Rio de Janeiro : monographie d’une élection municipale pas comme les autres

À quelques jours des élections municipales au Brésil – et à deux ans de la prochaine élection présidentielle –, Anderson Pinho, politiste et coprésident de l’Association de coopération pour le logement des étudiant·es de France (ACLEF), propose une analyse des enjeux politiques à Rio de Janeiro, deuxième ville du pays, et notamment à gauche. Il met également en avant la dimension néolibérale de Rio où les inégalités et l’absence de politiques sociales sont criantes et non sans conséquences.

« À Rio de Janeiro, nous ne vivons pas dans une normalité politique ». Les révélations du 24 mars 2024 font l’effet d’un tremblement de terre. Ce jour-là, trois arrestations révèlent l’implication de figures politiques locales dans l’assassinat politique, il y a six ans, de l’ancienne conseillère municipale Marielle Franco1Bruno Meyerfeld, « Brésil : arrestation des commanditaires présumés de l’assassinat de Marielle Franco », Le Monde, 24 mars 2024.. À quelques mois des élections municipales, l’enquête met à jour l’engrenage infernal d’une ville où politique et milice semblent être les deux faces d’une même pièce.

Alors que le Brésil renouvellera en octobre 2024 les mandats des maires et conseillers municipaux des plus de 5500 communes du pays, j’ai passé près d’un an à suivre les équipes militantes du PSOL (Parti socialisme et liberté) à Rio de Janeiro. Dans la deuxième plus grande ville du Brésil, l’issue du scrutin ne fait pas l’objet d’un grand suspens. La ville est marquée par la candidature de l’actuel maire de centre droit Eduardo Paes, en lice pour un quatrième mandat et largement en tête des sondages, qui le plébiscitent à hauteur de 56% des suffrages dès le premier tour2Sondage Datafolha, « Paes lidera no Rio com 56%, contra 9% de Ramagem e 7% de Tarcísio Motta », Folha de São Paulo, 22 août 2024.. Le scrutin est toutefois marqué par un enchevêtrement des rapports de force politiques locaux et nationaux caractéristique de la vie politique brésilienne. Parmi ceux-ci, le président de la République Lula et une partie de ses alliés sont venus apporter leur soutien à la candidature du maire sortant, au détriment de celle portée par le candidat du PSOL, Tarcísio Motta. Une décision qui fait la démonstration de la dépendance de la gauche au « centrão » et à la droite pour gouverner et s’opposer au bolsonarisme. Au cours d’un entretien, celui-ci nous livre les raisons qui le poussent à faire entendre sa voix, en faisant notamment campagne contre l’omniprésence des milices dans la ville et l’affirmation de Rio comme laboratoire des villes néolibérales. C’est l’occasion de plonger dans les mécanismes de la vie politique carioca et de faire le point sur les rapports de force politique, deux ans après le retour au pouvoir de Lula, et à deux ans de l’élection présidentielle 2026.

Une gauche prise en tenaille par le « présidentialisme de coalition »

À la fin de l’année dernière, les militants, représentants des mouvements sociaux et des partis politiques de la gauche carioca se réunissent dans l’amphithéâtre de l’Association de la presse brésilienne (ABI) de Rio de Janeiro. À l’invitation de la plateforme Se a Cidade Fosse Nossa (« Si la ville était à nous ») et du PSOL, les discussions sont lancées pour initier la création d’un large front politique visant l’alternative aux élections municipales de Rio de Janeiro, dirigée par la droite et le centre droit depuis 1992. La démarche est menée par Tarcísio Motta, député fédéral PSOL de l’État de Rio de Janeiro, enseignant et ancien membre du conseil municipal. Plusieurs représentants locaux des partis politiques de gauche sont présents à ses côtés pour rassembler les voix qui comptent à gauche de l’échiquier politique.

Une vingtaine d’interventions se succèdent, reprenant toutes le slogan de la plateforme politique Se a Cidade Fosse Nossa : « Si la ville était à nous, nous pourrions éviter la multiplication des interventions militaires dans les favelas », évoque la députée de l’État de Rio de Janeiro Renata Souza, en référence à une vaste opération policière impliquant plus d’un millier de policiers et des drones quelques semaines auparavant dans la favela de Maré. Elle sera choisie quelques mois plus tard pour occuper la place stratégique de vice-candidate. « Si la ville était à nous, Marielle Franco serait en vie », déclare Monica Benicio, son ex-fiancée, elle aussi membre du conseil municipal de la ville depuis 2020.

L’enthousiasme des prises de parole ne parvient toutefois pas à estomper le principal enjeu de cette candidature : la probable non-participation du Parti des travailleurs (PT) du président de la République à cette coalition. Sans celle-ci, la candidature portée par le PSOL, parti de gauche radicale né d’une scission avec le Parti travailliste en 2014, rencontrera de sérieuses difficultés à battre le fer avec le maire sortant. Et ce, alors que le scénario contraire se déroule avec succès à São Paulo où la figure du PSOL, Guilherme Boulos, est soutenue par le PT contre le maire sortant Ricardo Nunes (MDB, Mouvement démocratique brésilien), soutien affiché de Jair Bolsonaro.

Le soutien de Lula à la candidature du maire sortant de centre droit s’explique par le phénomène de « présidentialisme de coalition », l’un des mécanismes politiques les plus prépondérants de la vie politique brésilienne depuis le retour à la démocratie de la fin des années 19803Sérgio Abranches, « Presidencialismo de coalizão : o dilema institucional brasileiro », Revista de Ciências Sociais, Rio de Janeiro, vol. 31, n°1, 1988.. Cela illustre parfaitement la nécessité pour le président de la République de créer des majorités larges, souvent en dehors des affinités politiques et idéologiques pour s’assurer d’une majorité, en raison de l’absence intrinsèque de majorité absolue au sein du Parlement brésilien. Le phénomène s’explique par une pluralité de facteurs, dont le caractère fédéral de l’État brésilien, la diversité et l’hétérogénéité d’une société brésilienne dix-sept fois plus peuplée que la France, ou encore la pluralité du système partisan qui rend les coalitions inévitables.

Il n’est donc pas surprenant de voir au sein du gouvernement actuel du président de la République des représentants de la droite traditionnelle, des membres de partis ayant soutenu Jair Bolsonaro ou le gouvernement de coalition autour de Michel Temer (MDB), après le coup d’État institutionnel contre Dilma Roussef en 2016. Habitué à pouvoir peser fortement sur le contexte politique, le « centrão » est aussi l’un des grands gagnants de ce contexte. Cette kyrielle de partis politiques de centre droit, se démarquant d’un échiquier politique particulièrement polarisé entre le PT et le PL (Parti libéral, parti de l’ex-président Jair Bolsonaro), se caractérise par des ancrages locaux puissants, une forte personnalisation ainsi qu’une certaine plasticité idéologique essentielle aux jeux de coalition parlementaire et gouvernementale. Dès le début de sa campagne électorale, Lula avait alors choisi de construire un « front républicain » le plus large possible, en proposant la nomination en tant que vice-président du libéral Géraldo Alckmin (passé du PSDB – Parti de la social-démocratie brésilienne –, au PSB – Parti socialiste brésilien), son ancien opposant à l’élection présidentielle de 2006.

Le contexte politique et électoral d’aujourd’hui est toutefois différent de celui des précédents gouvernements portés par la gauche. Si Lula est bien parvenu à revenir au pouvoir, les élections législatives ont fait advenir le Parlement le plus conservateur de l’histoire de la période démocratique du pays. Le PL a ainsi obtenu le plus grand groupe parlementaire à la Chambre des députés avec 99 sièges, contre 68 pour le PT. Au total, les partis qui ont soutenu le gouvernement du président Jair Bolsonaro atteignent 260 députés (soit 50,6% des 513 sièges)4PL (99), União Brasil (59), Progressistes (47), Républicains (41), Parti social-chrétien (6), Patriota (4), Novo (3) et Parti travailliste brésilien (1).. Une augmentation de près de 30% par rapport à la précédente législature, que l’on retrouve également au Sénat, dans une moindre proportion. Ce contexte est à l’origine d’une multiplication de crises politiques et met « l’articulation politique », une notion centrale dans la vie politique brésilienne, au cœur des discussions entre les partis politiques.

Lula, et plus largement la gauche, sont ainsi particulièrement fragilisés par cette situation, y compris à l’échelle locale, comme l’illustre parfaitement le cas de Rio de Janeiro. C’est en effet en partie au nom de ces équilibres politiques nationaux que doit être compris le soutien du PT au maire sortant de la ville, figure de son parti de centre droit, le PSD (Parti social-démocrate). Eduardo Paes dirige la « Cidade maravilhosa » depuis 2019 pour un troisième mandat, après deux premiers mandats entre 2008 et 2012 et de 2012 à 2016. Il revient aux affaires en 2020 après la parenthèse du mandat de Marcelo Crivella (Républicains), pasteur évangélique, arrêté à neuf jours de la fin de son mandat après avoir été accusé d’être à la tête d’un vaste système de corruption au sein de la mairie de Rio de Janeiro. Crédité par certains sondages de 56% des suffrages dès le premier tour, Eduardo Paes est une figure charismatique et tonitruante de la scène politique locale. Celui-ci jouit d’une réputation d’homme proche de la population, n’hésitant pas à se mettre en scène lors de différentes manifestations populaires. Au point d’emporter l’adhésion en dehors de son propre parti, y compris auprès de certains de ses anciens opposants. Très récemment, c’est Marcelo Freixo, ancien candidat de la gauche aux élections municipales en 2012 et 2016, qui lui a apporté son soutien dans un entretien au média Globo, au nom du combat contre le bolsonarisme. Eduardo Paes apparaît alors de plus en plus comme l’un des soutiens les plus importants du Sud et du Sud-Est dans la perspective de la réélection de Lula en 2026.

En l’absence de soutien du PT, c’est principalement du côté du PSOL que convergent les espérances d’une partie de la gauche locale. D’autant que la campagne va être bousculée par une actualité retentissante, avec l’arrestation des commanditaires présumés de l’assassinat de Marielle Franco, ancienne conseillère municipale de la ville.

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L’affaire Marielle Franco, révélatrice du poids des milices dans la vie politique à Rio de Janeiro

Cinquième conseillère municipale ayant obtenu le plus de votes à l’issue de sa première et dernière campagne électorale en 2016, Marielle Franco avait franchi toutes les frontières d’un système politique brésilien conservateur et violent, pour défendre les droits des femmes, des personnes LGBTQIA+ ou contre l’action des milices dans les territoires. Elle était une « anomalie », en tant que femme noire, favelada, mère et lesbienne. Ce combat lui coûtera la vie lorsque, le soir du 14 mars 2018, après avoir participé à une réunion publique dans le centre de Rio de Janeiro, elle est assassinée de quatre balles dans la tête dans la voiture qui l’accompagnait. 

L’assassinat politique de Marielle Franco est un moment clé de l’histoire politique contemporaine au Brésil comme en dehors, mettant le doigt sur l’exposition au danger des défenseur des droits humains et la violence du système politique. Dès le lendemain, cette tragédie provoque de fortes mobilisations qui connaissent un retentissement national et international, au point de peser fortement sur les pouvoirs publics brésiliens chargés de l’enquête. Erreurs de procédures, disparition des preuves et coups de théâtre marquent celle-ci pendant six ans. Jusqu’au 24 mars 2024, lorsque moins d’une semaine après la commémoration du sixième anniversaire de cet assassinat, l’affaire connaît son dénouement avec l’homologation de la délation de l’identité des mandataires du crime. Trois personnes sont arrêtées : Domingos Brazão, conseiller de la Cour des comptes de l’État, son frère Chiquinho Brazão, député fédéral de Rio de Janeiro, et Rivaldo Barbosa, ancien chef de la police civile de Rio de Janeiro.

Les révélations mettent en lumière la corruption endémique au sein de la police de Rio de Janeiro et son intrication avec le système politique. Les faits frappent de plein fouet la campagne électorale. Effectivement, les principaux intéressés occupaient des postes de pouvoir et de décision stratégiques, pouvant entraver l’enquête. De même, Eduardo Paes est ciblé pour sa proximité avec la famille Brazão : il a nommé Chiquinho Brazão en tant qu’adjoint municipal chargé de l’action communautaire entre novembre 2023 et février 2024 et soutenu la précandidature du fils de Domingos Brazão (Kaio Brazão) pour devenir conseiller municipal de la ville. La famille Brazão est alors loin d’être un cas isolé dans la région de Rio de Janeiro, où plusieurs personnages similaires, de véritables barons, sont plus ou moins connus, et plus ou moins influents.

Une étude réalisée et régulièrement mise à jour par l’institut Fogo Cruzado et le groupe d’études sur les nouvelles illégalités de l’université fédérale de Fluminense (GENI-UFF) démontre que, durant les seize dernières années, les zones dominées par les milices ont augmenté de 387%, passant de 52,6 km² à 256,28 km², soit 10% de la superficie de la région métropolitaine5« Mapa Histórico dos Grupos Armados no Rio de Janeiro », GENI/UFF et Fogo Cruzado-RJ, avril 2024.. La conclusion de l’étude est sans équivoque : « les milices sont les principales responsables de l’augmentation des zones contrôlées par les groupes armés, ce qui explique qu’elles soient devenues la principale menace pour la sécurité publique dans l’État de Rio de Janeiro ».

Quelques jours après, les équipes du PSOL en charge de la mobilisation pour la campagne se rassemblent et tirent le bilan de ces révélations : « À Rio de Janeiro, nous ne vivons pas dans une normalité politique ». Le contexte est propice pour lancer une campagne visant à sensibiliser la population aux dérives du pouvoir établi par les groupes criminels qui opèrent au sein des organes politiques et judiciaires. La campagne Com a Milícia Não Tem Jogo (« Pas de jeu avec les milices ») est lancée et l’enjeu de la lutte contre les milices devient alors central à gauche.

C’est dans ce contexte que nous retrouvons Tarcísio Motta début juillet, quelques jours après que celui-ci a été entendu lors d’une audience de la Chambre des députés dans le cadre des accusations concernant le député Chiquinho Brazão. Il nous livre dans un entretien sa vision du poids de l’influence des milices et des méthodes qu’elles exercent :
« Les milices sont le reflet d’un « projet de pouvoir ». Elles agissent comme une mafia qui occupe des espaces dans le pouvoir législatif, exécutif ou judiciaire pour garantir la continuité de leur pouvoir économique. Dans les périphéries, les favelas et les territoires où résident les communautés les plus pauvres, elles exercent leur influence via des contrôles armés, en s’accaparant des terres ou via le contrôle des services de transport ou d’approvisionnement en gaz par des groupes qui perçoivent des redevances. Ce qui leur permet, in fine, de contrôler les votes. Il faut combattre cette mafia à la fois dans son pouvoir économique et dans son pouvoir politique ».

D’abord bien perçues par les habitants, les milices ont rapidement commencé à ressembler aux groupes criminels qu’elles prétendaient combattre. Elles exploitent un modèle commercial fondé sur l’extorsion et l’exploitation clandestine de services tels que le gaz, l’électricité, la télévision par câble et les camionnettes de transport alternatif ou encore la sécurité des commerçants. Le député fédéral Tarcísio Motta souligne alors que l’absence d’investissement et de politiques publiques dans les territoires défavorisés est le terreau idéal pour permettre leur développement :
« Parce qu’il n’est pas possible d’avoir une quelconque alliance politique avec les milices, il faut en même temps offrir à la population les services que les milices offrent. De nos jours, un citoyen carioca qui vit dans la zone ouest de Rio de Janeiro n’achète un appartement qu’à la milice ou n’emprunte que des transports pirates parce qu’il n’y a pas d’offre publique. Nous devons offrir des services publics sans alliance politique avec ces dirigeants et, en même temps, investir dans une politique de lutte contre le blanchiment d’argent et le trafic d’armes ».

La présence des milices et les enjeux en matière de sécurité esquissent alors une autre Rio de Janeiro s’éloignant de l’image dépeinte sur les cartes postales.

Derrière les cartes postales, un laboratoire des villes néolibérales

Rio de Janeiro s’est incontestablement affirmée dans l’histoire comme la carte postale du Brésil. Pour exemple, le nombre de touristes internationaux arrivant à Rio au cours des sept premiers mois de l’année 2024 est le deuxième plus élevé depuis 1989 (derrière 2014, l’année où le Brésil a accueilli la Coupe du monde de football6« Com 868 370 chegadas, Rio de Janeiro tem o maior crescimento do país na entrada de turistas internacionais em 2024. », Embratur, 24 août 2024.). Mais depuis plusieurs décennies, un autre visage s’est esquissé, laissant apparaître Rio comme le « parangon » des villes néolibérales, en référence à ces villes décrites par Gilles Pinson dans un essai éponyme, et dans lesquelles explosent les inégalités et les processus d’exclusion7Gilles Pinson, La ville néolibérale, Paris, Alpha, 2024..

La sécurité dans la ville est l’une des manifestations les plus prégnantes de ce phénomène. En 2018, la ville est placée sous un régime d’exception d’intervention militaire par le président de la République Michel Temer, chargeant les forces armées de mettre fin aux troubles à l’ordre public. C’est Walter Souza Braga Netto – qui deviendra plus tard ministre de la Défense de Jair Bolsonaro, puis son colistier lors de l’élection présidentielle de 2022 – qui est désigné pour exercer un contrôle opérationnel sur les organes de l’État liés à la sécurité publique. Il déclare alors que Rio de Janeiro est un « laboratoire » pour le Brésil en matière de sécurité. Quelques années plus tard, non seulement ce modèle n’a pas réduit la criminalité, mais il a activement contribué à empirer la situation et à augmenter la violence sur le territoire. Pour le candidat Tarcísio Motta, la sécurité est l’une des dimensions qui a établi Rio de Janeiro comme une ville néolibérale :
« Lorsque l’on parle du modèle de sécurité de Rio de Janeiro, on parle d’un modèle de sécurité hautement militarisé qui contrôle la population la plus pauvre. En ce sens, il s’agit de l’une des formes les plus évidentes d’une ville néolibérale : une ville qui doit contrôler et réprimer sa population pour garantir la poursuite de ses activités. Les occupations militaires se succèdent dans l’histoire et nous continuons à avoir des taux d’homicide, de violences, de fusillades, de balles perdues avec des jeunes pauvres et Noirs qui meurent tous les jours, démontrant que Rio de Janeiro est surtout un laboratoire de ce qui ne devrait pas être fait en matière de sécurité. Pour donner un autre exemple récent, la création des UPP (Unités de police pacificatrice) a également perpétué une logique où les favelas sont conçus comme des territoires ennemis, en dépit des milliers de Brésiliens qui descendent des collines et viennent travailler tous les jours ».

Il poursuit en inscrivant ce processus dans l’histoire politique du pays, et plus particulièrement l’abolition de l’esclavage. Ce n’est qu’en 1888 que la loi Auréa met légalement un terme à l’esclavage, après avoir été signée par la princesse Isabelle dans le Palais impérial situé à proximité de sa permanence parlementaire. Le Brésil est alors le dernier pays indépendant du continent américain à rompre avec cette pratique. Entre 3,5 et 4 millions d’êtres humains ont été déplacés sur son territoire, soit le plus grand nombre dans toutes les Amériques. La ville, qui restera capitale du pays jusqu’en 1960, reste profondément marquée par ce processus, selon Tarcísio Motta :
« Ce phénomène s’inscrit dans l’histoire de la ville. Lorsque la ville a réformé son centre-ville, en s’inspirant du modèle parisien d’Haussmann [au début du XXe siècle], les pauvres ont été expulsés du centre-ville et ont commencé à grimper sur les collines pour former les premières favelas. Le centre-ville a dû être nettoyé et assaini pour permettre aux entreprises de s’installer dans une ville devenue capitale du pays. Rio de Janeiro est un cadre merveilleux pour une ville profondément inégale et fracturée. Dans cette ville, les inégalités sociales sont un héritage historique d’une classe dirigeante esclavagiste. Le Brésil a été le dernier pays au monde à mettre fin à l’esclavage et c’est Rio de Janeiro qui a accueilli le plus grand nombre d’esclaves. Ici, l’abolition de l’esclavage sans aucune politique d’intégration des Noirs dans la société, sans aucune politique de distribution des terres ou de logement a conduit à l’absence de tout. Nous avons encore des périphéries et des favelas qui n’ont pas d’installations sanitaires de base, qui n’ont pas de services de santé ou de crèches. Les habitants de Rio vivent toujours dans la résistance, essayant de trouver des moyens de survivre face à une société profondément inégalitaire. Tout cela est d’autant plus néolibéral que ces politiques s’inscrivent dans un discours d’austérité budgétaire. En permanence, le budget consacré à cette politique de contrôle social fait défaut lorsqu’il s’agit de garantir les droits sociaux. Et tout cela pour faire de la ville un centre d’affaires. Ce n’est pas une coïncidence si Rio de Janeiro a accueilli la Coupe du monde de football en 2014, les Jeux olympiques en 2016 ou encore les Journées mondiales de la jeunesse en 2023. Nous assistons à un cycle au cours duquel les méga-événements ont organisé une ville d’exclusion, via des grands projets de grands stades et de grandes installations. Et pour que cela se produise dans une société aussi inégale que Rio de Janeiro, il est nécessaire d’investir autant dans une logique de sécurité erronée qui considère la favela, la périphérie, comme un territoire ennemi, un territoire à contrôler, à occuper ».

À Rio de Janeiro, les inégalités sont un trait majeur du processus d’urbanisation. Parmi les données qui accentuent ce constat, une « carte de la faim » de la ville a dénombré en mai 2024 que près d’un demi-million de Cariocas souffrent de la faim. L’insécurité alimentaire sévère touche 7,9% des foyers de la ville, soit, en chiffre absolu, 489 000 personnes. Les ménages des personnes noires sont les plus touchés, à hauteur de 9,5% des ménages8« Mapa da Fome da Cidade do Rio de Janeiro », Frente Parlamentar de Combate à Fome da Câmara Municipal do Rio e o Instituto de Nutrição Josué de Castro (UFRJ), 2024..

Tarcísio Motta conclut : « Rio de Janeiro est une ville qui essaie constamment de se vendre sur le marché comme une ville moderne, mais qui en même temps a peut-être la classe dirigeante la plus arriérée, la plus archaïque du Brésil. Elle se nourrit et s’enorgueillit du travail d’une partie de la population sans ne voir aucun problème à ce que les travailleurs cariocas mettent plus de deux heures pour se rendre au travail, dans un trafic absolument bloqué, dans des transports bondés. Cette partie de la population qui vit dans les favelas n’a aucune hygiène et est même contrôlée par des groupes miliciens pour permettre à cette exploitation de se poursuivre. Nous vivons donc dans une société qui se nourrit du retard, qui est vendue sur le marché comme la capitale du G20, comme une ville moderne, mais qui, dans ses périphéries, reste la « capitale du retard » ».

À moins d’un mois du premier tour des élections municipales, les sondages donnent la candidature de la gauche radicale bien en deçà des espoirs suscités lors de la campagne. Le maire sortant Eduardo Paes semble théoriquement en mesure de remporter le scrutin dès le premier tour, avec des sondages lui attribuant jusqu’à 56% des voix. Bien qu’il ne soit crédité que de 7% des voix, il n’est pas question pour Tarcísio Motta de ne pas maintenir sa candidature. Même sans le soutien du PT, il entend proposer une alternative au candidat de Jair Bolsonaro, Alexandre Ramagem (PL), ancien directeur de l’Agence brésilienne du renseignement, crédité de 9% des voix.

Rio de Janeiro n’échappe pas à la polarisation du Brésil entre Lula et Jair Bolsonaro. Elle est devenue le théâtre de deux différentes stratégies pour endiguer le progrès de l’extrême droite sur le terrain. Si le PT entend de son côté prioriser les futures échéances nationales au détriment des frontières idéologiques et partisanes, le PSOL veut jouer sa carte pour « reprendre la bannière du changement, de l’antisystème, et de la transformation [de la société] à l’extrême droite. ». Son principal objectif est de permettre l’élection du plus grand nombre de candidats pour porter cette vision alternative au sein du futur conseil municipal.

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