Réformer le fonctionnement de l’État

Nous ne comptons plus, depuis le début de la pandémie de Covid-19, les articles, témoignages, interpellations, mettant en lumière la situation dégradée de la puissance publique dans notre pays. Ballottée par l’incertitude, corsetée par un fonctionnement trop hermétique, elle a montré aux Français l’étendue de ses faiblesses tout en réussissant, malgré tout, à tenir. Un collectif de hauts fonctionnaires, d’enseignants-chercheurs, de dirigeants d’entreprises et de structures associatives livre pour la Fondation une série de propositions en vue de l’élection présidentielle.

Depuis un an, la crise agit comme un révélateur de faiblesses en germe depuis bien longtemps et l’inadaptation grandissante de nos outils collectifs pour affronter un monde en mouvement. La difficulté pour notre pays à penser une articulation pleinement efficace entre État fort et décentralisation aboutie, la montée en puissance du new public management ou encore l’impact du numérique sur la relation entre les citoyens et les services publics ne sont que quelques-unes des causes de la situation actuelle. Plus profondément encore, la puissance publique ne semble plus en mesure de penser l’avenir, tant les failles de notre modèle républicain – particulièrement visibles depuis l’avènement d’une économie mondialisée – et les nouveaux enjeux liés à la crise environnementale ou à l’économie dite « collaborative » semblent la priver de sa capacité à nous projeter collectivement vers demain.

Alors que, nous l’espérons ardemment, la fin de la crise peut être envisagée au cours de l’année 2021, il nous a semblé pertinent de réfléchir à cette question de la puissance publique. La perspective de l’élection présidentielle de 2022 apparaît comme l’occasion de soumettre au débat ce sujet essentiel au quotidien des Français.

Au plus fort de la pandémie, et bien que celle-ci soit affaiblie comme nous venons de l’écrire, c’est bien vers la puissance publique que tous se sont tournés. Les tenants d’une vision néolibérale de la société, d’un individu entrepreneur de son existence, ont, eux aussi, dû reconnaître la nécessité de définir un bien commun à l’échelle de la Nation. Une fois la crise sanitaire passée, et avant que l’amnésie puisse ramener certains à d’inefficaces visions, il sera alors temps de penser la puissance publique comme un outil de construction de l’avenir, dans une époque incertaine et pour une population déboussolée.

Pour y parvenir, nous proposons des réformes qui s’inscrivent sur trois plans, dont la première est présentée dans cette note :

  • réformer le fonctionnement de l’État ;
  • mettre en œuvre une décentralisation aboutie ;
  • instaurer une évaluation permanente des politiques publiques.

Hauts fonctionnaires issus des trois fonctions publiques, enseignants-chercheurs, dirigeants d’entreprises ou de structures associatives, en action sur l’ensemble du territoire national, nous avons à cœur de préparer au mieux l’avenir de nos concitoyens en mettant dans le débat des propositions pour une puissance publique réellement puissante et totalement en prise avec les enjeux de son époque.

L’état est en crise

En France, la nation est fille de l’État. Sans se replonger dans l’histoire nationale, qui nous ferait voyager des premiers Capétiens à Napoléon Ier, force est de constater que notre société ne saurait fonctionner sans un État présent, fort et protecteur. La crise sanitaire actuelle le montre à l’envi, les Français, qui consacrent une part importante de leurs ressources au fonctionnement de l’État, attendent de ce dernier qu’il les conduise sur la voie de la sécurité et de la prospérité.

Faire ce constat conduit à en établir immédiatement un autre, et ce n’est sans doute pas une nouveauté : l’État est en crise. Il ne semble pouvoir fonctionner sans l’émission de nombreuses circulaires que personne ne saurait lire dans leur totalité. Intervenant dans des champs de l’action publique pourtant marqués par des cycles de décentralisation successifs, il réagit bien souvent en retard sur les événements ; tout ceci n’est pas conforme à ce que nos concitoyens sont en droit d’attendre de leur administration.

Cette note propose de réformer le fonctionnement de l’État central afin de renforcer l’action publique et éviter la sur-administration. La gouvernance interministérielle, le fonctionnement des administrations centrales, l’organisation et le pilotage des administrations déconcentrées sont au cœur des réflexions sur l’adaptation de l’action publique aux enjeux contemporains. Les avancées sur ces dimensions essentielles sont lentes. Elles sont aussi marquées du sceau d’un conformisme profond, d’un attachement sans doute désuet à des pratiques ancrées, au nom d’une certaine image de l’État, d’intérêts de corps, de la centralisation des décisions, et de la préservation d’équilibres entre les périmètres ministériels au détriment de l’agilité nécessaire. Cette conception dépassée pose désormais un réel problème en termes d’efficacité publique.

La gouvernance interministérielle

Malgré trois rapports depuis 2010, dont les rapports Duport puis Christnacht (2014) sur l’organisation du travail interministériel, partiellement mis en œuvre (diminution des réunions interministérielles-RIM, organisation du travail préparatoire), le processus de prise de décision interministériel demeure largement perfectible. Le quinquennat Macron, qui a conduit à plusieurs rappels à l’ordre du Secrétariat général du gouvernement (SGG), montre que les différents outils (réunion des directeurs de cabinet des ministres auprès du directeur de cabinet du premier ministre, RIM, réunions interservices, RIS) ne font toujours pas l’objet d’une ritualisation suffisante au motif qu’il y a toujours une urgence qui viendrait bouleverser un fonctionnement organisé. Une ritualisation suffisante permettrait pourtant de réelles préparations et une prise de décisions éclairée.

Proposition n°1 : S’inspirer des modes de fonctionnement d’autres pays européens en établissant une programmation annuelle des travaux du gouvernement partagé entre tous.

Des groupes de travail (RIS, réunions interservices) et de pré-décision (RIM, réunions interministérielles) se réunissant à dates programmées seraient institués. Ils travailleraient à la préparation des décisions et textes nécessaires à la réalisation de ce programme par grands champs d’action publique. L’appui à ses réunions et leur cadencement, seraient, eux, assurés par le SGG. L’objectif pourrait être de réunir tous les quinze jours les directeurs de cabinet pour avaliser les décisions (réunions en points A, B, C).

À côté de cette procédure normale, un dispositif pour traiter les urgences serait mis en place. Telle organisation s’inscrirait aussi bien dans l’immédiateté que dans la construction de long terme des politiques publiques.

Au-delà de ce constat dysfonctionnel, le pilotage de la fonction interministérielle, qui revient constitutionnellement au Premier ministre dans un fonctionnement normal, n’est pas toujours réellement structuré. Nous vivons collectivement, mais avec souvent un manque de lucidité, dans la fiction du Premier ministre primus inter pares.

Ses services propres sont étriqués d’autant plus depuis le transfert au ministère de l’Intérieur, au 1er janvier 2020, de son ancienne direction des moyens (DSAF).

Son cabinet est composé de membres qui vont puis reviendront dans les administrations œuvrant dans le champ des politiques publiques pour lesquelles ils ont à proposer, voire émettre, des arbitrages… Le Premier ministre ne dispose pas, à sa main, d’une capacité d’audit, puisqu’il s’appuie sur des inspections issues et travaillant pour le compte de ministres (Intérieur, Finances, Santé…) parfois intéressés aux résultats des missions d’inspection.

Bref, loin d’être doté d’un Cabinet Office à la britannique, le Premier ministre est contenu dans un niveau d’équipement qui limite à son seul poids politique ou aux alliances qu’il tisse avec les principaux ministres sa réelle capacité à mettre en œuvre et à piloter l’action gouvernementale. Ce n’est ni sain ni vertueux.

Par ailleurs, à la différence de ce que l’on observe dans la plupart des grands groupes privés ou parapublics, dont l’organisation vise une certaine efficacité opérationnelle, il ne chapeaute pas un secrétariat général « groupe », rassemblant les principales fonctions du « siège État » (audit, fonctions supports, communication…). Ou plutôt il n’en porte qu’une partie (par exemple, le SIG) ou alors de manière non permanente, comme le montrent les modifications de rattachement régulières de la DGAFP parfois placée auprès du Premier ministre, parfois auprès du ministre des Comptes publics, parfois auprès d’un ministre dédié à la transformation publique…

Tout cela est le signe d’une immaturité organisationnelle, maintenue au nom des usages et sans doute du souci de ne pas donner au Premier ministre un poids opérationnel trop important. Il n’est pas raisonnable de continuer ainsi dans un État moderne.

Proposition n°2 : Placer auprès du SGG, qui ne serait plus seulement le conseiller juridique du gouvernement, l’ensemble des fonctions transverses : le DGAFP (qui doit devenir la véritable RH « groupe » en fixant les règles RH communes, portant le SIRH commun, et synthétisant la GPEEC « groupe »), la direction du budget (en tant que DAF « groupe »), la direction de l’immobilier de l’État (direction immobilière), la direction des achats de l’État et un corps d’inspection interministériel (IGA).

L’organisation des administrations centrales

Les administrations centrales, placées auprès de chacun des ministres, représentent un peu moins de 5% des effectifs de la fonction publique d’État. Cela fait un peu plus de dix ans que les administrations centrales se réforment, notamment depuis la division par deux des directions, à la fin des années 2000. Cette réforme a engagé la répartition des rôles entre les secrétaires généraux (coordination des services, modernisation et fonctions supports), désormais incontestés et confirmés par le décret du 24 juillet 2019, et des directions « métiers » regroupées autour des grandes politiques publiques ministérielles et des budgets y afférant.

Proposition n°3 : Échanger la sédimentation des périmètres ministériels contre une plus grande plasticité interne aux ministères.

En effet, les périmètres ministériels évoluent au gré des compositions de gouvernement. Cela entraîne des lourdeurs de transition (décrets d’attribution, nombres et moyens des ministres) et des dommages collatéraux (évolution de la rémunération des agents au gré des rattachements ministériels). Dans certains pays voisins, les périmètres sont globalement fixes, voire constitutionnalisés. Étendre cette pratique à la France serait générateur d’économies et de lisibilité. En contrepartie, la structure interne des ministères, aujourd’hui encadrée par des décrets d’organisations d’administration centrale et une attention très forte des organisations syndicales, peut être rendue plus plastique afin de s’adapter aux évolutions des politiques publiques et des attentes. Cela implique un chantier juridique et un nouveau dialogue social.

Les missions des administrations centrales

Elles sont de quatre natures :

  • l’élaboration puis l’accompagnement de l’adoption des lois et règlements ;
  • le suivi des dossiers structurants en lien avec les parties prenantes ;
  • le pilotage et l’appui aux services déconcentrés et des opérateurs ;
  • la gestion des moyens supports.

L’élaboration puis l’accompagnement de l’adoption des lois et règlements

Comme le quinquennat en cours le montre, le fonctionnement des administrations centrales sur ce point est éminemment perfectible.

Proposition n°4 : Encadrer la fonction normative par des chartes normatives.

Cela passerait par la limitation du volume des normes (compensation de toute création normative par la diminution du nombre de normes, avec un coefficient dynamique de un pour quatre, similaire à celui appliqué en matière de consommation d’espace pour les compensations agricoles et/ou environnementales) ; la révision des procédures d’études d’impact ; l’inscription obligatoire de clauses d’évaluation ex post. De manière générale, la diminution de la charge de la complexité et la démonstration de l’efficacité doivent devenir des principes de fonctionnement et des buts permanents pour les administrations centrales.

Le suivi des dossiers structurants en lien avec les parties prenantes

L’État central pilote au plus près certains grands projets ou politiques structurantes. Il en va de même pour certaines politiques régaliennes (défense nationale ou sécurité intérieure). Pour autant, l’opacité associée à ces suivis, pour des motifs de sécurité nationale ou de secret des affaires, peut interroger sur le plan démocratique. Le contrôle du Parlement, par le biais de commissions spécialisées soumises à un certain nombre de « secrets », doit devenir systématique, là où ce n’est pas encore le cas.

Le pilotage et l’appui aux services déconcentrés et des opérateurs

Un premier mouvement, engagé en 1992 par la charte de la déconcentration, n’a été suivi que de peu d’effets. Une nouvelle étape a été franchie avec le décret du 7 mai 2015 portant modification de cette charte. Cette étape amorce l’inversion du rapport entre l’administration centrale et les services déconcentrés. Le rôle de mise en œuvre des politiques publiques par les services déconcentrés et l’obligation d’appui par les administrations centrales est ainsi conforté.

La réponse à la crise sanitaire a également démontré l’importance des services déconcentrés pour adapter les mesures nationales aux situations locales et à rechercher les collaborations avec les collectivités territoriales.

Proposition n°5 : Préciser le fonctionnement de la déconcentration pour la rendre pleinement effective.

Cela passerait par la déconcentration d’un nombre accru d’actes de gestion, et non pas seulement de décisions individuelles relatives aux RH. Il conviendrait également de faire converger vers les niveaux décisionnels locaux (préfets de région et de département) des capacités financières mutualisées afin qu’ils soient en capacité de prendre des engagements fermes, dans le cadre des nouveaux cadres contractuels qui lient l’État local et les collectivités territoriales.

Concernant les opérateurs, les services de l’État poursuivent depuis près d’une décennie le fantasme d’un contrôle par la désignation des préfets en tant que représentants territoriaux des agences.

En réalité, il s’agit là d’un faux-semblant. Les préfets n’entrent pas dans le fonctionnement, la fixation des objectifs et la répartition des moyens de ces opérateurs. Tout au plus, ce rôle leur permet de fixer quelques enjeux locaux, qui seront poursuivis s’ils ne contreviennent pas aux objectifs nationaux des agences, et d’essayer de faire émerger des synergies entre services déconcentrés et services des opérateurs.

Proposition n°6 : Clarifier l’articulation entre services déconcentrés rattachés aux ministères et agences de l’État.

Soit l’État a besoin d’opérateurs pour mettre en œuvre ses politiques publiques, auquel cas il doit les responsabiliser pour atteindre leurs objectifs ; ce qui implique de sanctionner les écarts. Soit l’État souhaite piloter, alors il convient de ré-internaliser ces acteurs, sous la forme de services à compétence nationale améliorés ou de nouveaux services déconcentrés.

La gestion des moyens supports (RH, budget, moyens généraux)

La dispersion des moyens de gestion dans les territoires mais la concentration de l’essentiel des décisions au niveau central montrent que beaucoup de moteurs sont montés à l’envers.

Un mouvement été confirmé sous le gouvernement Hollande, puis dans le cadre de la réforme de l’organisation territoriale de l’État mise en œuvre au 1er janvier 2020, qui a vu la création de secrétariats généraux communs au niveau départemental. Mais elle s’est faite sans réelle réflexion sur la constitution de filières professionnelles support, permettant de proposer des carrières continues dans ces métiers de plus en plus experts et d’ajouter à l’attractivité de ces secteurs en concurrence avec le secteur privé.

Les organisations déconcentrées de l’État

L’administration déconcentrée de l’État emploie un peu moins de 1,3 million d’agents. Si l’on en retranche les effectifs de l’Éducation nationale (un peu moins de 900 000 agents dont plus de 855 000 enseignants), les 240 000 agents des forces de sécurité intérieure (police et gendarmerie), les 90 000 personnels des finances et les quelques milliers d’agents de la justice, seuls 90 000 agents appartiennent aux services opérationnels chargés de mettre en œuvre les politiques publiques.

Ils sont répartis entre services des directions régionales, émanation des ministères, et services départementaux, de plus en plus interministériels. Ces services n’ont pas cessé de connaître des adaptations depuis le début des années 1980, l’État recherchant sans cesse l’équilibre avec les collectivités territoriales renforcées par les actes successifs de décentralisation.

Désormais, un profond désenchantement et une lassitude prédominent au sein des services. Il s’explique par le cycle infiniment répété des transformations, dans un contexte où, par ailleurs, la plupart des processus portés par les agents publics basculent en mode dématérialisé, éloignant ainsi les services du rapport direct avec l’usager. Toutes ces évolutions conduisent à une profonde interrogation des fonctionnaires de l’État sur les territoires concernant le sens de leur travail et l’utilité finale de leur fonction.

Proposition n°7 : Mettre un terme aux réorganisations permanentes pour assurer la stabilité des organisations dans le prochain mandat.

Il est donc proposé que, dès le début du mandat présidentiel, un engagement soit pris dans l’absence de bouversements des organisations durant toute la durée du quinquennat. En effet, les services ont besoin de stabilité pour retrouver non seulement leur souffle mais aussi un sens à leurs fonctions.

En revanche, cette stabilité ouvre l’opportunité de travailler d’autres enjeux touchant au cœur même de l’action publique : l’utilité et la modernité.

Proposition n°8 : Placer au cœur de l’action déconcentrée la lutte contre le non-recours et mettre le niveau déconcentré de l’État au service de la facilitation de la réalisation des droits.

Le déploiement des SI (systèmes d’information) et l’appropriation des possibilités offertes par les échanges consentis de données autorisent l’anticipation des échéances pour mettre en œuvre, par exemple, l’édition d’un titre sur demande simplifiée de renouvellement, ou le rappel de l’usager pour accélérer une procédure ou anticiper une décision.

Dans le même temps, un objectif majeur de l’amélioration des conditions de travail de l’agent devra être poursuivi.

Proposition n°9 : Déployer le télétravail au sein des services de l’État.

Ce déploiement, accéléré par la crise du coronavirus, ouvre l’opportunité d’une réflexion sur les emprises immobilières et invite à la mise en place de tiers-lieux. Il s’agit de mettre en œuvre une forme de modernité de l’État, en organisant pour la plupart des sites départementaux une évolution, sur le modèle de celle du ministère des Finances dans son passage du Louvre à Bercy. Tel est notamment le cas pour les préfectures qui n’ont pas évolué depuis la séparation de 1982.

Le financement de cette évolution pourra être couvert par la diminution des emprises : les agents se partageant désormais entre des lieux communs, leur domicile et des tiers-lieux.

Ce vaste chantier supposerait de donner une autonomie d’action aux niveaux régionaux et départementaux, dans le cadre de futurs schémas régionaux de l’immobilier de l’État en région. Il impliquerait nécessairement un accompagnement RH important pour assurer la mutation managériale qui y serait liée, avec les deux leviers que seraient l’amélioration du cadre de vie professionnelle et le sens retrouvé fondé sur l’utilité directement visible de son action.

Grâce à de telles transformations, le prochain mandat présidentiel pourrait alors permettre la mise en place d’une administration déconcentrée de l’État enfin adapté à son temps.  

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