Face au choc énergétique, les gouvernements nationaux tout comme la Commission européenne privilégient la construction des nouvelles routes du gaz et du pétrole. Pourtant, la dépendance des Européens aux énergies fossiles est leur principale vulnérabilité. C’est notre modèle énergétique qu’il faudrait transformer : à l’Union de siffler la fin de la dispersion énergétique des États membres et de s’affirmer comme une puissance industrielle verte, conjuguant souveraineté et écologie. Car ce ne sera que si les Vingt-Sept quadruplent leurs efforts de transition écologique qu’ils tiendront leur objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre pour 2030.
La mise en service du parc éolien au large de Saint-Nazaire fin novembre dernier doit être célébrée comme un événement majeur pour notre indépendance énergétique. Ces 80 éoliennes viennent fournir de l’électricité pour l’équivalent de 700 000 foyers. Autant d’électrons qui réduisent (un peu) la menace de pénuries de gaz et d’électricité qui plane sur l’Europe cet hiver et l’hiver prochain.
Sur un continent sans gaz, ni pétrole, tout choc réduisant l’approvisionnement en énergie représente une menace pour la stabilité politique, économique et sociale de nos sociétés. C’est d’ailleurs le cœur de la stratégie du Kremlin : en restreignant l’accès aux hydrocarbures, Vladimir Poutine veut mettre à mal la cohésion des Européens. Les amener à renoncer à soutenir l’Ukraine. Il fait le pari que le manque de résilience énergétique des pays européens et la hausse des prix les conduiront à céder. À cela, les dirigeants européens ont clairement indiqué depuis la déclaration de Versailles en mars dernier leur souhait de réduire la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis des importations énergétiques russes. La Commission européenne a d’ailleurs construit un plan, REPowerEU, qui vise justement à se passer du pétrole, gaz et charbon russes d’ici à 2027. Un réveil tardif, mais nécessaire.
Le prix d’une décennie de négligence dans la transition énergétique
Selon la Commission européenne, 57,7% de l’énergie consommée en Europe provient d’importations en 2020. Une situation qui s’est accentuée, notamment vis-à-vis de la Russie, depuis 2000. Les énergies renouvelables ont heureusement permis d’amortir sérieusement le choc puisqu’elles ont fait économiser aux Européens l’équivalent de 99 milliards d’euros de consommation d’énergies fossiles en 2022. Mais leur développement trop faible n’a pas complètement exclu tous les risques.
Ici, France et Allemagne peuvent être renvoyées dos à dos. Le retard accumulé par la France dans le développement des énergies renouvelables tout comme la dépendance accrue de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe créent un problème de vulnérabilité majeur pour l’Europe. Si la France avait atteint son objectif d’énergies renouvelables en 2020, l’Europe connaîtrait moins de tension sur sa production électrique. En effet, une très large partie de l’électricité consommée en France provient de ses voisins, et notamment des centrales à charbon allemandes, comble de l’ironie pour un pays qui ne cesse de critiquer la transition énergétique outre-Rhin. Une responsabilité collective donc, qui doit autant à la stratégie européenne d’approvisionnement en gaz et pétrole qu’au manque de volonté des pays européens de donner un coup d’accélérateur à la rénovation du bâtiment et aux déploiements des énergies renouvelables. Cette situation conduit à une relance temporaire des centrales à charbon pour faire face aux pénuries. C’est le cas en Allemagne, en Autriche, au Pays-Bas et en France où le gouvernement a réactivé la centrale de Saint-Avold. Si ces mesures sont temporaires, elles représentent néanmoins un recul important et un signal désastreux à l’international. Cette relance du charbon pourrait accroître les émissions de gaz à effet de serre de l’Union de 1,3%, selon le think tank Ember.
Une course chaotique vers les nouvelles routes du gaz et du pétrole
Le véritable enjeu est plutôt de savoir quel chemin va prendre l’Europe en réaction à la crise. Malheureusement, les vieux réflexes nationaux et la realpolitik des énergies fossiles ont la vie dure. Depuis le lancement de la guerre en Ukraine par la Russie, les État membres tout comme la Commission se sont précipités dans la construction de nouvelles routes du gaz et du pétrole pour diversifier leur approvisionnement en énergies fossiles. Le think tank ECFR a recensé près de 56 nouveaux contratsénergétiques, principalement avec les États-Unis, le Qatar, l’Algérie et l’Azerbaïdjan. Les États-Unis vont fournir près de 50 milliards de mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL) supplémentaires, principalement issus du gaz de schiste exploité dans des gisements gigantesques au Texas et en Pennsylvanie. Quant au Qatar, il a profité de l’aubaine de la Coupe du monde pour multiplier les contrats d’approvisionnement de GNL avec les pays européens.
Ces contrats illustrent la dispersion européenne, chaque État essayant individuellement de sécuriser ses approvisionnements. En découlent des projets de construction de nouvelles infrastructures gazières et pétrolières qui vont rester dans le paysage énergétique européen pour les quarante prochaines années. Le Global Energy Monitor a publié une carte des nouveaux projets de terminaux méthaniers censés accueillir les bateaux transportant du GNL venant du Qatar et des États-Unis. Près de 12 projets sont lancés en Allemagne, la France va construire celui du Havre et l’Italie prévoit quatre nouveaux terminaux. Rappelons au passage que le gaz naturel liquéfié (GNL) est deux fois et demi plus émetteur que le gaz transporté par gazoduc. À cela s’ajoute le développement de nouveaux pipelines, notamment le doublement du Trans-Anatolian Pipeline qui relie l’Union et l’Azerbaïdjan ou la construction de East-Med pour acheminer le gaz du sud-est de la Méditerranée vers l’Europe.
Carte des infrastructures gazières en projets (orange) ou en construction (rouge) en Europe
La facture pour les Européens ? A minima 26 milliards d’euros et des infrastructures qui vont bloquer l’Europe dans un chemin de dépendance vis-à-vis du gaz fossile pour les décennies à venir. Autant de projets qui sont une aubaine pour les grandes entreprises gazières et pétrolières. Ces dernières se précipitent dans l’exploitation de nouveaux gisements de gaz et de pétrole aux quatre coins du monde afin de satisfaire la demande européenne. Le positionnement de l’Europe pour son approvisionnement crée au passage autant de bombes climatiques sur d’autres continents. Par ailleurs, même poussés au maximum, ces projets de diversification de l’approvisionnement en gaz n’arriveront pas à remplacer 100% du gaz russe importé aujourd’hui. Ils pourront, au plus, en substituer un tiers, selon la Commission, loin de garantir à l’Europe une indépendance énergétique.
Tout cela se fait en ignorant totalement les engagements climatiques. Certains accords énergétiques prévoient l’importation de gaz fossile bien au-delà de l’horizon de la neutralité climatique, censée ramener la consommation de gaz, pétrole et charbon à zéro. C’est le cas de contrats entre les États-Unis et l’Allemagne par exemple, qui prévoient une importation de GNL américain au moins jusqu’en 2046, alors que l’Allemagne devrait atteindre la neutralité climatique en 2045. Idem pour l’accord entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan : l’importation de gaz azéri en Europe devrait quasiment doubler à partir de 2037 pour une durée indéterminée. Or, selon l’Agence internationale de l’énergie, l’Europe devrait s’affranchir de l’usage du gaz fossile pour l’électricité d’ici à 2035 si elle veut rester dans les clous de ses objectifs climatiques. Des études montrent qu’il est possible de couper la dépendance européenne aux énergies fossiles russes sans pour autant investir massivement dans les nouvelles routes du gaz et du pétrole. Si certaines infrastructures gazières seront nécessaires en Finlande et dans les pays baltes, la plupart des terminaux méthaniers et gazoducs prévus sont inutiles voire dangereux.
L’heure de « l’écologie de guerre »
Opérer un découplage énergétique entre l’Union européenne et la Russie est une urgence stratégique vitale, mais elle n’est pas suffisante. Pour rendre l’Europe souveraine, le découplage doit servir un double objectif : énergétique et climatique. L’enjeu est de taille : l’Europe a pour objectif de baisser d’au moins 55% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, soit une réduction de 25 points en seulement sept ans. Un défi immense puisque le rythme annuel de réduction doit quadrupler, ce qui implique des transformations d’une ampleur inédite de notre économie. L’écologie de guerre apparaît alors comme un concept solide pour faire face à ce double défi énergétique et climatique. Développée par Pierre Charbonnier dans le Grand Continent, l’idée d’écologie de guerre revient à acter une mobilisation générale en faveur de la transition écologique et de la sobriété. Les Européens partagent cette opinion, puisque selon une enquête menée par la BEI, BVA et la Fondation Jean-Jaurès, 66% d’entre eux pensent que la guerre en Ukraine devrait permettre d’accélérer la transition verte en réduisant notre consommation d’énergies fossiles.
Face à des objectifs communs, l’Europe doit agir unie. La Commission a déjà demandé aux États membres de faire des économies d’énergie sur le court terme. Des mesures de sobriété qui commencent à porter leurs fruits : la consommation de gaz a chuté de près de 23% en novembre 2022 par rapport à 2021. Néanmoins, pour assurer la sécurité énergétique du continent sur le moyen terme, ces mesures d’économies d’énergie devront se muer en mesures de sobriété et de transition beaucoup plus structurelles. En cela, le Pacte vert européen couplé au plan REPowerEU, série de réformes majeures pour le climat, apporte une réponse très concrète puisqu’il prévoit une accélération sans précédent de la transition écologique de manière coordonnée entre les États.
Les premiers effets se font sentir : 19 États membres sur 27 ont revu largement à la hausse le déploiement des énergies renouvelables sur leurs territoires. C’est le cas des Pays-Bas, qui souhaitent tripler leur part dans le mix électrique pour atteindre plus de 90% en 2030. L’Allemagne, l’Italie et la Pologne appuient également sur l’accélérateur sous l’effet de la crise en doublant la part des énergies renouvelables, atteignant respectivement 80%, 70% et 36% dans leur mix électrique. La France reste à la traîne pour le moment en ne prévoyant pas d’augmentation de son objectif. Les énergies renouvelables doivent être plus que doublées et passer de 22% à 45% du mix énergétique européen en 2030. À ce niveau de développement, l’Europe économiserait 200 milliards d’euros d’importation de gaz selon Ember et pourrait se passer du gaz russe. L’électrification des usages, chauffage, mobilité et industrie, aidera à réduire la dépendance européenne au gaz.
Beaucoup d’autres chantiers du Pacte vert européen doivent se concrétiser : la décarbonation de l’industrie et la mise à l’échelle de l’hydrogène renouvelable, notamment pour la production d’acier, le triplement du rythme de rénovation annuelle du bâtiment, le remplacement d’au moins 10 millions de chauffages au fioul ou au gaz par des pompes à chaleur dans les cinq prochaines années, le soutien au développement des véhicules électriques de petite taille accessibles aux classes moyennes, etc.
La transition écologique pour construire l’Europe puissance
Ces objectifs et développements sont à mettre au crédit de l’Union européenne, puissance normative. La régulation et l’incitation par le prix du CO2 sont deux outils que l’Union européenne sait mobiliser depuis longtemps. Mais l’ampleur des transformations et l’urgence de construire la souveraineté énergétique européenne impliquent également de manier les outils de la puissance industrielle verte, notamment l’investissement. Le plan de relance post-Covid était une avancée certaine dans ce sens mais, face au chantage énergétique du Kremlin, à la difficulté d’atteindre nos objectifs climatiques et à la concurrence de la Chine et des États-Unis dans la transition écologique, l’Europe devrait aller un cran plus loin.
Si la crise énergétique a mis en avant notre dépendance vis-à-vis des importations énergétiques russes, il est également important de se questionner sur notre dépendance vis-à-vis des technologies de transition chinoises ou américaines. La Chine domine 75% du marché mondial de la batterie au lithium nécessaire à nos véhicules électriques, 85% des cellules photovoltaïques et commence à sérieusement menacer l’industrie éolienne européenne. Par ailleurs, elle fournit aux Européens 95% des terres rares dont ils ont besoin pour produire les technologies vertes comme les énergies renouvelables ou les batteries pour les véhicules électriques. Cette extrême dépendance vis-à-vis de la Chine pour les matériaux et technologies clefs de la transition écologique représente un danger majeur pour la souveraineté européenne. En cas de nouvelle guerre commerciale avec la Chine ou de conflit entre Pékin et Taipei, la transition écologique européenne pourrait être fortement impactée par des ruptures de chaîne d’approvisionnement. Pire, cela donne à Pékin un fort moyen de pression sur l’Union européenne. Les États-Unis l’ont compris et ont réagi par le lancement de l’Inflation Reduction Act (IRA) qui vise à réintégrer les chaînes de valeur de la transition sur le sol américain à coup d’investissements massifs dans la production de technologies vertes et le soutien au consommateur pour l’achat de produits verts. L’IRA suscite d’ailleurs la crainte de Bruxelles, Paris et Berlin car il risque d’attirer une grande partie de l’industrie verte européenne sur le sol américain.
Si l’Europe veut sécuriser son découplage énergétique avec la Russie et garder une longueur d’avance dans la transition vis-à-vis de la Chine et des États-Unis, elle doit reconstruire une base industrielle sur son territoire en la tournant résolument vers la transition écologique. La création d’un fonds européen pour la souveraineté énergétique, proposition avancée par la présidente Ursula von der Leyen, peut être la réponse européenne à l’IRA. Certes, certains pays comme l’Allemagne auront les moyens d’investir seuls dans cette transformation, mais ils seront perdants à la fin car le reste du continent décrochera. En plus d’orienter des investissements massifs dans les chaînes de valeur de la transition écologique et l’indépendance énergétique européenne, ce fonds doit être un outil de solidarité entre pays européens afin d’accompagner les plus modestes et les plus dépendants aux énergies fossiles. L’Union européenne pourrait renouer avec son rôle de planificateur de la transition et remettre la cohésion et la solidarité au cœur de son projet. Encore faut-il qu’elle apprenne à manier les outils de la puissance verte.