Retour sur la création des cours criminelles départementales

Après une expérimentation commencée en 2019, la loi du 22 décembre 2021 a généralisé les cours criminelles départementales à l’ensemble du pays à partir du 1er janvier 2023. Un an plus tard, Dominique Raimbourg, co-directeur de l’Observatoire justice et sécurité – Thémis de la Fondation, ancien député et ancien président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, dresse le bilan d’un dispositif encourageant mais encore insuffisant pour réduire les délais de la justice française.

À propos des cours criminelles départementales

Les cours criminelles départementales ont été créées, à titre expérimental, par la loi du 23 mars 2019. Ce texte confie le jugement des crimes punis de quinze et vingt ans de réclusion à une juridiction nouvelle, composée de cinq magistrats professionnels. Les crimes visés sont donc principalement les viols, les coups mortels, les vols à main armée, le proxénétisme aggravé et l’esclavagisme.

L’expérimentation s’est d’abord déroulée dans sept départements à partir d’avril 2019. Elle a ensuite été étendue dans le courant de l’année 2022 à 15 départements. La loi du 22 décembre 2021 a généralisé les cours criminelles départementales à l’ensemble du pays à partir du 1er janvier 2023.

Cette réforme a fait l’objet de vives critiques, regrettant la disparition du jury, et donc de la participation populaire au jugement des crimes.

L’arrêt du Conseil constitutionnel du 24 novembre 2023

Saisi par les opposants à cette réforme, le Conseil constitutionnel a validé l’existence des cours par un arrêt du 24 novembre 2023. Il considère tout d’abord que le jugement des crimes avec la participation d’un jury populaire n’est pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République au sens de l’article premier du préambule de la Constitution de 1946. En effet, au cours de notre histoire, plusieurs lois ont réservé le jugement de certains crimes à des juridictions sans jury.

Ensuite, il juge que le législateur a la possibilité d’adopter des règles de procédure différentes pour des accusés dans des situations différentes. Les accusés encourant jusqu’à vingt ans de réclusion peuvent ainsi voir leur cas examiné par une cour sans jury. Ils sont en effet dans une situation différente de ceux qui encourent une peine supérieure. Enfin, la procédure d’audience et le temps consacré à un examen minutieux des personnes et des faits étant identiques lors des audiences des cours d’assises et des cours criminelles départementales, il n’y a pas rupture d’égalité entre les accusés.

Les regrets devant le recul du rôle du jury populaire

On ne peut que s’accorder pour regretter le recul du rôle du jury populaire pour juger les crimes, tant il représente une formidable avancée de la Révolution française qui a permis à des juges et à des citoyens tirés au sort de se rencontrer, de débattre, de délibérer et de rendre la justice ensemble « au nom du peuple français ». Le jury constitue aussi une sorte d’université permanente pour ces citoyens – environ 20 000 personnes sont tirées au sort chaque année pour y siéger. Ce jury fait partie de l’histoire de la justice en France, même si les exceptions à la règle sont aujourd’hui nombreuses en matière de terrorisme pour certains types de criminalité organisée. 

Le poids de la réalité

Malheureusement, force est de constater que les cours d’assises ne peuvent plus juger la totalité des infractions qui sont de leur compétence. 

En 2022, selon le recueil des chiffres-clés 2023 du ministère de la Justice1Les chiffres clés de la justice, Édition 2023, Ministère de la Justice, 26 octobre 2023., les cours d’assises ont prononcé 2 400 condamnations dont : 

  • 1 205 pour viols, 
  • 843 pour homicides et violences volontaires,
  • 295 pour vols criminels,
  • 57 pour d’autres crimes.

Pour cette même année 2022, les statistiques du ministère de l’Intérieur faisaient état de : 

  • 38 400 victimes de viol,  
  • 8 600 vols avec arme,
  • 959 homicides.

La prudence est de mise dans l’interprétation de ces chiffres. En effet, les 38 400 dossiers de viol recensés par la police ne sont pas tous transmis après la clôture d’enquête ou d’instruction aux cours d’assises. Certains faits sont prescrits, d’autres sont requalifiés différemment, notamment en agressions sexuelles, d’autres enfin n’ont pu recueillir de charges suffisantes pour engager de poursuites. 

Cependant, la comparaison des deux masses de chiffres démontre l’impossibilité pour la juridiction criminelle traditionnelle de tout juger. Cette impossibilité n’est pas nouvelle, et c’est en réalité depuis des décennies qu’on pratique la correctionnalisation, c’est-à-dire la déqualification de viols en agressions sexuelles, qui sont jugées par les tribunaux correctionnels.  

Dans de nombreux départements, ne sont jugés par les cours d’assises que le viol aggravé (peine maximale encourue : vingt ans), tandis que les viols simples (peine encourue : quinze ans) sont déqualifiés en agressions sexuelles. Précisons qu’un viol aggravé est un viol commis avec une des nombreuses circonstances aggravantes prévues par la loi (viol commis sur mineur de moins de quinze ans, viol avec arme, ou en réunion, ou commis par un ascendant ou une personne ayant autorité sur la victime…). 

Le mécanisme de correctionnalisation est le même pour les vols avec arme. La comparaison entre les 295 condamnations par les cours d’assises et les 8 600 vols avec arme relevés par les services de police est parlante. La pratique des parquets ici encore est la même : sont correctionnalisés et qualifiés de vols avec violence tous les vols commis avec une autre arme (couteau, batte de base-ball…) qu’une arme à feu. 

La différence entre la production policière et la production judiciaire est telle qu’il faudrait des décennies d’octroi de moyens supplémentaires pour la combler. 

La création des cours criminelles départementales est donc une réponse à cette différence de production entre l’institution policière et l’institution judiciaire.

La « plus-value » des cours criminelles départementales 

Les cours criminelles départementales évitent d’abord le travail de constitution du jury prévu par les articles 259 à 267 du code de procédure pénale. Celui-ci implique une série d’allers et retours entre la préfecture, les mairies du département et le greffe de la cour d’assises. 

Une commission composée de magistrats du siège, du procureur, du bâtonnier de l’ordre des avocats, de conseillers départementaux se réunit en septembre pour valider la liste préparatoire, établie à partir des tirages au sort effectués dans chaque mairie. Cette commission procède alors à un tirage au sort permettant de former une liste annuelle de jurés titulaires, ainsi qu’une liste annuelle de jurés suppléants, ces derniers devant être domiciliés dans la ville où siège la cour d’assises. 

Trente jours avant la session d’assises, le président du tribunal procède publiquement au tirage au sort des 35 jurés titulaires et de dix jurés supplémentaires. Quinze jours avant la session, les jurés sont convoqués en leur précisant la durée de la session, qui est fonction du nombre d’affaires à juger.

La formation du jury est donc très lourde, et s’en dispenser soulage un peu la machine judiciaire, et notamment les greffes déjà embolisées, dont on ne parle pas assez.

Une réforme à poursuivre

Les prévenus et les victimes supportent des délais totalement déraisonnables qui produisent de l’anxiété, de la douleur, de l’incompréhension et un sentiment d’abandon et d’injustice imputés à l’État. 

La surcharge de la justice est telle que cette réforme ne suffira pas. La situation est tellement grave que l’on peut se demander si les formes traditionnelles de justice sont adaptées aux besoins de notre société. Nous n’avons pas l’ambition d’apporter une réponse définitive, mais on peut penser que des déjuridictionnalisations importantes pourraient permettre à la justice de mieux fonctionner dans des délais acceptables. Déjuridictionnaliser signifie traiter certaines infractions en dehors de la justice, par d’autres institutions.

Ne peut-on pas laisser le préfet, qui prononce déjà une suspension de permis de conduire (ce qui entraîne la suppression de points sur le permis), répondre seul à la première conduite sous l’empire de l’alcool sans accident ? Cela représente annuellement près de 70 000 dossiers correctionnels. 

Il faut poursuivre la réflexion, car aucune augmentation des moyens n’est à la mesure de l’immensité du problème.

L’étrange cécité des juristes et des professionnels du droit

L’argumentation des avocats, des magistrats et des juristes qui ont soutenu le recours devant le Conseil constitutionnel est étrange. Tous connaissent nécessairement la difficulté des tribunaux et des cours à traiter le flux des dossiers. Curieusement, ils défendent le principe du jury, certes tout à fait défendable, sans jamais évoquer la difficulté de l’appareil judiciaire à traiter le flux. Le mot même de flux semble être devenu un gros mot, alors qu’il s’agit bien du résultat de l’émergence d’un travail policier répondant à une évolution sociale en marche. Ce sujet « sale »  est renvoyé à la responsabilité de l’exécutif, sommé implicitement d’apporter les moyens nécessaires à même de résoudre magiquement le problème. 

Il est impératif de penser, sans les dissocier, le droit, la procédure et sa mise en œuvre par la police, la justice et la pénitentiaire.

Du même auteur

Sur le même thème