Les mesures fiscales d’allègement de la fiscalité de la détention et des revenus du capital entrées en vigueur le 1er janvier 2018 vont coûter 4,5 milliards d’euros par an au budget de l’État. Ces mesures profitent principalement à moins de 400 000 ménages parmi les plus riches. Il s’agit de la baisse d’impôt par contribuable la plus forte jamais réalisée en France. Pour l’Observatoire de l’économie de la Fondation Jean-Jaurès, cette réforme manque sa cible – stimuler l’investissement – et va provoquer un inévitable accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine.
Enseignements principaux
- Les mesures fiscales d’allègement de la fiscalité de la détention et des revenus du capital entrées en vigueur le 1er janvier 2018 vont coûter 4,5 milliards d’euros par an au budget de l’État, soit 22,5 milliards d’euros sur la durée du quinquennat.
- Ces mesures profitent principalement à moins de 400 000 ménages parmi les plus riches, qui bénéficieront chacun d’un allègement fiscal moyen de 10 000 euros par an. Il s’agit de la baisse d’impôt par contribuable la plus forte jamais réalisée en France.
- Désormais, les revenus du capital seront taxés à 30% maximum, contre 55% pour les revenus du travail.
- Cette réforme se traduit instantanément par un accroissement des inégalités de revenus après impôt, au profit des 10% de ménages du haut de l’échelle. La progressivité du système fiscal français s’en trouve sérieusement érodée.
- Dans une vision dynamique, la concentration des revenus et des patrimoines va également s’accentuer pour deux raisons : la réforme amplifie l’ouverture spontanée de l’échelle des revenus que l’on constate dans l’économie ; l’accumulation au cours du temps de patrimoines de moins en moins taxés se traduira par une plus grande inégalité des chances pour les générations futures.
- À l’inverse des réformes lancées dans d’autres pays, la réforme française ne s’accompagne pas d’une véritable simplification des nombreuses niches fiscales profitant déjà aux revenus du capital.
- Du point de vue économique, l’impact de cette réforme fiscale sur l’investissement et l’emploi est très incertain. Un accroissement de l’épargne est probable, alors qu’elle atteint déjà un niveau élevé en France.
- L’objectif de favoriser le financement des entreprises en fonds propres ne sera que marginalement atteint, car la réforme va bénéficier à l’épargne de manière indifférenciée : numéraire, immobilier, titres de dette (notamment publique), actions existantes ou nouvelles, sans ciblage efficace. Or le financement en fonds propres des entreprises en création ou en phase de fort développement, notamment celles qui cherchent à transformer des innovations technologiques en produits ou services, mériterait un traitement fiscal spécifique, non pensé par la réforme actuelle.
- L’impact de la réforme sur l’investissement des entreprises est encore plus hypothétique. Les entreprises ne souffrent, dans leur grande majorité, d’aucun problème de financement : le taux d’investissement atteint déjà un niveau élevé, et les décisions d’investissement des entreprises ne dépendent que de manière très indirecte de la fiscalité appliquée aux revenus de l’épargne. Elles dépendent en revanche de la fiscalité pesant directement sur les entreprises : impôt sur les sociétés (IS), cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, cotisation foncière des entreprises, etc.
- À l’échelle européenne, la France avait, avant la réforme, une imposition du capital plus forte que la moyenne, ce qui reflète avant tout un degré de socialisation plus élevé des dépenses sociales.
- La fiscalité du capital française se caractérise par une imposition plus forte de la détention du patrimoine, concentrée sur l’immobilier, que dans les autres pays, avec notamment une taxe foncière obsolète du point de vue des bases d’imposition. La réforme de la fiscalité du capital de 2018 ne traite pas cette question importante, source d’inefficiences et d’inégalités de traitement non justifiées.
- La question de « l’exil fiscal » ne peut permettre de justifier un allègement aussi massif de la fiscalité du capital que celle de 2018. D’une part, l’importance du phénomène ne doit pas être exagérée, d’autre part, la réponse politique se situe plutôt dans la promotion d’un système d’imposition portant sur les revenus quel que soit le lieu où ils sont perçus (comme dans le cas des États-Unis) que dans une course sans fin vers le moins-disant fiscal. La fin de l’exit tax constitue de ce point de vue un signal contre-productif.
- La fiscalité de la transmission du patrimoine n’est pas non plus traitée par la réforme de 2018, alors même que le vieillissement de la population et la concentration du patrimoine aux mains des générations les plus riches et les plus âgées posent un défi considérable. Comment parler d’égalité des chances lorsque la richesse héritée atteint d’ores et déjà 70% du patrimoine total et pourrait, si rien n’est fait, atteindre 90%, soit le niveau de… 1850 ?
- Au total, la réforme de la fiscalité du capital de 2018 manque son but (stimuler l’investissement) et va provoquer un accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine. En outre, elle laisse inchangés les autres défauts de notre fiscalité du capital. Enfin, en instituant de fait un système dual d’imposition des revenus, elle favorise la « sécession des riches », en permettant aux détenteurs de capital de bénéficier d’un régime d’imposition sensiblement plus favorable que celui auquel sont soumis les citoyens qui tirent leur revenu du travail salarié. En voulant lutter contre l’exil fiscal vers l’étranger, cette réforme ne conduit-elle pas à créer un véritable « exil fiscal intérieur », une gigantesque niche fiscale pour les plus fortunés ?
Une réforme fiscale efficace ?
La politique budgétaire engagée depuis un an privilégie les allègements d’impôt pour les ménages les plus aisés de notre pays. Récemment encore, la suppression de l’exit tax a fait débat. Il s’agissait d’un outil conçu pour lutter contre l’exil fiscal, en imposant les plus-values mobilières latentes des contribuables lorsqu’ils décidaient de déménager leur domicile fiscal hors de France.
En amont, la loi de finances 2018 avait déjà posé les jalons d’une réforme fondamentale de la fiscalité de la détention et des revenus du capital en France, avec deux dispositions concernant la fiscalité des ménages : la réintroduction d’une imposition proportionnelle de l’ensemble des revenus du capital au prélèvement forfaitaire unique (PFU), ou flat tax, au taux de 30% ; et la suppression de l’ensemble des valeurs mobilières de l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), qui se trouve transformé en un « impôt sur la fortune immobilière (IFI) ».
Il s’agit d’une évolution historique. Jamais, depuis la création de l’impôt sur le revenu en France il y a un siècle, les revenus du capital n’ont été aussi peu taxés, relativement aux revenus du travail. Et, pour la première fois depuis l’instauration de l’impôt sur la fortune en 1982, il y a trente-six ans, la détention de capital financier cesse d’être soumise à l’imposition sur la fortune. Dans un contexte d’accroissement généralisé des inégalités de revenu et de patrimoine avant impôt, cette politique fiscale interroge. L’objectif de cette note est de présenter les conséquences prévisibles de ces décisions et d’explorer la validité des arguments économiques avancés pour les justifier.
L’évaluation d’une réforme fiscale suppose de juger à la fois son efficacité économique et son caractère équitable. En effet, on peut choisir d’augmenter légèrement les inégalités pour une efficacité économique décuplée ou, au contraire, d’avoir un système légèrement moins efficace, mais aussi moins inégalitaire. La question, qui relève alors de considérations politiques et non plus économiques, est de savoir où l’on choisit de placer le curseur. Pour juger la réforme fiscale mise en place par le gouvernement Philippe, il convient donc de mettre en balance les gains et coûts potentiels qui en résultent. D’une part, les coûts budgétaires et en matière d’inégalités sont connus : les inégalités de revenu et de patrimoine après impôt vont, à court terme, s’aggraver du fait de cette réforme. D’autre part, ces réformes sont supposées accroître l’épargne en fonds propres des entreprises et, partant, augmenter l’investissement et la croissance potentielle. Cependant, les gains économiques sont à coup sûr différés dans le temps et hypothétiques.
Voici donc la question que nous voulons examinerici : l’efficacité économique supposée de la diminution des taux d’imposition du capital, incertaine et de moyen terme, permet-elle de justifier le coût immédiat et certain en termes d’inégalités ?
Les mesures fiscales des lois de finances 2018 : un impact redistributif certain en faveur des ménages les plus riches
La diminution de l’imposition sur le capital et ses revenus : un marqueur antiredistributif du quinquennat
La première loi de finances du gouvernement d’Édouard Philippe, en ligne avec le programme présidentiel, porte en elle l’orientation budgétaire du quinquennat, et affiche une priorité donnée aux ménages les plus riches dans le budget de la nation. Les principales mesures du budget concernent en effet l’imposition du capital et de ses revenus. D’une part, la fiscalité sur les revenus du patrimoine diminue fortement, via le passage d’une imposition au barème de l’impôt sur le revenu (IR) à une imposition proportionnelle (flat tax) fixée à 30% pour un coût estimé à 1,3 milliard d’euros. D’autre part, l’imposition du stock de patrimoine financier diminue également, en raison de la sortie des biens mobiliers (actions, obligations, or, actifs monétaires, etc.) de l’assiette de l’ISF, pour un coût estimé à 3,2 milliards d’euros. Au total, et dès 2018, ce sont donc 4,5 milliards d’euros annuels d’impôts en moins pour les détenteurs de patrimoine. Or, la détention du patrimoine est très concentrée : d’après l’Insee, en 2015, 90% du patrimoine brut est détenu par 50% des ménages ; 47% sont détenus par les 10% les mieux dotés et les 1% des ménages les mieux dotés détiennent 16% du patrimoine brut total.
Par ailleurs, la réforme étant ciblée sur le patrimoine mobilier, elle avantage surtout les très riches : au sein des ménages détenant du patrimoine, les ménages les plus riches détiennent davantage de capital mobilier que les autres. D’après les données de l’OCDE, la valeur des actifs financiers possédés par les 20% des ménages les plus riches est 70 fois plus élevée que celle des actifs financiers détenus par les ménages les moins riches, alors que ce rapport est de 1 à 30 pour le patrimoine non financier.
Au total, d’après les documents transmis par le ministère des Finances aux parlementaires lors des débats budgétaires, la réforme de l’imposition sur le capital bénéficiera, par nature, davantage aux ménages aux revenus déjà importants : 1% des ménages bénéficieront de 44% des gains liés, par exemple, à la mise en place de la flat tax. Le gain moyen issu de la réforme fiscale dans son ensemble, pour les « 1% », sera de plus de 10 000 euros par an environ. Pour les 100 contribuables les plus riches, selon une estimation réalisée par Vincent Éblé, président de la commission des finances du Sénat, le gain serait de 1,5 million d’euros en moyenne (500 000 euros au titre de la flat tax et 1 million d’euros au titre de l’ISF).
La réforme se traduit par une baisse très importante des taux d’imposition du capital, qui affaiblit la progressivité de notre système fiscal. Le taux marginal d’imposition au barème de l’impôt sur le revenu des revenus des actifs financiers est divisé par 3,5, en étant réduit de 45% à 12,8%. Ce taux, uniforme, de 12,8% est même inférieur à la première tranche d’imposition des revenus du travail, fixée à 14% dès que le revenu déclaré atteint 9 807 euros. L’ensemble des revenus du capital financier sort ainsi de la logique de progressivité de l’impôt sur le revenu. Enfin, la détention des actifs financiers ne sera plus imposée du tout, alors que jusqu’à présent le taux annuel d’imposition à l’ISF pouvait atteindre 1,5%. Il s’agit bien d’un allègement sans précédent dans l’histoire de l’imposition des revenus en France.
En dernier lieu, la réforme de la fiscalité du capital n’a pas été accompagnée d’une réduction des régimes dérogatoires. Comme le note la Cour des comptes dans son rapport sur le budget 2017, alors que le coût des dépenses fiscales ne cesse de croître sans que leur efficacité économique soit évaluée, aucune mesure n’a été prise pour diminuer les dépenses fiscales (« niches fiscales ») dans la loi de programmation 2018-2022. Au contraire, la Cour des comptes note que les objectifs affichés sont « moins ambitieux que par le passé », avec un plafonnement des niches fiscales non opérant puisque placé près de 20 milliards d’euros au-dessus du niveau actuel des dépenses fiscales.
À titre illustratif, la réforme fiscale suédoise dans les années 1990, souvent citée à l’appui de la réforme française, a mis en place une flat tax sur les revenus du capital, mais en l’accompagnant de suppressions de régimes fiscaux dérogatoires, ainsi que d’une augmentation des allocations sous conditions de ressources. Ainsi, l’effet antiredistributif de la réforme a été compensé. Dans le cas français, l’effet désiré semble bien être celui d’un abaissement généralisé de la fiscalité sur les plus hauts revenus, sans contrepartie.
Bilan : une progressivité de l’impôt affaiblie
Deux évaluations de l’impact de la loi de finances 2018 ont été rendues publiques : celle menée par la Direction générale du Trésor et celle menée par l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Ces deux évaluations comprennent certaines différences mais convergent néanmoins sur plusieurs éléments. Selon l’OFCE, la réforme a les effets suivants :
• un impact inégalitaire très important en début de quinquennat, dû à la différence de calendrier évoquée précédemment. L’OFCE montre ainsi que, si l’on prend l’ensemble des hausses d’impôt (fiscalité indirecte comprise), les 5% les plus pauvres verront leur niveau de vie baisser de 0,6 %. Le reste des ménages connaît une variation de niveau de vie comprise entre -0,8 et 0,1%, hormis les 5% les plus riches qui voient leur niveau de vie progresser de 1,6% ;
• un certain rééquilibrage en fin de quinquennat, en attendant toutefois de nouveaux allègements fiscaux pour les ménages les plus riches : une fois les autres mesures montées en charge, un certain rééquilibrage se produirait. Néanmoins, toujours selon l’OFCE, les 5% les plus riches resteront bien les principaux gagnants, bénéficiant d’une hausse de 2,2% de leur niveau de vie à horizon fin 2019, contre seulement 0,2% pour les 5% les plus pauvres. En valeur absolue, les 2% les plus aisés capteraient 42% des gains totaux.
Effet des principales mesures du budget 2018, en moyenne en 2018, par vingtile de niveau de vie
Source : OFCE.
Effet des principales mesures du budget 2018 à horizon fin 2019, par vingtile de niveau de vie
Source : OFCE.
Selon la Direction générale du Trésor, le rééquilibrage sur le pouvoir d’achat serait plus marqué en fin de quinquennat : les 10% les plus pauvres verraient à horizon 2022 leur niveau de vie augmenter de 2,1% contre 1,2% pour les 10% les plus riches.
Les principales différences entre ces deux résultats sont dues à un impact plus réduit de la fiscalité indirecte dans le scénario du Trésor.
Effet des principales mesures du budget 2018 sur le niveau de vie des ménages, par décile de niveau de vie – avec prise en compte de la fiscalité environnementale et de santé publique
Quels impacts économiques, en particulier sur l’investissement des entreprises établies en France ?
Selon les défenseurs de l’abaissement de la taxation sur le capital, il faut juger la réforme à l’aune de l’argument habituel de la « taille du gâteau », c’est-à-dire de la quantité de richesse économique supplémentaire qu’elle contribuera à produire. Cette réforme de la fiscalité viserait en effet à favoriser l’épargne « productive », celle qui est investie dans le capital des entreprises, et notamment des entreprises nouvelles. En résumé, plus de capital investi dans les entreprises signifierait une base productive élargie, une production potentielle plus importante, une capacité plus solide de l’économie nationale à créer des richesses et de l’emploi. En accroissant la « taille du gâteau » à partager, l’inégalité des parts entre les convives sera moins douloureuse pour la communauté. On retrouve ainsi en filigrane la fameuse théorie du ruissellement. Cependant, est-il si évident que la diminution des impôts sur le capital de certains contribuables se traduira par un surcroît d’investissements et d’emplois en France ? La réforme sur l’imposition du capital répond-elle véritablement à des besoins de l’appareil productif ?
La baisse de la fiscalité du capital va accroître modestement le volume de l’épargne, or la France ne souffre pas d’un déficit d’épargne
Le premier effet de cette réforme consiste à modifier les paramètres de l’arbitrage consommation/épargne. La réduction de l’impôt sur l’épargne et le patrimoine devrait accroître le volume d’épargne, notamment d’épargne financière. Au maximum, si les ménages concernés épargnaient intégralement les réductions d’impôt, cette réforme engendrerait 4,5 milliards d’euros d’épargne supplémentaire. Il s’agirait d’un surcroît d’épargne (0,3 point) relativement modeste au regard des fluctuations habituelles du taux d’épargne. Cette épargne supplémentaire devrait s’investir dans l’économie mais, rapporté à l’investissement total des entreprises françaises, cela représente un supplément d’investissement de 1,5% au maximum, ce qui est là encore très modeste : depuis 2014, l’investissement a augmenté de 15%, soit dix fois plus. À cela s’ajoute le fait que le surcroît d’épargne ne sera pas destiné en totalité aux entreprises françaises, mais également investi dans des entreprises étrangères et sur le marché secondaire (achat/revente de titres boursiers).
Il existe par ailleurs un consensus sur l’absence d’un déficit d’épargne en France, au niveau macroéconomique. Depuis 1995, le taux d’épargne des ménages se situe en France autour de 15%, nettement au-dessus des autres principaux pays de la zone euro (11%). Ce taux d’épargne est légèrement inférieur à celui de l’Allemagne (16%) – pays poussé par la nécessité d’épargner pour sa retraite (le système de retraite par capitalisation y est plus développé). Si l’on corrige le taux d’épargne pour tenir compte de la nature du régime de retraite, le taux d’épargne en France est le plus élevé parmi tous les pays de l’OCDE.
Source : Lino Galiana, Quentin Lafféter, Olivier Simon, « Le taux d’épargne dans la zone euro : comment les comparer, comment les expliquer ? », Insee Références, 2017.
Les entreprises établies en France ne souffrent pas non plus d’un déficit d’investissement, ni de difficultés d’accès aux financements
Outre l’impact sur le volume d’épargne, la réforme est justifiée par son impact supposé sur l’investissement des entreprises. Cependant, à court terme, la reprise de l’investissement en France a précédé l’annonce de la réforme fiscale et semble donc indépendante de celle-ci. Elle est liée à la nette amélioration de la conjoncture européenne et mondiale à partir de 2015, donc à des perspectives de demande plus favorables adressées aux entreprises, ainsi qu’au redressement du taux de marge. Le taux d’investissement des entreprises, qui s’était maintenu pendant la crise, s’établit aujourd’hui à 22,4%, et il a dépassé depuis début 2017 son niveau record d’avant la crise financière. Depuis 1990, il n’a jamais été aussi élevé.
Par ailleurs, à plus long terme, les entreprises françaises ne souffrent pas, au niveau macroéconomique, de problèmes de financement, que ce soit en dette ou en fonds propres. La politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne se traduisant par des taux d’intérêt très faibles a entraîné une forte augmentation de la demande de crédit et un financement aisé des entreprises. La capitalisation des entreprises françaises est à un haut niveau, comparable à celle de pays comme l’Allemagne. Le marché du capital investissement y est particulièrement développé, en particulier depuis la création de la banque publique d’investissement en 2012, qui contribue significativement au financement des entreprises sur ce segment. La France possède ainsi la deuxième industrie du capital-investissement en Europe, loin devant l’Allemagne, par exemple. En d’autres termes, tant à court terme qu’à moyen et long terme, aucun indice ne montre qu’une insuffisance de l’épargne en fonds propres soit à l’origine des difficultés de l’économie française.
Un allègement de la fiscalité de l’épargne des personnes physiques n’a pas d’impact significatif sur les décisions d’investissement des entreprises
Outre l’augmentation du volume de l’épargne, la réforme fiscale devrait aussi modifier l’allocation de l’épargne des personnes physiques résidant fiscalement en France. En effet, c’est principalement l’épargne financière qui est visée par l’allègement fiscal : l’objectif final reste bien, selon le gouvernement, d’accroître l’investissement des entreprises. Là encore, la réforme semble néanmoins manquer son objectif : tous les placements financiers sont favorisés par la réforme, et pas seulement ceux qui sont destinés au renforcement des fonds propres des entreprises. Ainsi, la détention d’avoirs monétaires ou d’or et les placements en titres de dette de l’État ou des entreprises bénéficient d’un allègement identique.
Par ailleurs, la question du financement n’est qu’un des multiples déterminants de l’investissement. Par exemple, les entreprises investissent davantage lorsque leurs capacités de production sont déjà fortement utilisées et qu’elles anticipent de devoir satisfaire une demande supplémentaire. L’autre déterminant principal de l’investissement – la rentabilité attendue d’un projet d’investissement au regard de son coût – n’est pas non plus affecté par l’imposition des revenus du capital pesant sur les personnes physiques, ou alors très indirectement, mais bien davantage par des variations de la fiscalité pesant sur la production : IS, impôts fonciers (contribution foncière des entreprises), etc. À cet égard, la trajectoire de convergence du taux d’IS vers la moyenne européenne (25%) est bien entamée, mais elle a été décidée par legouvernement précédent.
Enfin, du point de vue microéconomique, il faut rappeler que les décisions d’investissement sont prises par les entreprises, plus précisément par leurs dirigeants, au sein de comités d’investissement. Ces décisions ne sont jamais prises par les épargnants-actionnaires qui seront les bénéficiaires de l’allègement fiscal prévu par la réforme. Le critère le plus utilisé par les comités d’investissement pour décider d’un projet d’investissement est le taux de rentabilité interne (TRI) et sa comparaison avec le WACC (coût moyen pondéré du capital). Si le TRI est au moins égal au coût du capital exigé par les apporteurs de capitaux, le projet est « créateur de valeur » et peut être approuvé du point de vue de sa rentabilité, toutes choses égales par ailleurs. Dans le calcul de ces indicateurs, la fiscalité au niveau de l’entreprise (impôt sur les bénéfices, taxes sur les facteurs de production, traitement fiscal des intérêts) joue un rôle. Mais en aucun cas la fiscalité des revenus du capital au niveau de l’épargnant-actionnaire n’intervient.
Dans un monde ouvert comme l’est la zone euro, où la mobilité du capital est forte, la fiscalité des épargnants est supportée par ces derniers sans qu’ils puissent la répercuter sur les entreprises. Dans un tel contexte, une baisse de la fiscalité de l’épargne ne change rien au niveau de rentabilité exigé par les entreprises pour accepter un projet d’investissement. De même, la réforme fiscale ne change rien dans les critères de décision des entreprises en matière de choix de localisation des investissements entre pays. Quand une entreprise choisit la localisation de ses investissements, ce qui compte, ce sont d’abord la qualité des infrastructures (transport, énergie, télécommunications), la disponibilité et la qualification des collaborateurs, le coût du travail, le niveau de la recherche locale, le taux de l’imposition des bénéfices… mais pas la fiscalité des revenus du capital au niveau de l’épargnant !
La fiscalité du capital exerce bien évidemment une influence sur la formation de capital sur notre territoire. Mais il faut bien distinguer la fiscalité portant sur les décisions d’investissement des entreprises de la fiscalité portant sur les revenus ou la détention du capital au niveau des personnes. Autant la première (impôt sur les sociétés, contribution foncière des entreprises) impacte directement l’investissement et l’implantation des usines ou des centres de décision dans notre pays, autant la seconde n’exerce qu’un effet indirect et partiel. Dans la zone euro, tous les pays partagent la même monnaie et la mobilité du capital est forte. En conséquence, l’investissement dans chaque pays n’est pas limité par l’épargne nationale, sauf dans les situations de crise financière (en Grèce, par exemple). Les entreprises françaises ne connaissent aujourd’hui aucune difficulté de financement au niveau macroéconomique. C’est pourquoi un allègement généralisé de la fiscalité de l’épargne n’aura sans doute qu’un impact marginal sur l’investissement.
Au total, il est donc peu probable qu’un allègement de la fiscalité de l’épargne ait un impact direct sur les décisions d’investissement des entreprises résidant en France et sur l’attractivité du territoire français pour attirer les investissements des entreprises étrangères. Le contexte est en effet celui d’une épargne des ménages à un niveau élevé et d’une absence de problèmes de financement des entreprises au niveau macroéconomique.
Le financement des entreprises à la frontière technologique peut justifier des dérogations dans la fiscalité du capital, mais ne justifie pas l’abaissement généralisé de l’imposition du capital
Si la question du financement de l’investissement au niveau macroéconomique n’apparaît pas comme un argument suffisant à l’appui de la réforme de la fiscalité du capital, il existe cependant une catégorie d’entreprises pour lesquelles la pénurie de fonds propres peut constituer une contrainte pour leurs investissements et leur développement : les entreprises en création, les PME en phase de croissance rapide, les entreprises innovantes dont le modèle économique n’est pas encore établi, etc. Pour elles, les fonds propres sont le carburant indispensable de l’investissement et ces fonds propres sont difficiles à trouver parce que ces entreprises présentent un risque élevé au regard de leurs perspectives de rentabilité. Il s’agit d’une situation typique de défaillance de marché.
La France a beaucoup progressé en la matière ces dernières années : la banque publique d’investissement (BPI) existe depuis 2012. Elle a permis d’augmenter considérablement le montant de fonds propres (et de crédit) disponible pour les PME. La France dispose désormais de la deuxième industrie européenne du capital-investissement, derrière le Royaume-Uni mais devant l’Allemagne. L’écosystème français en faveur de l’innovation est performant. Le rapport au Premier ministre sur « le financement de l’investissement des entreprises » (2015) soulignait d’ailleurs les progrès accomplis pour combler le déficit de fonds propres des PME – sans d’ailleurs aucunement évoquer la nécessité d’alléger la fiscalité de l’épargne ou l’ISF.
Il demeure cependant, il est vrai, des situations dans lesquelles la fiscalité du capital peut constituer un frein à l’investissement et au développement des entreprises en création et en phase de développement accéléré. Dans ces entreprises, le ou les créateurs sont souvent aussi les dirigeants et actionnaires. Pour eux, développer et accroître la valeur de leur entreprise est un impératif. Durant la phase de développement, les dirigeants actionnaires ne sont pas taxés à l’ISF (les « biens professionnels » sont exclus de l’assiette de l’ISF), ni sur les plus-values latentes que recèlent leurs actions. En revanche, lorsqu’ils revendent leurs actions, ce qui arrive fréquemment lorsque le succès de leur entreprise les conduit à la céder, la taxation des plus-values au barème de l’impôt sur le revenu à laquelle s’ajoutent les prélèvements sociaux, couplé à l’entrée dans l’ISF (si les actionnaires ne restent pas dirigeants de leur entreprise) constitue un frein et peut conduire à ne pas réinvestir les gains de cession ou même à choisir l’expatriation pour échapper à l’impôt en France (même si l’imposition des plus-values de cession a été largement aménagée à l’issue du débat sur les « pigeons » en 2013). C’est donc lorsque les actionnaires cessent d’être entrepreneurs pour devenir des investisseurs purs que l’ISF et la fiscalité des plus-values peuvent dissuader l’investissement.
Pour traiter ce problème, des mesures spécifiques sont nécessaires et souhaitables, mais cela ne justifie pas la mesure d’allègement général de l’imposition sur le capital mis en place dans le dernier budget. Une stratégie plus adaptée, proposée notamment dans le rapport sur le financement de l’investissement des entreprises, aurait consisté à modifier spécifiquement la fiscalité sur les produits plus risqués, afin de favoriser leur détention. Le rapport préconisait surtout de réorienter l’épargne placée en assurance et les supports d’épargne risqués actions, etc.), qui financent davantage les investissements innovants « de rupture », notamment dans le numérique. Or, de ce point de vue, la réforme manque à nouveau son but : elle favorise l’épargne « en général » et ne modifie pas l’arbitrage rendement/risque de chaque titre. Elle ne permet donc pas de cibler spécifiquement les entreprises qui font les « investissements de rupture ». Pire, en allégeant l’ISF de manière indifférenciée, la réforme supprime ipso facto le dispositif ISF-PME qui a permis depuis dix ans d’orienter vers les entreprises en forte croissance l’épargne des plus fortunés.
Un impact « psychologique » favorable à l’investissement ?
Le gouvernement insiste sur l’effet psychologique positif qu’aura la réforme fiscale. L’allègement de la fiscalité mettrait la France au diapason de ses voisins européens et permettrait de restaurer un « climat de confiance » à l’égard de l’investissement en France. Il est indéniable que cette réforme a eu un effet positif sur la perception de la France par les milieux d’affaires français et étrangers. Reste à savoir si cette amélioration de l’image de notre pays se traduira par un surcroît d’investissements et d’emplois. Au vu des analyses que nous venons de développer, il est permis d’en douter sérieusement.
Il est un autre effet psychologique de la réforme qui, lui, a déjà des effets réels. L’allègement massif de la fiscalité du capital a installé l’idée que les détenteurs du capital, et notamment les plus riches d’entre eux, bénéficiaient d’un traitement fiscal privilégié par rapport à l’immense majorité des citoyens qui n’ont que des revenus du travail. C’est l’effet « président des riches », qui pourrait dégrader en même temps la cohésion sociale et le consentement à l’impôt.
L’allègement de la fiscalité du capital peut-il être justifié par une convergence vers la moyenne européenne ?
Un autre argument porté à l’appui de la réforme de la fiscalité du capital est celui de la convergence vers la moyenne européenne. Souvent avancé, il n’est cependant pas suffisant en soi : chaque pays peut avoir ses « préférences » propres, et la convergence n’est souhaitable que si la divergence est dommageable en elle-même (exil fiscal, dumping, etc.). Par ailleurs, si l’analyse comparée fait ressortir plus clairement des dysfonctionnements inhérents dans un pays donné, il s’agit surtout de s’inspirer de ce qui fonctionne ailleurs plutôt que de converger.
La fiscalité du capital est certes élevée, mais elle reflète principalement un haut niveau de dépenses publiques
Il apparaît que la fiscalité portant sur le capital des ménages est particulièrement élevée en France. Ces impôts représentent 6,1% du PIB en 2015, ce qui place la France au premier rang des pays européens, devant la Grande-Bretagne (6% du PIB).
Taux de prélèvements obligatoires sur le capital des ménages en 2016, en % du PIB
Source : Tendances de la fiscalité dans l’Union européenne, 2017.
Ce constat doit cependant être nuancé, d’abord par le fait que les ménages détiennent beaucoup de capital en France. Sur vingt-deux pays européens, ils en détiennent davantage que la moyenne, et notamment légèrement plus que le Royaume-Uni ou que l’Allemagne. Ainsi, le poids important de la fiscalité sur le capital dans le taux de prélèvements obligatoires résulte au moins en partie d’un effet d’assiette relativement large.
Ratio richesse nette/revenu disponible des ménages dans 22 pays européens
Source : OCDE, Panorama des comptes nationaux.
Champ : richesse nette (actifs financiers et non financiers diminué des engagements en cours) des ménages, en % de leur revenu disponible net (après impôts et prestations monétaires mais avant transferts en nature).
Par ailleurs, en France, l’ensemble de la fiscalité en part de PIB est élevé, pour financer un haut niveau de dépenses publiques. Ainsi, lorsqu’on regarde la part de la fiscalité portant sur le capital dans l’ensemble de la fiscalité, la France n’occupe plus les premiers rangs européens. Dans notre pays, le financement des dépenses publiques ne porte pas davantage sur le capital (relativement au travail et à la consommation) qu’en Italie, au Royaume-Uni, en Irlande, en Belgique ou en Espagne. Ces différences de fiscalité résultent en grande partie de choix collectifs différents : si la fiscalité dans son ensemble est relativement élevée en France, c’est qu’elle finance un haut niveau de dépenses publiques. Le ratio de dépenses publiques est de 9 points plus élevé que la moyenne de la zone euro : la moitié de ce surcroît de dépenses concerne la protection sociale (+5 points). En outre, en analysant la structure des dépenses, on remarque qu’une partie de la fiscalité revient aux entreprises à travers certaines dépenses fiscales (crédit d’impôt recherche, allègements de cotisations sociales et crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi). Il est alors relativement vain de parler de convergence fiscale sans garder à l’esprit les divergences de choix sociaux entre les pays comparés, qui se traduisent nécessairement par des divergences de niveau de fiscalité – en particulier sur le capital.
Part de la fiscalité portant sur le capital
Source : Tendances de la fiscalité dans l’Union européenne, 2017.
La réforme ne transforme pas l’imposition des stocks de capital, notamment immobilier, spécificité française inefficace et inéquitable
L’analyse de la structure de la fiscalité du capital dans différents pays permet de faire apparaître d’autres spécificités françaises, notamment une imposition du stock de capital bien plus forte que celle des flux (les revenus du capital) : cette particularité n’est pas modifiée par la réforme. Lorsqu’on analyse la fiscalité du capital, il est en effet nécessaire de distinguer la fiscalité du stock de capital et la fiscalité portant sur ses revenus (dividendes, intérêts). Plus qu’à l’étranger, la fiscalité du capital en France porte sur le stock davantage que sur les revenus qu’il engendre. L’imposition du stock de capital au titre de sa détention et transmission représente 8,9% des prélèvements obligatoires en 2015, contre 5,6% dans la moyenne des pays de l’OCDE. La fiscalité sur les revenus du capital, en revanche, ne se révèle pas particulièrement élevée en comparaison internationale, en raison de nombreux dispositifs qui permettent d’échapper à l’impôt (livret A, épargne logement, plan d’épargne en actions, assurance-vie, épargne retraite).
Part des prélèvements sur le capital des ménages (stock et revenus) dans le total des prélèvements obligatoires en 2015
Lecture : en 2015, les prélèvements sur le capital des ménages représentent 17,8% du total des prélèvements obligatoires au Royaume-Uni, dont 13,1 points sur le stock et 4,1 points sur les revenus du capital.
Note : la valeur négative observée aux Pays-Bas pour la part dans le PIB des prélèvements sur les revenus du capital s’explique par le dispositif de déductibilité des intérêts des emprunts immobiliers.
Source : Rapport particulier n°5 « Les prélèvements obligatoires sur le capital des ménages : comparaisons internationales, in Les prélèvements obligatoires sur le capital des ménages, rapport du CPO, 2018.
Au sein de la fiscalité sur le stock de capital, deux spécificités françaises peuvent être mentionnées : une fiscalité foncière inadaptée, d’une part, et une fiscalité portant sur les donations et successions déséquilibrée, d’autre part. Or, à nouveau, ces spécificités ne sont pas modifiées par la réforme actuelle. Les taxes foncières, qui ont un rendement budgétaire important, sont en effet très complexes en France. Les taxes foncières ont l’avantage de combiner une assiette large (un très grand nombre de personnes) et une base immobile, ce qui explique que leur part dans la structure des prélèvements obligatoires soit importante. En soi, une assiette large est efficace d’un point de vue économique, et ainsi la tendance est plutôt à l’augmentation de la fiscalité foncière dans l’ensemble des pays européens. En France cependant, cet outil est non seulement particulièrement complexe, puisqu’il existe quatre impôts différents, alors que la plupart des États membres de l’Union européenne n’ont qu’un seul impôt, mais surtout injuste, en raison d’assiettes non actualisées.
En effet, les valeurs locatives cadastrales, servant à calculer les impôts fonciers, n’ont pas été revues en France depuis 1970. Cela a pour conséquence, par exemple, que des logements anciens et vétustes se retrouvent associés à des taxes foncières anormalement élevées. Le barème actuel, du fait de cette absence d’actualisation, est inéquitable. Quelques pays effectuent pourtant des mises à jour fréquentes. Les pays nordiques ou les Pays-Bas procèdent à une évaluation annuelle de la valeur des biens. L’actualisation des valeurs de référence importe en termes d’équité fiscale, mais impliquerait nécessairement des transferts de charges importants entre contribuables. Une tentative de révision générale des valeurs locatives avait d’ailleurs été préparée dans les années 1990 en France, mais elle n’a jamais été mise en œuvre. Quelques pays ont procédé récemment à une actualisation concluante des bases cadastrales (Portugal, Irlande), dans le cadre de réformes globales de la fiscalité foncière. Cette anomalie n’est pas modifiée par la réforme actuelle, alors que le niveau élevé et la complexité de la fiscalité foncière sont défavorables à la fluidité du marché des biens immobiliers. La spécificité française dans ce domaine consiste en un traitement fiscal favorable au propriétaire occupant, notamment en raison de l’existence d’abattements pour durée de détention des biens, qui incite à la rétention des biens immobiliers.
La question de la fiscalité des successions
En dernier lieu, la réforme laisse de côté la question de l’imposition des successions, moyen pourtant efficace pour renforcer l’égalité des chances. Concernant la fiscalité des donations et successions, la France se distingue spécifiquement par l’inégalité de traitement entre les transmissions à un parent proche et la transmission entre personnes éloignées, qui est la plus élevée en comparaison internationale. En outre, un système fiscal qui taxe peu ou pas l’accumulation du patrimoine durant la vie des individus devrait imposer plus fortement les patrimoines au moment de leur transmission entre générations, afin d’éviter que les inégalités ne se transmettent et ne s’amplifient à chaque génération.
Cette imposition n’est pas nécessairement uniforme : elle peut aussi se faire à des degrés de progressivité divers, afin de ne pas pénaliser les petites transmissions et de favoriser les transmissions les plus précoces. Or, durant la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait évoqué cette idée pour compenser l’allègement de l’ISF. Aujourd’hui, cette idée a été abandonnée. Le sujet est d’importance car le patrimoine des ménages augmente plus vite que leur revenu, il est très inégalement réparti et le risque est grand que le vieillissement de la population se traduise par une concentration accrue des patrimoines au sein des générations les plus âgées de la population. D’ores et déjà, la part du patrimoine hérité atteint 70% du patrimoine total, et pourrait atteindre 90% dans trente ans, soit le niveau de 1850 ! Plusieurs pistes de réforme existent et auraient mérité de figurer dans une réforme complète de la fiscalité du capital, afin d’éviter l’avènement d’une « société d’héritiers ».
L’argument de la concurrence fiscale est bien plus contestable quand il concerne les ménages que quand il concerne les entreprises
La diminution de la fiscalité du capital est également défendue en faisant référence à la forte mobilité internationale des capitaux, et à la concurrence fiscale entre pays qui en résulte. La dynamique de la réforme actuelle suit en effet une tendance européenne générale, puisque de nombreux pays ont adopté au cours des dernières décennies un système « dual », qui impose de façon proportionnelle les revenus du capital, parallèlement à une imposition progressive des revenus du travail. Les pays nordiques ont été les premiers à adopter ce système dans les années 1990. Cet argument est là encore inapproprié pour défendre la réforme de la fiscalité des détenteurs du capital : la question de la concurrence fiscale se pose en des termes différents selon qu’il s’agit de la fiscalité des entreprises ou de celle des ménages.
La concurrence fiscale est forte en Europe en ce qui concerne les entreprises, à travers l’impôt sur les bénéfices ou les impôts sur la production (taxes foncières, taxes sur le chiffre d’affaires). Elle justifie de porter une attention particulière à la compétitivité de notre fiscalité des entreprises et de promouvoir au niveau européen une harmonisation des taux et des bases sur lesquels sont calculés les impôts auxquels sont soumises les entreprises. En ce qui concerne les ménages, la concurrence fiscale ne constitue pas un phénomène aussi important. En effet, ceux-ci ne sont pas aussi mobiles que les entreprises et les externalités négatives de l’exil fiscal sont bien moindres que celles d’une délocalisation. Seule la question de l’impact pour les finances publiques de l’« exil fiscal », c’est-à-dire de la décision de personnes de changer de pays de résidence fiscale pour éviter le paiement de certains impôts dans leur pays d’origine, s’avère importante.
Or, les rares travaux économiques empiriques existants invitent à relativiser l’ampleur de l’exil fiscal. Dans une étude portant sur les contribuables assujettis à l’ISF ayant quitté la France entre 1995 et 2006, Gabriel Zucman, en 2008, estime la perte du produit de l’ISF liéeau départ à seulement 10% du montant total de l’impôt (en 2006) : même en incluant le manque à gagner lié aux autres impôts non payés par les exilés fiscaux, le compte n’y est pas. Par ailleurs, lutter contre l’exil fiscal en abaissant l’imposition du capital engendre aussi des comportements d’optimisation fiscale interne, tout à fait dommageables pour les finances publiques. Comme l’indique le Conseil d’analyse économique en 2013, ou, plus récemment, Gabriel Zucman, l’arbitrage entre dividendes et salaires pourrait s’avérer plus défavorable pour les recettes fiscales que le phénomène d’exil fiscal. Ainsi, selon un premier chiffrage de Gabriel Zucman, avec des données trop agrégées pour conclure définitivement, la perte potentielle de recettes fiscales se situerait entre 10 milliards et 20 milliards d’euros an, accroissant d’autant les inégalités.
Une réponse au phénomène d’exil fiscal pourrait être de mettre en place une exit tax à l’américaine : aux États-Unis, la fiscalité des particuliers traite de la même manière les capitaux investis sur le territoire national et à l’étranger. Cela semble cohérent, dans un contexte de forte intégration des marchés de capitaux, où les portefeuilles de titres détenus par les ménages (via leurs produits d’épargne ou de placement) sont largement internationalisés.
Enfin, la lutte contre l’évasion fiscale devrait être menée avec détermination plutôt que d’entraîner une course au moins-disant fiscal. En effet, en plus du phénomène – légal – d’optimisation fiscale, l’impuissance à lutter contre l’évasion fiscale aboutit à une réduction globale de l’imposition des capitaux. À cet égard, la réponse adaptée du système fiscal à la mondialisation semble davantage résider dans un accroissement de l’échange automatique de données pour réduire le secret bancaire et les possibilités d’évitement fiscal, que dans une course à la diminution des taux d’imposition.
Une réforme qui acte et renforce le phénomène de « sécession des riches » ?
Au final, si la fiscalité française sur le patrimoine souffre bien de défauts, la réforme mise en œuvre en 2018 ne les traite pas. Elle s’engage sur une voie de réduction générale de l’impôt des ménages les plus riches, avec des impacts économiques peu convaincants mais un accroissement incontestable des inégalités. Ce décalage entre le discours justifiant la réforme du point de vue de l’efficacité économique et la réalité des problèmes et des besoins de notre pays vient renforcer l’idée que la réforme de la fiscalité du capital est avant tout guidée par des motivations politiques : récompenser ceux qui réussissent par l’argent et ceux qui ont hérité de la réussite de leurs ascendants. Cela, sans considération – ou si peu – pour les conséquences en matière d’inégalités, et en acceptant une baisse de ressources importante pour l’État dans une situation budgétaire qui demeure pourtant tendue. Il est alors ironique d’observer qu’au nom d’une réforme visant à prévenir l’exil fiscal – dont l’ampleur effective fait débat – il est permis aux ménages les mieux dotés d’échapper totalement à l’impôt progressif.
Par cette réforme, la loi a de fait créé une énorme « niche fiscale ». Pour la grande majorité des citoyens qui tirent leur principal revenu du travail salarié, la contribution aux services publics prendra la forme d’un impôt progressif dont le taux marginal peut atteindre 55%. Pour ceux qui tirent leur revenu de leur capital, la contribution aux services publics ne pourra pas dépasser 30%.
La loi permet ainsi un « exil fiscal intérieur », sans avoir besoin de quitter le pays. Ce faisant, elle favorise le phénomène de « sécession des riches » récemment décrit par Jérôme Fourquet. Si cette sécession est multiforme et ne concerne pas uniquement les inégalités économiques, il est néanmoins frappant de constater que les sommes engagées par la réforme auraient pu servir à financer bien d’autres investissements pour l’avenir, dans des secteurs essentiels pour la lutte contre les inégalités : école, enseignement supérieur, santé, etc.