans un projet d’IA baptisé Stargate 1, ou encore l’urgence énergétique nationale afin d’alléger les réglementations sur l’exploitation du pétrole et du gaz aux États-Unis. Lors de cette signature publique, il ajoutait ce commentaire concernant l’Union européenne : « L’Europe est très mauvaise pour nous. Ils nous traitent très mal. Ils ne prennent pas nos voitures ou nos produits agricoles. En fait, ils ne prennent rien1France Info avec AFP, « « L’UE est très mauvaise pour nous » : Donald Trump annonce que les pays européens vont être soumis à des droits de douane », 22 janvier 2025. ».
Dans ce contexte d’accélération des tensions géopolitiques mondiales, il est un acteur dont le silence est assourdissant, l’entreprise, alors même que tous les sujets qui découlent de ces tensions et de ces fragmentations économiques la concernent en premier lieu. L’entreprise ne s’est pas, ou peu, posé la question de son rôle géopolitique, alors même qu’elle est devenue un acteur majeur des relations internationales et des enjeux liés aux transitions en cours (énergétique, climatique, numérique…). Il est temps qu’elle s’en saisisse pleinement.
Les entreprises dans la tourmente géopolitique
Multiplication des tensions internationales, terrorismes, déstabilisation de certaines régions, rivalités entre pays voisins, entre la Chine et les États-Unis pour un leadership mondial mais aussi plus récemment guerre en Ukraine et déstabilisation au Moyen-Orient… : tous ces facteurs pèsent de manière inédite sur les entreprises occidentales, en grande partie parce qu’elles se trouvent en même temps confrontées à des exigences de « responsabilités » toujours plus nombreuses de la part de leurs parties prenantes.
Après le temps de la surprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est venu le temps des sanctions et du retrait du marché russe, entraînant des pertes importantes pour les entreprises opérant en Russie ou dépendantes de ce marché. Ainsi, TotalEnergies a déprécié environ 15 milliards de dollars d’actifs russes en 20222« TotalEnergies échappe aux poursuites pour complicité de crimes de guerre russes en Ukraine », La Tribune, 10 avril 2024., vendant notamment ses participations dans certains projets pétroliers et gaziers, Renault a cédé sa participation majoritaire dans AvtoVAZ (marque Lada) à l’État russe, entraînant une perte estimée à 2,3 milliards d’euros au premier semestre 20223Reuters, « Renault cède Avtovaz en Russie, mais se garde une option pour revenir », Les Échos, 16 mai 2022. et la Société générale a vendu sa filiale Rosbank, ce qui a engendré une perte de plus de trois milliards d’euros4Société, générale, « Société générale a finalisé la cession de Rosbank et de ses filiales russes d’assurance », communiqué de presse, 18 mai 2022..
Autre région, le Moyen-Orient, où les attaques menées par les Houthis en mer Rouge, en réplique au conflit israélo-palestinien, ont provoqué une baisse de 1,3% du commerce mondial et une augmentation significative des coûts de transport en raison du contournement du canal de Suez par le cap de Bonne-Espérance. Outre les acteurs du transport maritime directement touchés par des menaces sécuritaires, c’est bien l’ensemble des entreprises dépendantes du commerce mondial transitant sur ces voies de navigation stratégiques qui ont vu leurs chaînes d’approvisionnement perturbées, entraînant avec elles une envolée des prix.
Autre menace géopolitique majeure, une invasion potentielle de Taïwan par la Chine alors que l’île joue un rôle incontournable dans la fabrication de microprocesseurs, élément indispensable à la quatrième révolution industrielle en cours et dont toutes les entreprises technologiques mondiales sont dépendantes. Avec une date considérée comme date butoir par la Chine : celle de la rétrocession de Taïwan au plus tard en 2049, date anniversaire des cent ans de la Chine communiste.
Les tensions géopolitiques au Sahel sont un autre exemple de la manière dont les entreprises subissent les tensions géopolitiques, sans réussir ni à les anticiper, ni à y faire face. Le cas d’Orano au Niger est l’illustration de l’impact d’une longue séquence de tensions, non seulement nationales, mais aussi régionales, conduisant à la confiscation de l’outil industriel.
Enfin, c’est la responsabilité des entreprises dans le contrôle de leur chaîne d’approvisionnement qui est de plus en plus mise en cause. Du drame du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 – qui a fait plus de 1000 morts parmi les ouvrières du textile et 2500 blessées et qui a entraîné la mise en cause de nombreuses marques occidentales (Walmart, Benetton, C&A, Auchan, etc.) – à la campagne de lutte contre le travail forcé des Ouïghours en Chine qui concerne là encore de nombreuses entreprises du textile (Nike, Adidas, H&M, Zara, etc.), le mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) prend de plus en plus d’ampleur. En Europe, ce mouvement a conduit à l’adoption, en 2024, d’une réglementation européenne visant à interdire l’importation et la vente dans l’Union européenne de produits issus du travail forcé5Mared Gwyn Jones et Paula Soler, « L’UE va interdire les produits issus du travail forcé, une mesure qui vise principalement la Chine », Euronews, 23 avril 2024., et ce dans la lignée du Uyghur Forced Labor Prevention Act des États-Unis de 2021.
Du côté du régulateur, la lutte contre la corruption, le blanchiment d’argent ou les sanctions internationales ont entraîné la mise en place de règles strictes aux entreprises, leur imposant des démarches de conformité lourdes, incluant toute leur chaîne de valeurs et leurs sous-traitants. Du côté des investisseurs, ce sont les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) qui se sont imposés quand leurs clients se révélaient toujours plus attentifs au respect des droits humains ou des conditions de travail ainsi qu’au respect de l’environnement (sans accepter d’ailleurs de payer le juste prix de ces exigences…).
Cette combinaison entre la diversification des risques géopolitiques et les exigences de responsabilités complique les choix stratégiques des entreprises, crée des distorsions de concurrence avec leurs concurrentes issues de pays où les contraintes sont moindres et amplifie de manière inédite les risques réputationnels (qui peuvent d’ailleurs être instrumentalisés en amont comme en aval par des concurrents). L’invasion de l’Ukraine par la Russie en est un exemple et, de fait, les conséquences de ce fait géopolitique avaient été très mal anticipées par les entreprises qui se sont trouvées bien indécises quant à la stratégie à adopter face à cette guerre : rester ou quitter la Russie ou l’Ukraine ? Pour répondre à cette question, les entreprises ont été a minima déstabilisées, voire démunies, face à la marche à suivre, multipliant les arguments et justifications pour continuer dans un premier temps de maintenir leurs activités ou pour ensuite justifier leur départ.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été un révélateur de plus, prouvant que les entreprises internationales doivent de toute urgence se doter d’une doctrine politique face aux divers risques géopolitique, afin de les anticiper d’une part et d’autre part, le cas échéant, de proposer une réponse adaptée et en cohérence avec les exigences des parties prenantes, les contraintes réglementaires et la raison d’être de l’entreprise. C’est ce que nous proposons d’appeler la politique étrangère de l’entreprise.
Cette politique étrangère apparaît d’autant plus pertinente compte tenu de la nouvelle donne géopolitique qui s’annonce suite à l’issue des élections américaines.
Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail
Abonnez-vousDeux chefs d’entreprise à la tête de la plus grande puissance mondiale
L’arrivée désormais officialisée de Donald Trump à la Maison-Blanche redouble l’intensité des tensions géopolitiques déjà existantes, d’autant que cet avènement semble avoir laissé l’ensemble des gouvernements, notamment européens, dans un état de sidération totale. Cette sidération interroge par ailleurs : la Commission européenne avait mis en place une « task force » depuis un an pour anticiper les conséquences d’un tel résultat sur l’Europe, car nombre de signaux sur le terrain laissaient penser que sa victoire était probable. L’arrivée de Donald Trump à la tête des États-Unis ne doit pas être analysée à l’aune de son premier mandat, marqué par l’impréparation de l’accession au pouvoir, tant au niveau des équipes que des orientations. Trump II, c’est un monde totalement nouveau, à la fois celui de la post-vérité et du post-légal, à travers une alliance jamais vue entre la force politique, économique et militaire d’un pays et celle, technologique, d’un seul chef d’entreprise, Elon Musk, ainsi que de ses entreprises stratégiques (X, Starlink, Neuralink, etc.). Les premières déclarations de Donald Trump, de l’annexion du Groenland à la rétrocession du canal de Panama, en passant par l’intégration du Canada comme 51e État6Pierre-Alexandre Beylier, La frontière Canada/États-Unis à la veille de la seconde présidence Trump, entre crispations et attaques, Fondation Jean-Jaurès, 17 janvier 2025., ou encore les menaces de désengagement de l’OTAN au moment où l’Europe vit une crise existentielle, s’inscrivent dans une stratégie non pas politique, mais mercantiliste. De même, l’augmentation annoncée des droits de douane n’est pas simplement une mesure de correction du déficit commercial des États-Unis mais une mesure de coercition à l’égard d’un certain nombre de pays. Les décisions du président Trump consistent à vouloir prendre et à vouloir faire ce qui est utile et rentable pour l’économie américaine et les entreprises américaines. Dans cette logique, l’Europe n’est pas considérée par Trump comme un acteur politique, mais d’abord comme un marché.
De l’autre côté du globe, la stratégie chinoise « Made in China 2025 » vise d’une part à étendre le maillage commercial de la Chine dans le monde entier par les Routes de la soie et, d’autre part, à transformer l’économie chinoise en une économie à haute valeur ajoutée. Un pari qui s’avère d’ores et déjà payant, la Chine étant désormais le leader mondial en matière d’énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque) et le premier producteur mondial de batteries électriques avec 75% du marché des batteries lithium-ion.
On assiste par ailleurs aujourd’hui à une structuration des relations commerciales qui suit de plus en plus les lignes de fractures géopolitiques. Pourtant, la mondialisation des amis (ou friendshoring) prônée par les États-Unis et vers laquelle se sont engagées nombre d’entreprises n’est pas une réponse suffisante et satisfaisante pour faire face aux défis géopolitiques. Elle tend, qui plus est, à pousser vers un découplage des économies occidentales vis-à-vis de la Chine et, plus globalement, vers une fragmentation de la mondialisation qui aura, par effet boomerang, des conséquences géopolitiques non négligeables tout en privant les entreprises de marchés prometteurs dans les années qui viennent. Comment l’entreprise peut-elle avoir la capacité de prendre en compte la diversité des situations géopolitiques selon les pays où elle opère ? Quelle stratégie doit-elle adopter ? Jusqu’à présent, l’entreprise se cantonnait à cartographier les risques géopolitiques et à essayer de les anticiper (gestion des risques) ou, si elle n’y parvenait pas, à gérer les crises auxquelles elle faisait face. Elle doit aujourd’hui définir une approche nouvelle de l’intégration des risques géopolitiques, à la fois plus stratégique et plus proactive, et pour cela dessiner un nouveau cadre d’analyse et de décision. Et ce dans un contexte où le risque géopolitique est considéré comme le risque numéro 1 par une majorité d’entreprises.
Le risque géopolitique, risque numéro 1 pour les entreprises
Une étude de novembre 20247« Résilience géopolitique des entreprises françaises opérant à l’étranger », OpinionWay, novembre 2024. réalisée auprès de 200 dirigeants d’entreprises françaises indiquait que 61% des dirigeants ont été affectés par des événements géopolitiques au cours des deux dernières années. Parmi eux, 94% ont subi des perturbations liées à l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie, et 75% s’attendent à ce que ces perturbations se prolongent à l’avenir. 63% des entreprises ont fait face à des perturbations des chaînes d’approvisionnement, un sujet de préoccupation majeure tous secteurs confondus. 64% ont d’ores et déjà mis en place des mesures pour diversifier leur chaîne d’approvisionnement, tandis que 44% estiment qu’elles doivent encore accentuer leurs efforts dans ce domaine.
La 11e édition du Risk Report d’Axa8 Axa Future Risks Report 2024, 11e édition, octobre 2024. souligne également la montée en puissance du risque géopolitique au sein des entreprises. Ce rapport s’appuie sur les conclusions d’une enquête annuelle menée auprès de deux panels – 3000 experts dans 50 pays et près de 20 000 personnes représentatives de la population dans 15 pays – les invitant à classer leur perception des principaux risques émergents pour les cinq à dix prochaines années. Deuxième au classement global, l’instabilité géopolitique arrive en première position chez 16% des experts, contre 9% en 2023. Cette progression est liée aux tensions actuelles au Moyen-Orient, combinées à la poursuite du conflit en Ukraine, ainsi qu’à une atmosphère générale de dissension, de défiance et de protectionnisme ravivés. Nul doute que l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis vient encore renforcer ce sentiment.
Parce que certaines entreprises affichent une capitalisation ou un chiffre d’affaires dépassant largement le PIB des pays dans lesquels elles agissent et qu’elles sont de ce fait des acteurs incontournables de l’économie et du développement de ces pays, parce que, de plus, elles sont à la fois le problème et la solution aux nombreux défis auxquels nous faisons face dans diverses régions du monde (changement climatique, insécurités humaines, souveraineté économique), elles sont de fait des acteurs politiques. L’essor du concept de responsabilité sociale et environnementale (RSE) en est la preuve, s’il en fallait une. Pour autant, cette RSE reste encore trop souvent cantonnée dans les limites de l’entreprise alors que la soutenabilité de long terme des activités de l’entreprise dépend aussi de sa capacité à mieux maîtriser son environnement au sens le plus large et comme elle peut le faire avec ses marchés. Il apparaît donc légitime de poser la question de leur politique étrangère9« Géopolitique des entreprises : évolution des firmes, évolutions du monde », sous la direction de Sylvie Matelly, revue RIS, printemps 2022. qui, aux côtés de la stratégie économique, commerciale ou financière, constituerait un nouveau cadre permettant à l’entreprise de définir les éléments sur lesquels elles construisent et pilotent leur présence dans les différents pays où elles opèrent.
La politique étrangère des entreprises, condition sine qua non pour piloter l’entreprise dans un environnement géopolitique incertain
La dimension politique de l’activité des entreprises n’est pas, loin s’en faut, inexistante. Certains dirigeants d’entreprises ont de fait déjà des velléités politiques. Le cas le plus emblématique étant celui d’Elon Musk, dirigeant ayant pris des positions très contestables dans le cas de la guerre en Ukraine, devenu un maillon clé de la campagne puis de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Ainsi, deux ans après qu’il a pris le contrôle du réseau social Twitter rebaptisé X, force est de constater que ce réseau social s’est résolument transformé en arme politique. À cela s’ajoute la galaxie d’entreprises du futur bras droit du président Trump dont certaines, comme SpaceX, Starlink ou encore Neuralink, ont acquis un pouvoir énorme et une influence sur les enjeux scientifiques de demain qui interroge sur les dérives possibles d’une science aux mains d’un seul homme, qui assume qui plus est totalement son pouvoir (qui en a fait par ailleurs l’homme le plus riche du monde).
Certains États, ensuite, instrumentalisent aussi leurs entreprises à des fins politiques, comme la Chine autour des Routes de la soie, des investissements étrangers de ses entreprises (cas des investissements chinois en Europe) ou encore de l’implantation des entreprises à l’étranger (cas de Huawei). Certains États, enfin, exploitent la présence d’entreprises étrangères sur leur territoire pour exercer des pressions sur ces entreprises (cas des entreprises qui sont restées en Russie, par exemple) ou sur leur pays d’origine (cas des États-Unis avec Huawei également).
Le politique n’est donc jamais très loin de l’entreprise et la diversification des enjeux géopolitiques renforcent encore cette dimension politique de l’entreprise. Cette dernière, nous l’avons déjà noté, doit ainsi décider dans un environnement complexe où cohabitent des facteurs contradictoires entre ses intérêts économiques, industriels technologiques ou financiers, des risques géopolitiques divers, les engagements RSE pris ou la raison d’être définie, des contraintes règlementaires spécifiques et pouvant différer suivant les pays d’activité et des exigences des parties prenantes plus nombreuses que par le passé. Elle doit ainsi hiérarchiser ses risques en fonction de la probabilité d’occurrence de ceux-ci et de leurs conséquences. Les cartographies des risques sont ainsi devenues clés dans l’élaboration des stratégies internationales des entreprises. Pour autant, même si elles sont des outils utiles, elles ne participent que de l’anticipation et la gestion des risques et trouvent donc leurs limites dans une mauvaise appréciation de ce risque. C’est dans cette perspective qu’une politique étrangère peut venir compléter cet outil mais aussi la démarche stratégique d’une entreprise.
Aucune entreprise n’a jamais officiellement « publié » sa politique étrangère, à l’instar de sa politique de ressources humaines ou de sa politique RSE par exemple. Pourtant, nombre d’entre elles reconnaissent avoir une politique étrangère et la mettre en œuvre sans le formaliser ou le dire parce que cette politique leur est nécessaire dans la conduite de leurs opérations. Les entreprises qui ne mettront pas en œuvre une réflexion renouvelée sur ce sujet auront le plus grand mal à naviguer dans les incertitudes de la géopolitique mondiale. Une série d’entretiens10Marine Champon, De l’opportunité d’une politique étrangère des entreprises face aux risques géopolitiques, mémoire de recherche, IRIS, septembre 2024. réalisés avec les dirigeants de groupes du CAC 40 ainsi que de groupes majeurs du monde anglo-saxon ont permis de faire émerger deux enseignements principaux : la transposition du ce concept régalien au privé est pertinente, mais il est nécessaire de définir le corpus normatif qui permettrait de structurer cette politique étrangère au sein des entreprises.
Prévisibilité, cohérence et visibilité : vers un cadre de construction de la politique étrangère de l’entreprise
La politique étrangère englobe toutes les orientations, décisions et actions prises par un État dans ses relations avec le reste du monde. Elle reflète les priorités nationales, les intérêts stratégiques ainsi que les valeurs que cet État souhaite promouvoir sur la scène internationale. Dans le chapitre 10 sur la politique étrangère de son ouvrage sur les relations internationales, Dario Battistella11Dario Battistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. explique qu’elle est « l’instrument par lequel un État tente de façonner son environnement politique international ». Elle se fonde sur des objectifs qui peuvent être de diverses natures (sécurité nationale et défense, intérêts économiques ou stratégiques, défense de principes et de valeurs, comme les droits humains ou encore politique étrangère féministe), des moyens (diplomatie, alliances stratégiques, usage de la force ou de sanctions internationales, participation aux organisations internationales, aide au développement) et un cadre juridique (le droit international, mais aussi des cadres légaux nationaux).
Pour certains, l’entreprise est porteuse de l’intérêt général. C’est tout le sens du rapport Notat/Senard intitulé « L’entreprise, objet d’intérêt collectif »12« L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport rédigé par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, 17 février 2018.. Il affirmait avec force le rôle politique au sens noble du terme de l’entreprise : à savoir son immense responsabilité vis-à-vis de ses parties prenantes, qu’elles soient structurantes (actionnaires et salariés) ou non (ONG, clients, fournisseurs, médias, États, etc). Il affirmait aussi que l’entreprise a vocation à faire du profit qui est une condition de sa survie, mais qu’elle doit impérativement prendre en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité. Sa raison d’être est dès lors entrée dans le cadre législatif et réglementaire à travers la loi Pacte et devait permettre d’illustrer comment elle entendait être au service de l’intérêt général, et même du bien commun. On peut alors penser que c’est dans ce cadre que peut se définir la politique étrangère de l’entreprise.
Au-delà de cela, les risques géopolitiques sont devenus tellement centraux pour les entreprises, et leur rôle et leurs responsabilités sont si larges partout où elles opèrent que poser la question de l’existence à terme d’une « politique étrangère des entreprises » permet d’engager une réflexion de fond sur le rôle géopolitique des entreprises et leur manière de le gérer. Par ailleurs, au regard des défis de la transition verte et de la question centrale de la souveraineté économique dans certaines régions du monde, l’idée d’une « politique étrangère » des entreprises paraît tout à fait justifiée, puisque ce sont ces entreprises qui sont les principaux acteurs de ces défis. De fait, le cadre conceptuel et méthodologique de la politique étrangère et de son élaboration peut être particulièrement adapté à l’appréhension par l’entreprise de son environnement international, tout en lui permettant de définir la démarche à suivre face à cet environnement (risques et opportunités) et en combinant sa stratégie générale de développement et d’affaires et les valeurs qu’elle porte (raison d’être ou RSE par exemple) et les relations qu’elle entretient avec ses parties prenantes, dont la société civile.
Dans son processus d’élaboration, la politique étrangère conduit à une analyse stratégique du contexte et des parties en présence, la définition de priorités, une coordination interinstitutionnelle (dans le cas de l’entreprise, des différents services et départements), puis elle prévoit des évaluations et réajustements réguliers. La politique étrangère peut donc être un moyen adapté à l’anticipation des risques et une plus grande transparence et prévisibilité, mais elle peut aussi permettre de décloisonner les différents départements de l’entreprise au service de la stratégie internationale de l’entreprise.
Aucune entreprise n’est apatride et sa politique étrangère ne peut être totalement déconnectée de son environnement économique, réglementaire et sociétal d’origine. Le principe d’une politique étrangère n’a pas vocation à concurrencer, et ne doit en aucun cas se substituer à la politique étrangère d’un pays. Elle est complémentaire au regard de trois éléments clés qui sous-tendent l’élaboration d’une politique étrangère : prévisibilité, cohérence et stabilité. Parce qu’elle est l’actrice de premier rang des évolutions économiques et sociétales en cours, l’entreprise, en définissant sa politique étrangère, contribue à une prévisibilité des risques. Par ailleurs, la définition d’une politique étrangère permet à l’entreprise d’assurer une cohérence dans sa manière d’opérer face à la multiplicité des risques. Enfin, le fait de définir sa politique étrangère permet à l’entreprise d’être facteur de stabilité d’un certain modèle de société, et l’on devine l’intérêt d’une telle démarche au regard du modèle économique en construction au sein de l’Union européenne.
La grande confusion de la sortie de Russie Lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, les entreprises européennes et américaines ont dû décider si elles restaient ou quittaient la Russie. Ces décisions ont été variées, les entreprises ayant des raisons différentes de rester ou pas, en fonction de l’importance de leurs intérêts sur place, des pressions publiques, des sanctions gouvernementales, de préoccupations éthiques, etc. Pourtant, ces décisions semblaient toutes avoir un point commun : l’absence d’anticipation alors que la Russie avait annexé la Crimée en 2014 et qu’elle menaçait depuis des mois d’envahir l’Ukraine. Deux stratégies principales ont été adoptées par les entreprises : une stratégie de la « pression » et une stratégie de la « justification ». – La stratégie de la « pression » concerne toutes les entreprises qui, au-delà les sanctions internationales et des risques juridiques, ont identifié le risque réputationnel comme leur risque premier si elles restaient en Russie. La principale justification à leur départ a été celle des « valeurs », sans que celles-ci soient toujours clairement explicitées. – Concernant les entreprises qui ont choisi de rester, elles ont le plus souvent adopté une stratégie de la « justification ». Comme pour la stratégie de la « pression », la question des valeurs a été avancée avec d’un côté la nécessité de protéger leurs employés (Decathlon, Leroy Merlin) et de l’autre le fait que leurs produits étaient « essentiels » ou « d’importance stratégique ». Là encore, l’argument des « valeurs » trouve ses limites et l’on a du mal à être totalement convaincu, pour certaines marques, du caractère « essentiel et stratégique » de leurs produits (PepsiCo, McDo). Certaines entreprises ont choisi de maintenir leurs opérations soit du fait de l’ampleur de leurs investissements industriels (TotalEnergies), soit en mettant en avant leur neutralité économique et le fait que l’entreprise est par nature apolitique (Pfizer, Bayer). Cet événement et les décisions des entreprises illustrent bien l’arbitrage aujourd’hui fréquent que celles-ci doivent faire entre leurs intérêts économiques/financiers (et/ou leur manque à gagner) et les conséquences des événements et des risques géopolitiques. Ce constat laisse quelque peu perplexe face aux entreprises qui avancent leur neutralité face aux événements politiques. Le fait que les deux exemples que nous citons sont issus du secteur de la pharmacie est intéressant, traduisant toutefois le probable fait que le secteur d’activité de l’entreprise intervient aussi dans la nature même de cet arbitrage. |
La fausse bonne idée du « friend-shoring » Face à la multiplication des risques géopolitiques, nombre d’entreprises se sont orientées vers une stratégie de friend-shoring ou « relocalisation entre amis ». Cette stratégie conduit ainsi les entreprises à localiser tout ou partie de leur chaîne de valeur dans des pays plus « sûrs », c’est-à-dire des démocraties stables, apparemment respectueuses des droits humains et alliées ou proches des pays occidentaux, dont les États-Unis en priorité afin de se prémunir de l’extraterritorialité des lois américaines. Ce concept de « friend-shoring » a émergé en 2022 sous l’influence de la secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen. L’idée principale en était que, pour limiter les risques géopolitiques, il fallait plutôt privilégier le commerce avec des « partenaires de confiance ». Si l’approche peut sembler séduisante, elle se heurte à certaines limites, qu’il s’agisse de la définition de ce que sont les « partenaires de confiance », de la disparité des intérêts et des approches de la régulation entre les différentes régions du monde ou encore de la réelle possibilité de ne travailler qu’avec des pays « fréquentables ». Elle présente aussi un risque majeur, celui de conduire à une fragmentation de la mondialisation, insoutenable à moyen terme tant pour l’économie mondiale que pour les entreprises. Comment pourrait-on se priver par ce biais de sources d’approvisionnement essentielles ou d’une concurrence entre fournisseurs, qui permettrait de maîtriser ses coûts de production ? Comment également envisager de s’interdire l’accès à des marchés émergents qui seront des relais de croissance dans les années qui viennent ? Le friend-shoring, bien qu’intéressant dans la démarche de sécurisation de sa chaîne de valeur, ne peut donc pas être une stratégie exclusive. Et ce d’autant moins dans un contexte où l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis pourrait encore rebattre les cartes géopolitiques. Qu’il s’agisse de la position que le président des États-Unis adoptera par rapport au conflit Ukraine/Russie et vis-à-vis de l’OTAN, de la politique commerciale et du niveau de droits de douane qu’il imposera à l’Europe, à la Chine ou aux pays tentés par la dédollarisation, les entreprises internationales devront adopter des décisions importantes qui auront inévitablement une dimension au moins autant politique qu’économique ou financière. Et dans ce contexte, la définition d’une politique étrangère de l’entreprise prend tout son sens. |
- 1France Info avec AFP, « « L’UE est très mauvaise pour nous » : Donald Trump annonce que les pays européens vont être soumis à des droits de douane », 22 janvier 2025.
- 2« TotalEnergies échappe aux poursuites pour complicité de crimes de guerre russes en Ukraine », La Tribune, 10 avril 2024.
- 3Reuters, « Renault cède Avtovaz en Russie, mais se garde une option pour revenir », Les Échos, 16 mai 2022.
- 4Société, générale, « Société générale a finalisé la cession de Rosbank et de ses filiales russes d’assurance », communiqué de presse, 18 mai 2022.
- 5Mared Gwyn Jones et Paula Soler, « L’UE va interdire les produits issus du travail forcé, une mesure qui vise principalement la Chine », Euronews, 23 avril 2024.
- 6Pierre-Alexandre Beylier, La frontière Canada/États-Unis à la veille de la seconde présidence Trump, entre crispations et attaques, Fondation Jean-Jaurès, 17 janvier 2025.
- 7« Résilience géopolitique des entreprises françaises opérant à l’étranger », OpinionWay, novembre 2024.
- 8Axa Future Risks Report 2024, 11e édition, octobre 2024.
- 9« Géopolitique des entreprises : évolution des firmes, évolutions du monde », sous la direction de Sylvie Matelly, revue RIS, printemps 2022.
- 10Marine Champon, De l’opportunité d’une politique étrangère des entreprises face aux risques géopolitiques, mémoire de recherche, IRIS, septembre 2024.
- 11Dario Battistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
- 12« L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport rédigé par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard avec le concours de Jean-Baptiste Barfety, 17 février 2018.