Rénovation intellectuelle et politique : convergence ou rendez-vous manqué ?

Suite à la crise économique et financière de 2008, Saúl Escobar Toledo1Mexicain, Saúl Escobar Toledo est professeur à l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), membre du bureau de l’Institut d’études ouvrières « Rafael Galván », fondateur du PRD (Parti de la révolution démocratique) en 1989. Il a démissionné du PRD en 2018. s’interroge sur la situation politique et intellectuelle des gauches et sur les réflexions en cours à gauche pour tenter de répondre aux différents et nombreux défis, dans le cadre du « débat d’idées » que l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation consacre au progressisme.

La crise financière de 2008, ultérieurement appelée « grande récession », a eu plusieurs effets politiques et sociaux sur l’ensemble de la planète et a eu des répercussions sur la pensée dominante dans les milieux universitaires et dans les réseaux intellectuels proches des partis politiques et des institutions gouvernementales.

Ella mis les gens dans la rue pour protester ; elle a modifié le ressenti et les préférences des électeurs, parfois en direction de l’extrême droite, en d’autres occasions vers la gauche ; elle a réactualisé le débat sur les réformes et les perspectives du capitalisme.

On a pu le voir en Argentine, en Colombie et au Chili, et de façon incertaine au Pérou, et aussi avec la défaite de la gauche en Équateur. L’élection de 2018 au Mexique doit être incluse dans ces manifestations de changement et d’insatisfactions.

En Europe et aux États-Unis, on a également constaté des changements remarquables. Chez notre voisin du nord, les insatisfactions se sont exprimées dans la rue, avec Occupy Wall Street en 2011 et les multiples mouvements antiracistes surgis il y a un peu plus d’un an après l’assassinat de George Floyd par la police. En politique, les États-uniens ont élu comme président un personnage au discours anti-mondialisation de droite (Donald Trump), puis un démocrate aux propositions novatrices en politique économique, avec en particulier un impôt sur les transnationales et les très riches (Joe Biden). On a également constaté une évolution semblable en Europe, mais de façon plus diverse et plus difficile à comprendre, dans la mesure où les réalités nationales imposent leur marque aux conjonctures politiques, malgré, ou à cause de, l’existence de l’Union européenne.

Selon divers commentateurs et experts, comme Alyssa Battistoni l’a fait dans The Nation, une revue progressiste publiée aux États-Unis, la crise capitaliste a sévèrement interpellé la pensée universitaire et les programmes politiques dans diverses parties du monde. Des professeurs qui ne se veulent pas marxistes, formés dans le libéralisme, se sont penchés de façon critique sur les maux du système capitaliste. Depuis le grand succès de librairie du Capital au XXIe siècle2Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013. de Thomas Piketty en 2013, les éditeurs ont publié de nombreux livres consacrés aux inégalités du capitalisme à un rythme accéléré.

Thomas Piketty a depuis publié un autre ouvrage, Capital et idéologie3Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019., et presqu’en même temps a été publié Le triomphe de l’injustice de Gabriel Zucman et Emmanuel Saez4Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Paris, Seuil, 2020.. Puis Unbound: How Inequality Constricts Our Economy and What We Can Do about it de Heather Boushey5Heather Boushey, Unbound: How Inequality Constricts Our Economy and What We Can Do about it, Harvard University Press, 2019. et Morts de désespoir d’Anne Case et Angus Deaton6Anne Case, Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021., parmi beaucoup d’autres publications. Il faudrait ajouter à cette liste les textes de Branko Milanovic, économiste spécialiste d’études approfondies sur les inégalités dans le monde. Son dernier essai, Le capitalisme sans rival7Branko Milanovic, Le Capitalisme sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, Éditions La Découverte, 2020. peut se lire, selon Battistoni, comme un hommage à Marx.

Concernant le livre de Thomas Piketty, Capital et idéologie, l’intention, également très ambitieuse, vise à repenser le programme et les signifiants du socialisme comme alternative politique à l’usage du monde actuel. Dans son ouvrage de 1317 pages, il analyse plusieurs siècles d’histoire dans un large éventail de pays. Il recourt aux analyses politico-électorales pour élaborer un programme de réformes, proposant pour l’essentiel un impôt élevé sur le patrimoine, l’héritage, les revenus des personnes les plus riches, et ce pour tous les pays, afin d’éviter une concentration du capital entre quelques mains. De sorte que la propriété privée deviendrait « temporaire ».

À ce catalogue d’auteurs, il conviendrait d’ajouter les contributions, particulièrement intéressantes, de professeurs d’Asie, notamment d’Inde et du sud-est de cette région. Toutes ces études ont en commun, en premier lieu, une rupture avec les contraintes formalistes des modèles économiques (et économétriques) toujours dominants et, ensuite, d’adopter une approche reposant davantage sur l’histoire, la sociologie, les sciences politiques, voire la fiction littéraire, plus que sur les mathématiques. Écartant les modèles théoriques et abstraits, ces économistes fondent leurs analyses sur un ensemble d’éléments empiriques, qui documentent la croissance de quelques fortunes gigantesques, la dégradation de l’accès à la santé et à l’éducation de la majorité des personnes et des familles, situées au-dessous de ces 10% les plus riches, la réduction de l’impôt payé par les entreprises et les plus prospères, et le blocage salarial subi par la majorité de ceux qui travaillent.

Il y a longtemps que cette vision critique du capitalisme est présente chez de nombreux spécialistes, pour beaucoup issus de la CEPAL8Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes., ou du CLACSO9Conseil latino-américain de sciences sociales.. Notre pays compte des professeurs et des chercheurs renommés, travaillant à l’UNAM10Université nationale de México., à la Métropolitaine, et dans d’autres institutions publiques et privées de la capitale comme dans les États [fédérés]. On n’en dressera pas ici les noms et les travaux, l’espace manquerait, avec le risque d’en oublier.

Je souhaiterais, en revanche, souligner que toute cette agitation intellectuelle donnant l’image d’un regain de la pensée critique, souvent d’inspiration socialiste, a un débouché dans les sphères institutionnelles et politiques. On le note à peine, mais il y a pourtant certains changements dans les discours et les décisions d’institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), comme dans les propositions de « l’aile socialiste » des élus du Parti démocrate aux États-Unis et dans quelques partis européens de gauche.

Cela dit, il s’agit d’une influence sans grandes conséquences transformatrices. Il faudra suivre le déroulé des politiques de Joe Biden aux États-Unis pour mesurer s’il y a un vrai changement de cap. La clef (ou l’une des plus importantes clefs) permettant de mesurer la portée des innovations, comme signalé par les auteurs mentionnés, est la politique fiscale et le contrôle des flux de capitaux, seuls à même de réduire drastiquement les grandes inégalités du monde actuel.

En Amérique latine, les gouvernements de gauche ont avec succès promu de nouvelles politiques redistributives au moyen de programmes sociaux nouveaux ou élargis. En revanche, ils ont été timides, et même conservateurs, en matière d’impôts nouveaux pour les plus riches, afin de diminuer la charge pesant sur les classes moyennes et défavorisées. L’exemple le plus parlant est celui du Brésil sous les mandats de Lula et Dilma Rousseff.

Au Mexique, avant la pandémie, le gouvernement d’Andrés Manuel López Obrador paraissait suivre le modèle brésilien, avec un accent plus marqué dans la lutte contre la corruption. La rupture économique de 2020 et – de façon moindre – de 2021 a considérablement changé la réalité. En dépit des nouveaux programmes du gouvernement de López Obrador, le nombre de Mexicains pauvres et extrêmement pauvres s’est accru, tout comme les inégalités économiques.

Comment remédier à ce dommage et éviter son extension ? Peut-être que les nouvelles approches théoriques, mentionnées précédemment, pourraient être utiles pour imaginer un programme de reprise économique. Malheureusement, le débat intellectuel se perd en fausses alternatives et en disputes historiques absurdes. L’important, je pense, tenant compte des nouveaux apports théoriques, n’a pas été pris en considération par l’agenda des partis et celui des campagnes. Il n’y a pas, d’un côté, d’effort minimal reconnaissant le bilan désastreux du passé, pas plus que, de l’autre, la nécessiter de corriger pour affronter les effets de la grande catastrophe pandémique. La pensée critique est absente. Espérons qu’elle réapparaisse !

Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation Jean-Jaurès

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    Mexicain, Saúl Escobar Toledo est professeur à l’Institut national d’anthropologie et d’histoire (INAH), membre du bureau de l’Institut d’études ouvrières « Rafael Galván », fondateur du PRD (Parti de la révolution démocratique) en 1989. Il a démissionné du PRD en 2018.
  • 2
    Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
  • 3
    Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019.
  • 4
    Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Paris, Seuil, 2020.
  • 5
    Heather Boushey, Unbound: How Inequality Constricts Our Economy and What We Can Do about it, Harvard University Press, 2019.
  • 6
    Anne Case, Angus Deaton, Morts de désespoir. L’avenir du capitalisme, PUF, 2021.
  • 7
    Branko Milanovic, Le Capitalisme sans rival. L’avenir du système qui domine le monde, Paris, Éditions La Découverte, 2020.
  • 8
    Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes.
  • 9
    Conseil latino-américain de sciences sociales.
  • 10
    Université nationale de México.

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