Réhumaniser la société de l’absence

À l’occasion de la publication de l’étude de la Fondation Jean-Jaurès et de La Poste, réalisée par BVA Xsight, Christelle Craplet, directrice Opinion à BVA Xsight, Jérémie Peltier, codirecteur général de la Fondation Jean-Jaurès, et Adélaïde Zulfikarpasic, directrice générale de BVA Xsight, dressent un état des lieux de la société française et de ses tensions, plaidant pour une mobilisation collective pour (re)créer du lien.

Afin de réfléchir à de nouveaux communs, la Fondation Jean-Jaurès, La Poste et BVA Xsight ont mené de concert une étude intitulée « Quels communs dans une société française en tension ? », réalisée par Internet, du 19 août au 6 septembre 2024, auprès d’un échantillon représentatif de 3000 Français de 18 ans et plus. Originalité de l’étude : nous avons réalisé au même moment une enquête miroir auprès d’un échantillon de plus de 1000 postiers – parmi les 200 000 qui sont présents chaque jour sur l’ensemble du territoire – en tant qu’observateurs privilégiés de la société française de par leur métier. Ce regard croisé nous permet de poser un diagnostic fin et complet sur l’état de la société. Nous vous en livrons ici les principaux enseignements.

Entre nostalgie et déclassement, une vision sombre de la société

Dans le contexte de « permacrise » (crises permanentes, concomitantes ou successives) où nous sommes plongés notamment depuis 2015 (attentats terroristes, crise sanitaire, guerre en Ukraine, crise énergétique, urgence climatique, crise du pouvoir d’achat, etc.), les Français font sans surprise état d’une vision très sombre de la société, comme nostalgiques d’un temps où l’atmosphère leur semblait plus légère et où l’insouciance leur était encore autorisée. 

Ainsi, plus des deux tiers d’entre eux estiment que la vie en France est plutôt moins bien aujourd’hui qu’il y a vingt ans (68%), contre 11% seulement qui estiment qu’elle est plutôt mieux et 19% qu’elle n’est ni mieux ni moins bien. Les plus critiques sont les 35-49 ans : près des trois quarts d’entre eux (74%) font état d’un déclin de la France par rapport à il y a vingt ans. D’un point de vue social, ce déclinisme est beaucoup plus marqué chez les CSP- et notamment les ouvriers (77%). Élément encourageant : les plus jeunes (18-24 ans) sont moins critiques que leurs aînés. Ils sont un sur deux « seulement » (51%) à penser que la vie en France est plutôt moins bien qu’il y a vingt ans (même s’ils n’étaient pas encore nés et donc pas vraiment en capacité de se prononcer sur la base de leur vécu). Un score encore plus faible chez les étudiants (42%).

Ce sentiment que « c’était mieux avant » se double d’une sensation que « c’est mieux ailleurs ». Sur toute une série de sujets, les Français ont en effet le sentiment que par rapport aux autres pays européens, la situation en France est globalement moins bonne. C’est le cas notamment en ce qui concerne la qualité du système éducatif : plus de six Français sur dix pensent que la situation en France est moins bonne sur ce sujet qu’ailleurs en Europe (61%). En outre, près d’un Français sur deux juge que la situation des services publics en France est moins bonne que celle des autres pays européens (47%), tout comme la qualité du système de soin (46%). On retrouve le même diagnostic s’agissant du marché du travail : 46% des Français pensent que la situation en France est moins bonne qu’ailleurs en Europe contre 11% seulement qu’elle y est meilleure.

Le diagnostic se fait un peu moins critique lorsqu’on s’intéresse aux transports même si le solde reste négatif : 29% des Français jugent la situation française moins bonne contre 26% qui l’estiment meilleure. Il en va de même en matière d’information (26% vs 22%). Il n’y a que deux domaines pour lesquels les Français pensent majoritairement (même si cette majorité est relative) que la situation de notre pays n’a rien à envier à celle des autres en Europe, à savoir les loisirs et le numérique. Pour ces domaines, ce sont respectivement 27% et 32% des Français qui jugent la situation française meilleure contre 20% et 15% qui la jugent moins bonne.

Au final, sur l’ensemble des dimensions testées, c’est plus d’un Français sur trois (36%) qui ne considère jamais, quel que soit le sujet évoqué, que la situation est meilleure en France qu’ailleurs en Europe. Ce sens critique est en partie corrélé à l’âge : ce score monte à 41% chez les 50-64 ans et 41% également chez les 65 ans, contre 20% seulement chez les 18-24 ans et 28% chez les 25-34 ans. Les plus jeunes se font globalement moins critiques, y compris sur la question des services publics.

Ainsi, entre le sentiment que « c’était mieux avant » et la sensation que « c’est mieux ailleurs », les Français ont une vision sombre de la société. En embellissant le passé, ils se montrent nostalgiques. Et en idéalisant les situations de nos voisins européens, ils superposent à ce sentiment de déclin la sensation d’un déclassement par rapport aux autres nations. Ce tableau relève bien sûr des perceptions et ne fait pas forcément écho à une réalité tangible, mais il est révélateur d’un état d’esprit et d’une trajectoire collective dans laquelle la France n’a plus forcément les attributs d’une grande puissance aux yeux des Français, comme s’il y avait un décalage entre le mythe de la grandeur du pays et l’expérience qu’en font les gens dans leur quotidien.

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Une morosité qui se décline au niveau individuel

On observe traditionnellement dans les enquêtes d’opinion un hiatus entre les perceptions relatives à la situation collective, souvent jugée moins bonne, et celles relatives à sa situation personnelle, souvent jugée meilleure. Dans notre enquête, les Français se montrent assez sombres à l’échelle individuelle également. Ou disons plutôt qu’on observe une forte polarisation entre la France de ceux qui vivent bien et la France de ceux qui vivent moins bien.

Ainsi, près d’un Français sur deux (45%) estime que ses choix de vie sont dictés par des contraintes tandis qu’une proportion équivalente (49%) déclare faire ses choix de vie plutôt librement. Dans un contexte de crise du pouvoir d’achat persistante, cette étude confirme la réalité d’un quotidien qui pèse sur près de la moitié des Français, qui se sentent prisonniers de leur vie et empêchés dans leur quotidien, et met en lumière s’il le fallait l’incapacité d’une partie importante de la population à se sentir en maîtrise sur son destin et son avenir.

Si les Français se montrent globalement très partagés sur cette question, quel que soit leur genre, leur âge et même leur catégorie socioprofessionnelle, on observe toutefois quelques nuances. Ainsi, les femmes vivent légèrement davantage sous la contrainte que les hommes (46% déclarent que leur choix de vie sont dictés par des contraintes quand 51% des hommes déclarent faire leurs choix de vie plutôt librement). 54% des plus de 65 ans se sentent plutôt libres dans leurs choix (question d’âge et de contraintes, professionnelles comme personnelles ? Question de rythme de vie plus apaisé ?). 58% des cadres déclarent pouvoir faire leurs choix de vie plutôt librement quand 55% des ouvriers subissent plutôt des contraintes. Mais on voit bien que cette réalité ne recouvre pas uniquement la dimension matérielle, sinon les différences entre catégories, notamment sociales, seraient plus marquées.

Interrogés sur les mots qui décrivent le mieux l’état d’esprit des Français, ils projettent avant tout de la colère chez leurs concitoyens (citée par 64% des personnes interrogées dont 29% en premier). Ce sentiment domine la frustration (53%) et la peur (49%), loin devant tout autre et surtout loin devant tout sentiment positif. La fierté n’arrive qu’en septième position, citée par 6% seulement des répondants, devant la confiance (4%), la satisfaction (3%) ou l’épanouissement (3% également). Au final, 92% des Français utilisent au moins un mot négatif pour faire part de l’état d’esprit des Français tel qu’ils se les représentent. Seulement 12% font part a minima d’un sentiment positif.

Mais derrière cette colère et cette frustration projetées, en réalité, les Français ressentent personnellement avant tout de la fatigue, dans un contexte d’accélération générale des cadences et des rythmes de vie, de dislocation des liens sociaux et de repli sur la cellule familiale.

Interrogés sur leur propre état d’esprit, 80% des Français utilisent au moins un mot négatif (c’est 12 points de moins que pour le regard qu’ils portent sur les Français « en général ») et 42% font part a minima d’un sentiment positif (30 points de plus !). Mais surtout, et c’est là le fait le plus marquant, c’est la fatigue qui arrive en tête, citée par 48% des Français pour décrire leur état d’esprit (dont 23% qui citent ce sentiment en premier). Elle n’arrive qu’en cinquième position, projetée par 32% des Français, quand on les interroge sur l’état d’esprit supposé de leurs concitoyens.

Cette fatigue intervient dans un contexte où les Français ont le sentiment d’assister à une forme de déshumanisation de la société et à une dislocation des liens sociaux, quels qu’ils soient, par rapport à il y a vingt ans (nous pouvons alors émettre l’hypothèse qu’une partie de la nostalgie décrite plus haut a un lien avec ce sentiment de délitement des interactions sociales au cours des vingt dernières années). Ils sont en effet 58% à penser que les liens entre usagers et agents ont tendance à s’affaiblir depuis vingt ans contre 8% seulement à se renforcer ; 55% jugent que les liens entre voisins se distendent (contre 13%) ; il en va de même pour les liens entre générations (54% vs 13%) ou encore entre commerçants et clients (49% vs 14%). Les liens sont vus comme se distendant y compris entre personnes d’une même famille (42% vs 22%), entre collègues (40% vs 14%) et enfin entre hommes et femmes (38% vs 20%), même s’il est à noter que cet item arrive en dernier. La perception d’un affaiblissement des liens entre usagers et agents progresse de façon quasi linéaire en fonction de l’âge des personnes interrogées : 47% chez les 18-24 ans, 50% chez les 25-34 ans, 63% chez les 35-49 ans et 62% chez les 50-64 ans (et 57% chez les 65 ans et plus). On n’observe en revanche aucun clivage lié à l’âge concernant la perception d’une dislocation des liens entre générations.

Cet état d’esprit ne permet pas aux Français d’envisager l’avenir sereinement : interrogés sur le mot « avenir », un Français sur deux déclare qu’il est connoté négativement. Au sein d’une liste d’une quinzaine de mots soumis à notre échantillon, à qui l’on demandait si chacun de ces mots évoquait pour eux quelque chose de plutôt positif ou plutôt négatif, le terme « avenir » se positionne en effet plutôt en queue de classement, avec 49% d’évocations négatives, juste après les termes « mondialisation », « médias » et « consommation ». Cette difficile projection dans l’avenir est très corrélée à différents critères de nature socio-démographique : ainsi, elle apparaît plus marquée chez les habitants des communes de 2000 à 20 000 habitants (55% de perceptions négatives) et s’accentue également avec l’âge, passant de 34% chez les moins de 35 ans à 57% chez les 50 ans et plus.

Les postiers, témoins privilégiés de cette société morose

Les postiers semblent se montrer un peu plus lucides que ne le sont les Français sur leurs congénères : aux premières loges et au guichet pour prendre le pouls de la société, ils perçoivent moins de colère dans la population, ce qui correspond à la réalité exprimée à titre individuel. En effet, seuls 21% des postiers perçoivent en premier lieu de la colère dans la société lorsqu’on leur demande de caractériser l’état d’esprit des Français versus 29% du grand public quand on lui demande d’évaluer ses pairs. Les postiers, en revanche, sont plus nombreux que la moyenne des Français à projeter de la fatigue chez nos concitoyens (35% vs 32%), ce qui correspond davantage à la réalité de leurs sentiments, on l’a vu.

Les postiers confirment par ailleurs la dislocation des liens constatée par les Français et l’observent même de façon plus aig encore : ils sont en effet 70% à penser que les liens entre usagers et agents ont tendance à s’affaiblir depuis vingt ans, soit 12 points de plus que la moyenne des Français. Ils perçoivent également de façon plus marquée la dislocation des liens entre commerçants et clients (64% vs 49% pour le grand public), ce qui doit nous interpeller car les postiers sont aux avant-postes sur ces deux dimensions. Pour autant, le constat d’un affaiblissement du lien social est clairement plus global car les postiers le dressent aussi pour les interactions sociales d’une autre nature que client / commerçant ou usager / agent. 63% d’entre eux estiment que les liens entre voisins se distendent (soit 8 points de plus que la moyenne des Français) ; il en va de même pour les liens entre générations (60%, soit 6 points de plus que la moyenne) ou encore entre personnes d’une même famille (49% vs 42%).

Si l’on pouvait émettre l’hypothèse d’une distorsion entre les perceptions de l’opinion publique et la réalité de la situation, le fait que ces éléments soient soulignés également par les postiers qui sont aux avant-postes de toutes les mutations de la société et de l’évolution des comportements et modes de vie des individus interpelle néanmoins. Cela n’indiquerait-il pas une certaine réalité derrière ce ressenti ?

Mais des Français nuancés dans le regard qu’ils portent sur d’autres domaines

Derrière ce déclinisme majoritaire, les Français reconnaissent tout de même que tout ne va pas dans le mauvais sens et font ainsi état de progrès réalisés dans de nombreux domaines. Assez naturellement, plus de trois quarts d’entre eux louent les avancées techniques de ces vingt dernières années (76%). Ils sont également une majorité à percevoir une mobilité facilitée : 62% des sondés considèrent en effet que les possibilités de se déplacer se sont multipliées, tout comme 56% les possibilités de voyager. Dans une société déjà qualifiée depuis de nombreuses années de « société de consommation », près de six Français sur dix estiment que le champ des possibles s’est encore ouvert davantage, avec des possibilités grandissantes d’acheter des produits et services, n’importe quand, n’importe où (58%). Dans un prolongement de cette dernière perception, ils sont également nombreux à estimer que l’accès aux loisirs (50%) et au « savoir », via les formations (50%), s’est amplifié lors de ces deux décennies passées. C’est enfin plus d’un Français sur deux qui estime que les possibilités de communiquer, d’échanger se sont accrues (53%).

On observe donc un paradoxe assez criant : le sentiment d’un déclin de la France cohabite avec la perception de progrès notables dans un nombre important de domaines, touchant notamment au quotidien de la société des loisirs et du « hors travail ».

De la même façon, alors que les Français se déclarent avant tout « fatigués » et imaginent que leurs pairs sont « en colère », lorsqu’ils opèrent une projection – tournée en partie vers le passé – sur le plan personnel, la majorité d’entre eux, et notamment ceux en capacité de le faire au regard de leur âge déjà avancé, jugent que leur vie est une réussite (63% des plus de 50 ans, 72% des plus de 75 ans). Pour les plus jeunes, disposant de moins de recul (41% des moins de 35 ans estimant toutefois avoir, à l’heure actuelle, déjà réussi leur vie), l’optimisme est de mise : en plus de ceux qui considèrent déjà avoir réussi leur vie, 47% des moins de 35 ans considèrent par ailleurs qu’ils n’ont « pas encore » atteint cet objectif, l’expression « pas encore » étant porteuse d’une promesse à venir.

Enfin, dans un contexte de dislocation perçue du lien social, y compris familial, celui-ci demeure pourtant un élément central. 54% des Français estiment en effet que l’on peut dire qu’on a réussi sa vie quand « on a une vie de famille épanouie ». La famille, « valeur en hausse » depuis la pandémie de Covid-19, apparaît ainsi comme un lieu projeté d’épanouissement. C’est particulièrement vrai pour les femmes (56% contre 51% des hommes) et cet attachement à la famille progresse par ailleurs de façon notable et linéaire avec l’âge : 42% chez les 18-24 ans, 47% chez les 25-34 ans, 55% chez les 35-49 ans, 57% chez les 50-64 ans et 58% chez les 65 ans et plus. Autre manifestation de l’importance du lien social, le deuxième élément caractéristique d’une « vie réussie », même s’il arrive 20 points derrière, concerne les autres relations interpersonnelles. 35% des Français estiment ainsi qu’on peut dire qu’on a réussi sa vie quand « on est entouré, on a des amis, on voit des gens » (un élément qui arrive à égalité avec le fait de bien gagner sa vie ainsi que d’exercer un métier épanouissant).

Derrière le tableau sombre en apparence que dressent ces premiers résultats de notre étude transparaissent finalement des indicateurs beaucoup plus encourageants, tant au niveau collectif qu’individuel. Progrès notables à l’échelle du pays, sentiment d’avoir réussi sa vie à l’échelle personnelle. Dès lors, comment expliquer cette « grosse fatigue » et cet état d’esprit morose de prime abord ? Comment expliquer ce sentiment de lassitude ? Et comment retrouver du commun dans ces conditions ?

La fin d’un modèle qui met les individus en tension ?

De la société orientée client au désir d’une société du « liant »

Cette fatigue et cette morosité peuvent s’expliquer par la fin d’un cycle épuisant pour les têtes et les corps, qui s’exprime à travers les nombreux paradoxes exprimés par les Français. Les résultats de notre étude semblent en effet montrer en creux que l’on arrive à la fin d’un cycle, celui du numérique à tout va, de l’accélération induite par ces outils numériques, de la culture de l’efficacité et de la distanciation relationnelle. Bien sûr, ce modèle présente de nombreux avantages et engendre des bénéfices « clients » liés en particulier à une facilité d’accès grâce au numérique en particulier : « tout, tout de suite, ici et maintenant » et idéalement au moindre coût. Mais ce modèle est aussi en grande partie responsable de cette dislocation du lien perçue par les Français. En faisant passer des impératifs d’efficacité, de rapidité, de simplicité devant tout autre, il a conduit à gommer d’autres dimensions et notamment la relation humaine. Aujourd’hui, on a l’impression d’une certaine usure de ce modèle ou tout du moins d’un moment charnière où l’on aspirerait à en garder le meilleur tout en retrouvant des dimensions plus humaines, authentiques, différentes. D’un côté, on aimerait pouvoir continuer à avoir du choix, avoir accès à tout de façon rapide et immédiate, à moindre coût, sans contraintes et avec une exigence de résultats pour ne pas dire de « roi »… De l’autre, on aspire à avoir du temps, à retrouver davantage de qualité (dans les offres de services, les produits, etc.), à plus de proximité, à restaurer le lien social et à remettre de l’humain au cœur de tout cela.

En d’autres termes, on oscille entre une « société orientée client » au désir d’une « société du liant » qui réhabilite notamment les relations humaines et le lien social. On est aujourd’hui au milieu du gué, à la fin d’un cycle.

La fin de ce modèle et cette oscillation entre deux pôles se ressentent à travers les nombreux paradoxes exprimés par les Français dans notre étude, qui semblent dire tout et son contraire : ils veulent avoir accès à tout de façon rapide, immédiate, au plus proche… et en même temps déplorent qu’on ne prenne plus le temps et demandent plus de personnalisation et de proximité. En somme, ils veulent quelque chose dont ils déplorent in fine les conséquences.

À titre d’exemple, 84% aimeraient, lorsqu’ils contactent un service-client, se voir proposer une réponse personnalisée mais 88% attendent qu’une solution leur soit apportée le plus rapidement possible en cas de problème à la suite d’un achat.

Autre illustration de ce paradoxe, dans le domaine de la santé : 80% des Français déplorent qu’aujourd’hui les patients ne soient plus soignés de la meilleure des façons en raison d’un manque de temps chez le personnel soignant, mais 76% déclarent ne pas vouloir attendre lorsqu’ils ont rendez-vous chez le médecin ou qu’ils se rendent à l’hôpital. Prendre le temps… mais ne pas devoir attendre ! Le paradoxe est criant.

Et ces exemples paradoxaux peuvent se multiplier à l’envi. Prenons la mobilité : 86% des Français sont favorables au maintien des petites lignes de train mais les deux tiers des Français reconnaissent qu’ils préfèrent prendre leur voiture plutôt que les transports en commun (65%). On met là le doigt sur les paradoxes nombreux qui habitent les Français (et les individus en général, ce n’est pas propre à la France) quand on parle environnement et lutte contre le dérèglement climatique. La conscience du sujet est désormais réelle. Chacun est conscient qu’il faut agir… mais cette volonté d’action est freinée dès lors qu’elle vient toucher au confort de chacun. C’est ainsi que 77% des Français déclarent tout faire pour limiter leur impact sur l’environnement mais que, dans le même temps, près de quatre Français sur dix admettent chauffer leur logement à plus de 19°C (37%).

Dans le même ordre d’idées, révélatrice des tensions qui parcourent l’individu, on observe une volonté de proximité et de « fait local » qui cohabite avec une tension sur le prix. Près des deux tiers des Français préfèrent faire leurs courses dans un commerce de proximité (62%) et la majorité se dit prête à payer plus cher pour des produits locaux (55%). Mais dans le même temps, 64% des Français déclarent que le prix est leur principal critère de choix quand ils achètent un produit ou un service et près de quatre sur dix commandent régulièrement des produits sur Internet livrés le lendemain.

L’élément positif de cela, c’est que les Français sont bien conscients de ces paradoxes dans leur vie et dans leurs idéaux. Ils oscillent en permanence, doivent arbitrer entre l’idéal et le réel, entre humanisme et impatience, entre désir de collectif et souhait de sur-mesure.

Le constat d’une société d’absence(s)

On pourrait multiplier les exemples presque à l’infini. Ce que nous disent ces paradoxes, c’est que les Français avancent sur une ligne de crête, qu’ils sont en tension(s) permanente(s) sur tous les sujets.

L’étude montre aussi en creux l’idée que ce modèle d’efficacité – notamment via le numérique – a supprimé l’humain.

78% des Français pensent ainsi que les contacts humains se sont amenuisés ces dernières années. C’est l’un des résultats les plus marquants de cette étude et qui vient corroborer le sentiment de dislocation du lien social évoqué précédemment. Ce constat d’un affaiblissement des contacts humains progresse avec l’âge (81% chez les 65 ans et plus) mais, pour autant, même les plus jeunes le déplorent dans leur grande majorité (68% des 18-24 ans). Les réseaux sociaux n’apparaissent pas comme un espace envisageable pour (re)créer du lien. Plus d’un tiers des Français considèrent qu’ils ne sont pas du tout capables d’endosser ce rôle (34% attribuant une note entre 0 et 4 sur 10) contre seulement 19% estimant qu’ils en ont véritablement les aptitudes (notes de 8 à 10). Ainsi, à l’heure de tirer le bilan de plus de dix ans de vie avec les réseaux sociaux, les Français font ici une analyse extrêmement dure des effets de ces outils sur leur quotidien et sur leurs sociabilités, comme en atteste d’ailleurs l’augmentation du sentiment de solitude et d’isolement chez une partie de plus en plus importante de la population.

Dans le même registre, interrogés sur ce qui manque aujourd’hui dans notre pays, les Français évoquent très majoritairement et très loin devant toute autre réponse un manque de solidarité entre les personnes (55%).

Tous ces éléments convergent pour donner aux Français un puissant sentiment de manque dans de nombreux domaines : absence de lien social, absence de contact humain et donc d’humain, absence de soins de qualité, absence de solidarité, absence de sécurité. Et nous amènent à dresser le constat d’une société de l’absence : absence d’humain, de temps, de solidarité. De confiance aussi puisque 78% des Français estiment qu’on n’est jamais trop prudent quand on a affaire aux autres, quand 14% seulement (à peine plus d’un Français sur dix !) estiment que l’on peut faire confiance aux autres.

Corollaire de cette société de l’absence – et notamment d’absence d’humain –, la soif de lien ne serait-elle pas notre seul commun ?

La soif de lien : élément central du modèle de société souhaité

De prime abord, notre étude semble démontrer qu’il n’y a plus aucun commun dans notre société. Quand on demande aux Français ce qu’évoque pour eux le terme « communs » quand on parle de la société française, un quart répond qu’il ne leur évoque rien (24%). C’est d’ailleurs la réponse spontanée la plus largement donnée à cette question ouverte.

Pour autant, quelques communs semblent se dessiner autour des notions de solidarité et de proximité (ce qui manque le plus aux Français et à la société, comme nous venons de le voir). On sent poindre un désir commun de réhumanisation, touchée du doigt pendant les Jeux olympiques. Ainsi, à la même question ouverte, 12% des répondants évoquent, lorsqu’ils pensent aux « communs », le fait d’être ensemble, de vivre ensemble. 10% évoquent quant à eux le partage et la solidarité, qui sont des notions qui relèvent du même registre. Les verbatims sont, à ce titre, assez éloquents car ils font pour l’essentiel référence aux Jeux olympiques de Paris 2024 pour mettre en perspective cette soif de lien, montrer que cette reconstruction du lien social est possible puisqu’on l’a touchée du doigt pendant cette « parenthèse enchantée » de l’été dernier. Il est vrai que – comme en miroir à cette société de l’absence dont nous faisons le constat – les Jeux olympiques ont au contraire, pendant un laps de temps resserré, permis de recréer de la présence et de l’humain. Du jour au lendemain, on a eu plus de présence humaine dans les gares, plus de présence humaine dans les transports en commun, dans les lieux publics, dans la rue, dans les stades, plus de personnes engagées, plus de bénévoles, plus de forces de l’ordre…En d’autres termes, nous avons assisté à une réhumanisation de la société qui a permis de réguler les tensions et les incivilités, entraînant de fait un climat plus apaisé et plus serein qu’à l’accoutumée. Ainsi, l’état d’esprit qui était celui des Français pendant cette période, remettant l’humain au centre, met en lumière de façon plus crue encore, comme un négatif de photo, l’état d’esprit morose qui est le leur dans cette société de l’absence que nous venons de décrire.

Il n’est pas surprenant, dans ce contexte, que les Français expriment un fort désir de proximité et de solidarité. 45% considèrent en effet que le mot « proximité » est connoté positivement, 42% le terme « solidarité » (deux parmi les trois meilleurs scores sur la liste des mots que nous avons testés, dont le mot « avenir » perçu négativement). À noter, ces deux termes sont particulièrement bien perçus par les plus jeunes : 60% des moins de 35 ans perçoivent le mot « proximité » positivement, 62% le terme « solidarité ».

Il ne s’agit pas pour autant de balayer d’un revers de la main le modèle actuel et encore moins de nier les apports du numérique, d’ailleurs perçu positivement. 44% des Français envisagent en effet le terme « numérique » de façon positive, ce qui le classe en deuxième position des mots les mieux perçus, entre la proximité et la solidarité justement ! Il est d’ailleurs très probable que les progrès nombreux, salués plus haut par les Français (sur le plan technique, sur le plan de la mobilité, de la communication, etc.) soient à mettre au crédit du numérique. Ou tout du moins qu’il en soit un des contributeurs majeurs. Mais il faut trouver un juste équilibre, en ne négligeant pas les autres acteurs du lien social : commerçants de proximité (contribuant fortement à créer du lien entre individus pour 41% des Français), pharmaciens (36%), professionnels de santé (32%), facteurs et postiers (32% également), travailleurs sociaux (31%), etc.

Un nouveau modèle est donc aujourd’hui à construire, inspiré notamment de ce qui fonctionne localement, pour réhabiliter la notion de « proximité » chère aux Français, pour accompagner cette société déjà en mouvement et qui cherche encore le cadre idoine pour être en phase avec ses aspirations. La société n’est pas immobile, elle oscille en permanence entre nostalgie du passé et volonté d’aller de l’avant. Les individus évoluent dans leurs modes de vie et sont en attente de solutions pour retrouver la maîtrise du temps et le plaisir du présent. Pour éviter la tentation du retour en arrière, il est nécessaire d’accompagner ces mouvements de société en remettant de l’humain partout où cela s’avère nécessaire et en recréant du liant, auquel les Français aspirent tant. Et en optant sans doute pour une voie médiane, vers un nouveau modèle hybride, entre dématérialisation et réhumanisation.

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