En 2019, une dynamique sans précédent dans l’Union européenne autour de la transition écologique a abouti, après quatre ans de négociations, au lancement du Pacte vert (Green Deal) européen, l’ensemble de lois le plus complet au monde dans ce domaine. Alors que la Chine contrôle 60% de la chaîne de valeur des technologies bas carbone, la relance industrielle européenne devient une des clés de réussite du Pacte vert. Mais pour Neil Makaroff, directeur du think tank européen Strategic Perspectives, l’UE doit investir massivement en ce sens pour que la transition écologique soit l’opportunité de revitaliser des régions en déclin industriel en créant de nouveaux emplois.
En l’espace d’un mandat, le Pacte vert aura modifié le paradigme économique européen, passant de la confiance aveugle dans les marchés à une quasi-planification écologique à l’échelle du continent. Et pour cause, au fil des crises, le Pacte vert européen n’est plus seulement apparu comme une nécessité face à l’urgence climatique, il est devenu un choix stratégique pour bâtir une Europe plus souveraine et résiliente. Il a abouti aux plus grandes réformes sur le climat au monde, a été le « moteur de la relance » économique post-Covid, et est perçu comme l’unique levier de sécurité énergétique viable à l’heure où la Russie utilise le gaz et le pétrole comme outils de chantage.
Le Pacte vert place l’Union européenne en tête du déploiement de la transition écologique à l’échelle mondiale. Selon une étude comparative de Strategic Perspectives, les pays européens sont ceux qui ont l’électricité la plus verte des grandes économies mondiales, le plus de voitures électriques proportionnellement à leur population. Ils dominent également l’installation mondiale de pompes à chaleur. Cette dynamique va s’amplifier dans les prochaines années.
Les transformations écologiques inscrites dans le marbre de la loi européenne par le Parlement européen et les États sont le début d’une planification à l’échelle européenne. En seulement sept ans, l’Europe souhaite doubler la part des énergies renouvelables dans son mix énergétique, tripler le rythme de rénovation des bâtiments et multiplier par deux le nombre de pompes à chaleur installées chaque année en remplacement des chaudières au gaz ou au fioul. Elle a également engagé la mutation du secteur automobile et des poids-lourds vers la voiture et le camion électrique, et mis en place le principe de pollueur-payeur pour l’industrie et l’aviation. Ces réformes sont autant de leviers directs au service de la transformation de l’économie.
Pourtant, les dirigeants européens ne devraient pas se reposer sur leurs lauriers et encore moins appeler à une « pause » réglementaire. L’Europe est extrêmement dépendante de la Chine pour les technologies vertes comme les panneaux photovoltaïques ou encore les batteries des voitures électriques. En d’autres mots, si rien n’est fait, la transition européenne sera « made in China ». Un risque sérieux de dépendance vis-à-vis de la Chine qui ferait rater au passage l’opportunité unique de réindustrialiser l’Europe et de créer des milliers d’emplois dans ces secteurs. Ce risque est bien identifié par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui a proposé de fixer des quotas européens de production pour les technologies stratégiques de la transition. Un pas de plus vers une planification industrielle et écologique, s’éloignant un peu plus du paradigme du « tout-marché ». Elle va même jusqu’à mobiliser des outils de la politique commerciale pour faire face à la domination industrielle chinoise. Lors de son discours sur l’état de l’Union, elle a annoncé le lancement d’une enquête contre les pratiques anticoncurrentielles de la Chine dans la production de voitures électriques. En effet, les voitures électriques chinoises seraient largement subventionnées et donc moins chères que leurs concurrentes européennes, ce qui menacerait l’industrie de l’Union.
Cela semble néanmoins assez insuffisant pour rester dans la course à l’heure où la Chine veut devenir l’usine mondiale de la transition mondiale et où les États-Unis rattrapent leur retard industriel à travers l’Inflation Reduction Act (IRA). Il est urgent de penser à la suite du Pacte vert et de le transformer en grand plan de réindustrialisation de l’Europe. C’est la condition pour faire de l’Europe une puissance industrielle verte et distribuer les fruits de cette transition dans les territoires, tant en termes d’emplois que d’investissements. Cette étape industrielle du Pacte vert devrait être au cœur des priorités pour la fin de ce mandat et pour le prochain.
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Le Pacte vert arrive au bon moment pour faire de l’Europe l’économie la plus décarbonée et la rendre moins dépendante aux importations de gaz, pétrole et charbon. Le déploiement des technologies de transition s’accélère à un niveau sans précédent. Selon le rapport de Strategic Perspectives, le Pacte vert consoliderait l’essor des énergies renouvelables, permettant au solaire et à l’éolien de fournir 55% de l’électricité consommée par les Européens d’ici 2030. De la même manière, les lois européennes sur le climat devraient conduire à l’installation de 58 millions de pompes à chaleur, remplaçant de vieilles chaudières au gaz et au fioul, et au déploiement de 29 millions de voitures électriques. Sur un continent sans gaz, ni pétrole, la transition écologique représente un gain de souveraineté énergétique sans précédent.
Évolution de la production électrique d’ici à 2030 par source (en gigawatt GW)
Source : rapport de Strategic Perspectives Turning the European Green Deal into Reality, modélisation par Cambridge Econometrics (voir méthodologie à la fin de la note).
Néanmoins, ce coup d’accélérateur n’est pas sans risque dans la situation industrielle actuelle. Il implique la production de ces technologies à la bonne échelle. Or c’est la Chine qui domine 60% de la chaîne de valeur mondiale des technologies zéro-carbone. Elle détient 74% des sites de production mondiaux de batteries au lithium, nécessaires à la production de voitures électriques, et 75% de la production des cellules photovoltaïques. Certes, l’Europe assure toujours la production de 85% et 73% de ses besoins pour l’éolien et les pompes à chaleur, mais l’accélération de sa transition contribue à accroître ses importations dans ces secteurs. La Chine devient d’ailleurs un sérieux concurrent de l’industrie éolienne européenne, fragilisant les entreprises de l’Union. En souhaitant devenir l’usine mondiale de la transition écologique, la Chine assoit une domination technologique tout en réussissant le tour de force de capter l’essentiel des activités industrielles et des emplois verts. Ce n’est pas sans risque pour les autres économies du globe.
Part de la production mondiale de batteries au lithium en 2022 (en pourcentage)
Source : rapport de Strategic Perspectives Competing in the new zero-carbon industrial era basé sur les données de BloombergNEF, 2023.
Un choix s’offre aux Européens : rester seulement un grand marché vert ou bâtir une puissance industrielle de la transition. L’Europe pourrait se contenter d’être un grand « marché vert », qui importe l’essentiel des outils de sa transition à moindre coût. Mais c’est sans compter sur les risques d’une telle dépendance. Des événements externes comme une guerre ou une pandémie peuvent ralentir les chaînes d’approvisionnement voire les rompre, mettant à mal l’atteinte des objectifs climatiques européens. Pire, la Chine peut utiliser cette dépendance comme un moyen de pression politique réduisant les marges de manœuvre des Européens en cas d’escalade commerciale entre Pékin et Washington ou de conflit avec Taipei par exemple. Les risques d’un tel choix sont grands pour la souveraineté européenne.
L’administration Biden l’a bien compris en lançant l’Inflation Reduction Act (IRA). Il vise à réintégrer les chaînes de valeur de la transition sur le sol américain à coup d’investissements massifs dans la production de technologies vertes et le soutien au consommateur pour l’achat de produits verts. La puissance de feu américaine permet aux États-Unis de rattraper leur retard en termes d’investissements et d’ouvrir des usines de batteries, d’éoliennes et de panneaux photovoltaïques. Cette politique est un succès. En un an d’existence, l’IRA aurait permis de créer 170 000 emplois verts dans les vieux États industriels, principalement républicains, de la Rust Belt et du Sud.
Apprendre à manier les outils de la puissance industrielle
L’idée bien européenne que le marché seul aboutira à une politique industrielle est révolue. L’Union européenne ne peut plus se contenter d’être une puissance normative, fixant les objectifs et définissant les règles. Elle doit apprendre à manier les outils de la puissance industrielle. Le travail n’est donc pas fini pour nos dirigeants. Réfléchir aux prochaines étapes du Pacte vert et à sa mutation en grand plan de réindustrialisation de l’Europe est devenu incontournable.
L’objectif de produire sur le sol européen 40% des technologies vertes dont nous avons besoin d’ici à 2030 est en cela une étape importante. Mais sans investissements massifs, il sera difficilement atteignable. La Commission estime que sur les 92 milliards d’euros nécessaires pour construire une base industrielle solide d’ici à 2030, seuls 8 milliards seraient réellement disponibles dans le budget européen. De leurs côtés, seuls quelques États membres, Allemagne et France en tête, ont les moyens financiers d’attirer ces projets industriels, risquant d’aggraver les disparités entre pays européens.
Pour être un succès européen, l’émergence de cette nouvelle industrie doit être coordonnée et les fruits de la transition écologique équitablement partagés. La création d’un instrument d’investissement à l’échelle de l’Union, comme un fonds européen pour la souveraineté et le climat, idée longtemps évoquée avant d’être battue en brèche par certains États membres, répondrait pourtant à ce défi. Il permettrait de combler l’écart entre pays, de soutenir l’innovation et d’appuyer l’implantation de sites industriels sur le sol européen. Des économistes de la Banque centrale européenne au commissaire européen Paolo Gentiloni, une dynamique émerge en faveur d’un financement européen, remplaçant le plan de relance après 2026 et débloquant le potentiel industriel de la transition écologique.
Un plan filière par filière permettrait de cibler au mieux les besoins. L’Europe doit par exemple consolider son industrie éolienne aujourd’hui en grande difficulté et faire émerger une industrie solaire innovante et à haute valeur ajoutée. Tout comme l’alliance pour la batterie européenne, l’Union peut coordonner les efforts des acteurs industriels et initier de nouveaux champions, notamment dans la fabrication de pompes à chaleur industrielles ou d’électrolyseurs pour produire de l’hydrogène. Enfin, elle a les capacités de fabriquer une batterie « made in Europe » moins gourmande en matériaux, rivalisant avec la Chine et les États-Unis.
Au-delà de la construction d’usines, l’Europe pourrait également explorer la piste du verdissement de la commande publique des municipalités, régions et administrations centrales. Par exemple, elle pourrait définir un objectif d’électrification du parc de véhicules publics, comme c’est déjà le cas en France, ou un quota minimum d’acier vert dans la construction de bâtiments publics. Cela enverrait un vrai signal aux industriels et garantirait un débouché à leurs productions zéro-carbone. Comme le propose le think tank I4CE, le surcoût du verdissement de la commande peut être pris en charge par les fonds européens lorsque les municipalités ou les régions n’en ont pas les moyens.
Enfin, comme l’a annoncé la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, lors de son discours sur l’état de l’Union, les outils de la politique commerciale peuvent protéger l’industrie européenne naissante. Le lancement d’une enquête contre les pratiques anticoncurrentielles de la Chine dans la production de voitures électriques en est le premier marqueur. Ne voulant pas répéter les erreurs qui ont conduit à la quasi-disparition de l’industrie solaire européenne dans les années 2010, l’Union européenne se prépare à protéger les constructeurs automobiles européens de leurs concurrents chinois, largement subventionnés et donc moins chers.
Autant d’exemples de chantiers qui prolongeraient le Pacte vert en lui donnant une dimension industrielle puissante.
Réconcilier les travailleurs et la transition
Mieux encore, une vraie politique industrielle européenne pourrait engager la réindustrialisation de régions qui ont subi de multiples déclins dans les dernières décennies. Certaines comme la Silésie, les Hauts-de-France, les Asturies ou encore la Sarre par exemple ont successivement connu la sortie du charbon, la restructuration du secteur automobile et le déclin de l’acier. Cela a entraîné une déstructuration du tissu social et économique et une hausse du chômage. En ciblant en priorité les investissements dans ces territoires, l’Europe peut faire rimer transition écologique avec réindustrialisation et emplois qualifiés.
Carte des régions européennes risquant d’être affectées par la transition en raison de multiples vulnérabilités
Un certain nombre vulnérabilités sont identifiées dont le déclin industriel, la sortie du charbon, un haut niveau de chômage, de faibles connexions au marché commun, etc.
Source : rapport de Strategic Perspectives Turning the European Green Deal into Reality.
Elle a le potentiel de revitaliser ces anciennes terres industrielles grâce à l’industrie verte, prouvant d’un même coup que les fruits de la transition écologique peuvent être partagés équitablement. Selon Eurostat, les secteurs de la transition emploient déjà 5 millions de personnes en Europe. D’ici à 2030, rien qu’avec les politiques du Pacte vert actuel, les prévisions tablent sur une balance positive en termes de création d’emplois d’au moins 470 000 emplois supplémentaires. La réindustrialisation verte pourrait amplifier significativement ce chiffre.
Cela est d’autant plus important que la nouvelle ère industrielle qui s’ouvre avec la transition va également accélérer la fermeture de certaines activités et la transformation d’autres. 230 000 personnes travaillent dans le secteur du charbon en Europe et 2,6 millions dans l’industrie lourde comme l’acier, la chimie ou le ciment. Accompagner ces travailleurs dans la nouvelle industrie et leur offrir l’opportunité, voire la fierté, de travailler à la transformation écologique du continent est une chance à ne pas rater. Les syndicats ont ainsi un rôle pivot à jouer dans cette restructuration tout comme les collectivités locales et l’État, garant de la formation. Néanmoins, sans des investissements européens coordonnés, il sera difficile de s’assurer une distribution juste des bénéfices industriels et sociaux de cette réindustrialisation verte.