Redécouvrir la fonction du politique avec Gambetta

Léon Gambetta peuple notre imaginaire collectif et il tient même la sixième place des noms les plus donnés à nos rues, entre ceux de Jean Moulin et du général Leclerc. Si chacun a déjà entendu son nom, au détour d’une leçon d’histoire, il ne se souvient pas pour autant de ses actions. Il est pourtant l’un des « pères fondateurs de la République » qui, au crépuscule du XIXe siècle, ont jeté les bases du modèle républicain français. Véritable philosophe politique, il est un acteur majeur de son temps et ses idées mériteraient, plus que jamais, une large diffusion.

Qui était Léon Gambetta ?

Lorsqu’il arrive dans une ville pour donner un discours, « ce n’est pas seulement la population ouvrière qui se précipite pour serrer sa main, c’est la bourgeoisie, l’armée même1Léon Gambetta, Voyages et discours de Gambetta dans la Savoie et le Dauphiné, avec les toasts, allocutions et discours qui lui ont été adressés, Le Chevalier, 1872. ». Lorsqu’il passe à côté d’un train, « les voyageurs, penchés aux portières, agitent leurs chapeaux, leurs mouchoirs, en criant : “Vive Léon Gambetta ! Vive la République !”2Extraits d’articles de presse réunis par Joseph Reinach, 1872, volume III. ».

Pourtant, rien ne prédestinait Léon Gambetta à devenir l’idéaliste inlassable qui allait prendre une part fondatrice dans l’histoire de la République française. Né à Cahors en 1838, Gambetta est le fils de commerçants italiens immigrés en France. Élève remarqué pour son comportement turbulent et son intelligence « très développée3Anne Gary, Montfaucon en Quercy. À la découverte du passé, t. 2, Bayac, Éditions du Roc de Bourzac, 1993, pp. 229-230. », il choisit la nationalité française à l’âge de vingt-et-un ans et devient avocat à Paris à vingt-deux ans.

La passion républicaine chevillée au corps

Rapidement, Gambetta s’impose dans les prétoires comme un brillant tribun, en défenseur acharné des libertés individuelles face à un Second Empire alors à l’apogée de son inclémence. Il accède à la notoriété en 1868, en défendant les initiateurs d’une souscription publique destinée à ériger un monument à l’effigie d’Alphonse Baudin, député français mort sur les barricades en voulant s’opposer au coup d’État du 2 décembre 18514Édith Rozier-Robin, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire républicaine 1868-1901 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 1, 1985..

Sa plaidoirie, qui critique vigoureusement Napoléon III, fait rapidement le tour de Paris et le dresse en figure de l’opposition :
« Messieurs, est-il possible que le 2 décembre ait été l’œuvre de la volonté nationale ? Est-il possible que la volonté d’un peuple ait employé la force pour renverser la légalité et le droit, pour détruire le peuple lui-même ?5« Plaidoirie de Léon Gambetta lors de l’affaire Baudin », Le livre pour tous, n°137, 1869. »

Dès lors, Gambetta ne quitte plus le champ politique et bâtit un véritable système de pensée républicain en multipliant les diatribes à l’encontre du Second Empire. Lors des élections législatives de 1869, il est élu du premier coup député de la Seine avec le « Programme de Belleville », élaboré par le Comité républicain de sa circonscription. L’ensemble des mesures promues par ses électeurs trace, dès le Second Empire, les grands linéaments de la philosophie de la gauche républicaine : l’instruction primaire gratuite, laïque et obligatoire, l’impôt sur le revenu ou encore la séparation de l’Église et de l’État figurent ainsi dans ce texte visionnaire plusieurs années avant leur mise en œuvre.

La tâche de Gambetta est immense et, malgré le monument intellectuel qu’il est en train de bâtir, le jeune député sait que ses idées ne pourront triompher avant des années. En effet, comme l’écrit Georges Duby, « au lendemain du plébiscite du 8 mai 1870, qui avait assuré à l’empire une énorme majorité, les Français, même les plus exaltés des républicains, s’étaient convaincus de la solidité du régime6Georges Duby, Histoire de la France de 1852 à nos jours, Paris, Larousse, 1971. ».

Le bouleversement de Sedan et la journée du 4 septembre

Pourtant, un élément allait rebattre les cartes. Le 4 septembre 1870, le Second Empire disparaît dans la tourmente de Sedan : l’empereur est fait prisonnier et son fils est trop jeune pour prendre sa place. Les parlementaires et l’administration, déboussolés, ne cherchent pas à défendre le régime. En ce jour mémorable, Gambetta conduit le peuple au cœur de la capitale et proclame la IIIe République depuis le balcon de l’Hôtel de ville.

Si cette journée révolutionnaire est moins une naissance qu’un constat de décès, les députés de la Seine, au premier rang desquels figure Gambetta, profitent de cet enchaînement d’événements imprévus pour former un gouvernement de la Défense nationale. L’urgence, en effet, n’est pas de jeter les bases de nouvelles institutions. Il faut canaliser, aussi rapidement que possible, la menace de l’invasion prussienne.

Une grande partie de son temps est alors consacrée à l’exaltation du courage républicain, concept directement puisé de la Révolution française, qu’il dresse en rempart du péril bismarckien. Dans une dépêche du 21 septembre, il écrit :
« Nos pères fondaient la République et se juraient à eux-mêmes, en face de l’étranger qui souillait le sol sacré de la patrie, de vivre libre ou de mourir en combattant. Ils ont tenu leur serment. Ils ont vaincu, et la République de 1792 est restée dans la mémoire des hommes comme le symbole de l’héroïsme et de la grandeur nationale7Éric Bonhomme, « Chapitre 9. Revenir à la source », dans Éric Bonhomme (dir.), D’une monarchie à l’autre. Histoire politique des institutions françaises 1814-2020, Paris, Armand Colin, 2021, pp. 143-158.. »

Pour Gambetta, le témoignage de la résilience française est indissociable de l’idée républicaine. Le champ sémantique de ses discours est centré sur les termes de « fierté », d’« honneur » et d’« indépendance » et mêle les acquis de la Révolution française aux principes modernes qu’il a théorisés depuis son entrée en politique. Cette méthode fonctionne : dans la biographie qu’il lui consacre, Paul Deschanel écrit de Gambetta qu’il « invite à puiser dans l’extrémité même de nos malheurs le rajeunissement de notre moralité et de notre virilité politique et sociale8Paul Deschanel, Gambetta, Paris, Hachette, 1919. ».

Ministre de l’Intérieur et instituteur du modèle républicain

Au sein du nouveau gouvernement de la Défense nationale, Léon Gambetta, qui fait figure de chef, s’attribue le poste clé de ministre de l’Intérieur. Ce ministère, dans son esprit, devait lui permettre de contrôler l’administration et la police afin d’arrimer définitivement le modèle républicain à la société française. Aussi, il installe rapidement « de nouveaux préfets, choisis parmi les républicains convaincus, et demande le recul des élections prévues jusqu’à ce que la nouvelle administration provinciale ait eu le temps de préparer les électeurs9Georges Duby, Histoire de la France de 1852 à nos jours, op. cit. ».

Contraint de fuir Paris encerclé le 7 octobre 1870, il décide alors de rejoindre la délégation chargée de relayer l’action du gouvernement à Tours pour organiser la riposte depuis la province. Victor Hugo racontera, dans ses Choses vues, ce départ extraordinaire, en montgolfière :
« Il était dix heures et demie […]. Tout à coup un ballon jaune s’est élevé avec trois hommes dont Gambetta. Puis le ballon blanc, avec trois hommes aussi, dont un agitait un drapeau tricolore. Au-dessous du ballon de Gambetta pendait une flamme tricolore. On a crié : “Vive la République !”10Victor Hugo, 1870 publié dans « Choses vues, Œuvres complètes,  Éd. Ollendorf, 1913, tome 26, pp. 177-201»).. »

Sur place, Gambetta adjoint à ses fonctions celles de ministre de la Guerre et tente de mobiliser les troupes françaises contre les Prussiens. Mais les armées qu’il réussit à lever échouent successivement à défaire Bismarck. En janvier 1871, le gouvernement de la Défense nationale, résigné, décide de signer un armistice et d’organiser de nouvelles élections législatives pour le mois de février. Abattu, Léon Gambetta démissionne du gouvernement.

Cependant, les élections du 8 février 1871 font gagner massivement les listes monarchistes : les listes républicaines n’obtiennent qu’un tiers des sièges de la nouvelle Assemblée. Après avoir été portés au pouvoir davantage par le fruit du hasard qu’en raison d’une volonté politique claire, les Républicains jouent désormais la pérennité du modèle qu’ils sont parvenus à instaurer le 4 septembre. Dans ce combat, Léon Gambetta trouve une nouvelle raison d’être.

Le commis voyageur de la République

Débute alors une longue décennie au cours de laquelle Gambetta sillonne la France entière pour marteler, dans chaque ville et chaque campagne, les vertus du modèle républicain. C’est au cours de cette croisade incessante qu’il prononce ses discours les plus célèbres et que sa pensée forme un véritable système. Sans relâche, il enracine l’exigence démocratique dans les esprits en défendant une « méthode républicaine » construite à la fois sur la promotion d’un mode de gouvernement « délibératif » et sur le pari d’un éveil des consciences politiques.

Durant cette période fascinante, Gambetta laisse une empreinte majeure sur l’histoire de France et dresse un ensemble de constats et de leçons salutaires pour le XXIe siècle. L’analyse de son action rappelle la pertinence des bases sur lesquelles ont été édifiées les institutions françaises et l’étude de ses discours regorge quant à elle de remèdes capables de combattre les grandes crises de notre modernité.

Au premier rang de ces ébranlements : la perte de confiance en l’édifice politique et ses responsables. Gambetta fournit les clés pour repenser une « méthode républicaine » fondée sur davantage de processus délibératifs et sur une plus grande participation du citoyen aux mécanismes de décision politique. Il théorise en ce sens, dès 1869, une pratique du pouvoir efficace et inclusive.

Son approche des problèmes socioéconomiques apparaît plus utile que jamais pour répondre aux défis que posent actuellement le dérèglement climatique et l’accroissement des inégalités. Gambetta trace les contours, en précurseur, des différentes couches de la population française qui, comme aujourd’hui, est alors hétéroclite et divisée. Il est le premier républicain à promouvoir activement un éveil de toutes les consciences politiques, indépendamment de l’origine sociale du citoyen.

Enfin, à l’aube de l’élection présidentielle de 2022 – dans une campagne qui s’annonce d’ores et déjà polarisée autour d’un nombre réduit de thèmes –, Gambetta enseigne une méthode de résolution des crises à la fois pragmatique et habitée d’un sens profond de l’État. Loin de se complaire à déformer ou grossir l’importance d’enjeux mineurs, mais qu’il est facile d’attiser, il s’attache à la primauté du fait et propose une vision novatrice de la société en s’attaquant à des sujets tels que la fiscalité sur le revenu. Avec les mesures du « Programme de Belleville » issues du travail de réflexion des citoyens qu’il représente, il rappelle la nécessaire édification commune de la proposition politique.

Dans une impression d’hermétisme croissant de la sphère politique, alimentant la défiance à l’égard des décideurs publics, ce père fondateur de la République confirme qu’il n’est pas de bonne politique qui ne défende pas chacun des individus, au-delà de la communauté qu’ils forment. Gambetta renoue avec la philosophie du banquet républicain, du contact humain, de la campagne politique authentique : il va à la rencontre des problèmes du quotidien et arrache la conviction de ses concitoyens en portant véritablement leur voix à l’échelle nationale.

« La République, c’est la forme qui emporte le fond »

Léon Gambetta connaît les obstacles qui empêchent une adhésion massive de la population française à l’idée républicaine : outre les restrictions portées à la liberté d’expression empêchant sa diffusion, celle-ci demeure empreinte d’un idéalisme sentimental trop grand. Il lui faut descendre du ciel et rompre avec la poésie lamartinienne qui fait d’elle un objet spirituel dénué de caractère scientifique.

Pour convaincre, la République doit parler à chacun, tout en demeurant le mouvement passionné et libérateur décrit par les penseurs de la génération de 1848. Il lui faut donc revêtir une nouvelle rationalité, afin de prouver aux yeux du plus grand nombre qu’un gouvernement républicain peut à la fois être efficace et garantir l’ordre, sans pour autant renoncer à la défense des libertés individuelles.

Entouré d’une nouvelle garde de jeunes républicains, Léon Gambetta s’emploie donc à développer une doctrine, une « méthode » républicaine qui constitue encore aujourd’hui le fondement des institutions françaises.

L’inventeur de la « méthode républicaine »

L’opportunisme, s’il est une conduite traditionnellement considérée comme haïssable en politique, peut aussi devenir une composante de l’exercice du pouvoir politique. Mais il convient toutefois de distinguer deux types d’opportunismes dans la pratique du pouvoir. Il existe, d’une part, celui du responsable politique qui, pour des raisons carriéristes, décide de compromettre les positions qu’il a toujours défendues pour obtenir une place de prestige au sein d’un organe de pouvoir et, d’autre part, celui qui vise à utiliser le hasard des événements pour, in fine, assurer la réalisation de l’objectif fixé, avec pour seul gouvernail la recherche de l’intérêt général.

Tandis que la première forme, indissociable des personnalités, nourrit la déréliction de la population à l’égard de ses représentants et mine la foi démocratique, la seconde acception fait la part belle au pragmatisme et peut être légitimement considérée comme une méthode de gouvernement.

Ce second opportunisme, qui caractérise une méthode réformatrice, est ardemment défendu par Léon Gambetta. Lecteur d’Auguste Comte, Gambetta dit vouloir « sérier les questions » afin de leur donner « des numéros d’ordre et d’urgence ». Il s’agit là du seul moyen, selon lui, d’enraciner durablement la République : pas à pas, en produisant des réformes conciliables avec la multiplicité des intérêts et des opinions. L’heure n’est plus à l’héroïsme chevaleresque qui faisait jour dans les discours de Victor Hugo. Les républicains doivent désormais rechercher « l’insertion optimale d’un idéal dans une réalité mouvante, évolutive et incertaine11Jean-Thomas Nordmann, « La République de Gambetta », Commentaire, vol. 21, n°1, 1983, pp. 181-185. ».

Ce faisant, Gambetta donne un caractère scientifique au nouveau régime politique, en produisant une véritable « méthode républicaine » rationnelle et scientifique. Son affiliation au positivisme transparaît notamment dans l’interprétation objective et épurée des réalités sociales. Il dit ainsi, dans un discours prononcé au Havre le 8 avril 1872 : « Il n’y a pas de remède social parce qu’il n’y a pas une question sociale. Il y a une série de problèmes à vaincre, variant avec les lieux, les climats, les habitudes, l’état sanitaire… »

Se départissant des conceptions purement théoriques et souvent trop compartimentées, sans pour autant méconnaître les conditions de vie des travailleurs de la fin du XIXe siècle, il se revendique, dans son discours de Paris du 15 février 1876, d’une « école qui ne croit qu’au relatif, à l’analyse, à l’observation, à l’étude des faits [et] au rapprochement des idées ».

Il fait par exemple la preuve de cet « opportunisme » à l’occasion du vote des lois constitutionnelles de 187512Jean Garrigues, « Le Sénat de la Troisième République 1875-1914. Réflexions sur une chambre méconnue », dans Assemblées et Parlements du Moyen Âge à nos jours, Actes du 57e Congrès de la Commission internationale d’histoire des assemblées d’État et de la vie représentative, Assemblée nationale, 2010, pp. 1169-1181.. Alors qu’il s’était farouchement opposé à l’institution d’un Sénat lors de son discours du mois de mars 1873, qualifiant les sénateurs de « représentants d’un passé qui a la haine, l’horreur de la démocratie »13Discours prononcé devant l’Assemblée nationale dans la première quinzaine du mois de mars 1873, disponible sur le site institutionnel du Sénat et recensé dans la “Chronique de la quinzaine” du 14 mars 1873 de la Revue des Deux Mondes (tome 104, 1873)., il délivre deux ans plus tard l’une de plus grandes plaidoiries en faveur de la défense du Sénat, le 23 avril 1875, considérant l’institution comme le porte-voix des« trente-six mille communes de France » qui constituent « les entrailles même de la démocratie »14Discours prononcé à Belleville le 23 avril 1875 à propos des lois constitutionnelles, disponible sur le site institutionnel du Sénat..

Ce revirement montre la plasticité des moyens que Gambetta est prêt à mettre en œuvre pour assurer le triomphe idéologique de la République. Ce choix du pragmatisme lui fait ainsi dire qu’en « République, c’est la forme qui emporte et résout le fond15Joseph Reinach, Discours et plaidoyers politiques de Gambetta (1881), Paris, Charpentier, 1880-1884 (11 volumes). ». Par cette assertion, Gambetta jette les bases de ce qui deviendra la gauche de gouvernement : sans se contenter d’une gestion des affaires tranquille, modérée et dépourvue de perspectives, le gouvernement républicain doit concilier ses impératifs idéologiques audacieux avec les réalités du monde.

Des grandes figures du socialisme, comme Jean Jaurès, lui reconnaîtront cet héritage indéniable – le directeur de L’Humanité avait en effet pour projet d’écrire une vaste biographie de Gambetta16Gilles Candar, « Pourquoi Jaurès ? », Cahiers Jaurès, vol. 183-184, n°1-2, 2007, pp. 43-51.. Gilles Candar, spécialiste de Jaurès, rapporte par ailleurs la fascination durable du député socialiste à l’égard de Gambetta :
« Jaurès a, toute sa vie, profondément admiré la personnalité de Gambetta. C’était vrai quand il était encore un jeune normalien agrégatif, consacrant une de ses rares demi-journées de loisirs libres (une par quinzaine) à venir assister à une séance de la Chambre au cours de laquelle devait intervenir Gambetta17Gilles Candar, À propos du 4 septembre 1870. Gambetta et la gauche en République, Fondation Jean-Jaurès, 4 septembre 2019.. »

À l’heure de la multiplication des obstacles scientifiques à la décision politique, l’enseignement de Gambetta est salvateur. Les crises provoquées par le dérèglement climatique ou la pandémie de Covid-19 sont les manifestations d’une complexification du monde : plus que jamais, le politique doit multiplier le recours à une diversité d’acteurs – experts scientifiques, comités citoyens, associations, entreprises – pour mener une action publique juste et efficace. Cette exigence oblige à renouer avec l’opportunisme gambettiste qui, loin de s’assimiler aux consensus défendus par la caste dominante, doit faire le choix de l’analyse, de l’étude et de l’observation des faits. Il s’agit, en somme, de faire quitter la gestion des affaires nationales du champ de l’émotion et de la pulsion pour qu’elle rejoigne celui de la technique et de l’expertise.

Plus qu’en toute autre circonstance, l’élection présidentielle de 2022 offre un cadre pour la mise en œuvre de la pensée gambettiste, tandis que certains candidats, à l’image d’Éric Zemmour, prospèrent sur « un anti-intellectualisme forcené, une grammaire simpliste organisée autour d’une opposition binaire entre le “nous” (le peuple, la France, la nation) et le “eux” (les étrangers, lesélites, les mouvements de gauche)18Milo Lévy-Bruhl et Frédéric Potier, « De quoi Zemmour est-il le nom ? Une forme pathologique de dépolitisation », dans Le Dossier Zemmour. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 2021. ». Face à l’hystérisation du débat public, Gambetta fournit la réponse de l’intelligence. En témoigne le célèbre commentaire qu’il adresse à ses camarades républicains lors de la victoire du même parti en 1876 : « Puisque nous sommes les plus forts, nous devons être les plus modérés. »

En plus de refuser la simplification à outrance, Gambetta ne cède jamais aux catastrophismes. Alors que la France est ébranlée par les changements de régime successifs, qu’elle peine difficilement à se remettre de la défaite de 1870 et que le pouvoir central est soumis à la menace permanente d’un nouveau coup d’État, il appelle à répondre méticuleusement et successivement aux périls qui émergent :
« [La France] ne demande pas que toutes ces questions posées soient résolues : elle demande qu’on prenne une question, qu’on s’y attelle, qu’on l’étudie, qu’on la formule en projet de loi et qu’on la résolve enfin dans la législation. Quand une question sera résolue, la suivante se posera et, par les mêmes procédés, on résoudra la seconde ; puis on passera à la troisième. Si l’on veut aborder toutes les questions à résoudre et si l’on veut que le programme à réaliser en un certain temps comprenne toutes les questions, on aboutira à l’impuissance, à la division et […] à la lassitude du pays19Discours de Neubourg, le 4 septembre 1881.. »

Mais s’il pense l’opportunisme comme un catalyseur de la réussite républicaine, Gambetta ne se limite pas à conceptualiser théoriquement les conditions d’un établissement durable de ce régime. Il s’emploie, quotidiennement, à convaincre les Français de l’intérêt de vivre en démocratie : c’est ce sens du « compagnonnage humain », particulièrement éclairant pour repenser l’action politique contemporaine, qui permettra aux citoyens d’intérioriser les vertus d’un régime fondé sur la délibération.

Le penseur d’un édifice républicain fondé sur le sens du « compagnonnage humain » et de la délibération

La méthode républicaine promue par Gambetta ne pourra pas – il le sait – s’instaurer naturellement comme la nouvelle doctrine de l’action politique. Sa construction est encore ceinte aux murs de l’Assemblée nationale, tandis que la grande majorité du pays est alors rurale et acquise au bonapartisme – ou du moins à une forme de gouvernement autoritaire et conservatrice.

Les républicains ont une responsabilité, s’ils souhaitent convaincre : fédérer la diversité des opinions politiques qui maillent le territoire autour de l’idée républicaine. Pour parachever cette mission, ils initient de grandes tournées politiques et sillonnent la France. Il suffit de regarder le nombre impressionnant de discours que Gambetta prononce durant cette période pour s’en convaincre : Joseph Reinach recense, dans ses Discours et plaidoyers politiques de Gambetta, près de 84 discours donnés devant des publics extra-parlementaires entre 1870 et 1882.

Car cette méthode républicaine est indissociable d’un certain rapport au peuple, fondé sur la confiance et la responsabilité : les tournées gambettistes doivent marquer la fusion définitive des sphères du politique et du social et faire naître une véritable démocratie délibérative. Il s’agit bien « d’aller à la rencontre des Français pour les informer, pour les éduquer, pour leur faire prendre conscience que par leur vote ils peuvent influer20Jean Garrigues, « Gambetta en représentations : commis voyageur ou homme providentiel ? », dans Adeline Beaurepaire-Hernandez et Jérémy Guedj (dir.), L’Entre-deux électoral. Une autre histoire de la représentation politique en France (XIXe-XXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. » les grandes orientations de la Nation.

Daniel Halévy, philosophe et historien, définit ce sens du « compagnonnage humain » chez Gambetta comme « l’instinct du service, le goût de la grandeur21Daniel Halévy, La Fin des Notables, Paris, Hachette, 1995. ». Avant d’ajouter : « Il n’était pas, comme tant d’autres que la politique attire, dominé par les impatiences personnelles. » En effet, rien n’oblige alors Gambetta, qui jouit d’une popularité immense, à retourner sans cesse devant la foule. Mais c’est en faisant de la foule un peuple qu’il enracine la démocratie, en confrontant sans cesse « dans des moments de grands rassemblements, les idées, les principes, les nouvelles normes aux réalités22Aude Dontenwille-Gerbaud, « Quand la foule devient peuple avec Léon Gambetta… », Conserveries mémorielles, 25 septembre 2010. ». Il le dit lui-même, à propos de son surnom de « commis voyageur de la République » : « Je n’en rougis pas, je suis en effet un commis de la démocratie. C’est ma commission, je la tiens du peuple23Cité dans Le Figaro, 22 avril 1872.. »

Cette conception nouvelle de l’exercice des fonctions politiques rapproche la méthode républicaine gambettiste du gouvernement délibératif théorisé par le philosophe Jürgen Habermas24Laurent Lemasson, « La démocratie radicale de Jürgen Habermas. Entre socialisme et anarchie », Revue française de science politique, vol. 58, n°1, 2008, pp. 39-67., lequel se définit comme un régime qui « s’appuie davantage sur la rationalité des discours et négociations que sur la moralité de la volonté de la nation, ou sur les motifs rationnels de citoyens orientés vers le succès25Jürgen Habermas, « Au-delà du libéralisme et du républicanisme, la démocratie délibérative », Raison publique, n°1, octobre 2003. ». En somme, l’innovation de Gambetta réside dans le fait de se situer à mi-chemin entre la tradition des républicains les plus radicaux, pour qui « le pouvoir auto-fondé et auto-entretenu de l’État émanant du peuple est conçu comme un moyen d’unifier la société »26Ibid., et la tradition libérale, qui considère les pouvoirs de l’État comme une menace pesant sur les libertés des citoyens.

Ce crédit accordé à l’humain constitue indéniablement une piste à suivre à l’ère des crises de confiance systémiques dont souffre la politique. Le sentiment d’abandon d’une partie des citoyens ne résulte-t-il pas d’une insuffisance de mécanismes délibératifs dans l’exercice du pouvoir ? Rien, en effet, ne semble propice à endiguer la centralité du pouvoir sous la Ve République : la pratique du référendum a complètement disparu tandis que le fonctionnement du calendrier électoral conduit le Parlement à prendre, la plupart du temps, le rôle de chambre d’enregistrement des décisions du pouvoir exécutif. Si certaines initiatives, telles que les conventions citoyennes, ont donné l’impression d’un retour en force de la méthode délibérative, leurs lancements sont rarement suivis d’effet.

Tandis que 49 % des Français considèrent aujourd’hui la démocratie comme défaillante et qu’ils ne sont plus que 54 % à se dire intéressés par les élections27« Baromètre de la confiance politique », Fondation Jean-Jaurès, Cevipof, Institut Montaigne, Fondation pour l’innovation politique, Conseil économique, Luiss, Intériale, mai 2021., Léon Gambetta nous invite à retrouver l’esprit du banquet républicain qui, lors des campagnes législatives sous la IIIe République, contribuait à faire sourdre la confiance entre le citoyen et son représentant politique. Les banquets républicains, tels qu’ils étaient pratiqués sous la Révolution française, puis sous la monarchie de Juillet et par les républicains de 1848 et de 1870, correspondent à des repas civiques « où se [mettait] en place une forte sociabilité, où se [construisait] ainsi les fondements d’une communauté nationale […] : c’est dans leur cadre que l’on [exigeait] la naissance d’une nation unie au sein de laquelle les intérêts particuliers disparaissent28Pierre Birnbaum, « Des banquets révolutionnaires aux banquets républicains », dans Philippe Cardon (dir.), Quand manger fait société, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.. »

Outils d’opposition sous le Second Empire, les banquets républicains deviennent le bras armé du commis voyageur de la patrie après la proclamation de la IIIe République. Rétrospectivement, cette pratique démontre la nécessaire présence de lieux d’intermédiation où se rencontrent les représentants et leurs concitoyens, sans les atours ou les artifices du discours politique. Le banquet républicain permettait la création d’un espace humain d’engagement où des femmes et des hommes, se joignant autour du plaisir culinaire, échangeaient face à face, sur un pied d’égalité, et confrontaient leurs idées. Gambetta affirme cette conception dans le discours d’inauguration du banquet républicain auquel il participe le 14 juillet 1872 :
« Ces réunions ne sauraient être trop multipliées, surtout au cœur des campagnes ; car on ne saurait trop souvent visiter face à face celui qui vit sur le sol, qui le féconde de ses sueurs, qui manque de moyens d’information avec la ville qu’on lui représente comme un foyer de sédition, d’anarchie, cherchant ainsi, par la division de classes semblables, par la division d’intérêts conciliables, à créer un antagonisme qui, est le fondement même du despotisme29Discours de Léon Gambetta au banquet républicain de La Ferté-sous-Jouarre le 14 juillet 1872.. »

Cet esprit du banquet républicain a disparu de la conception contemporaine de la fonction politique, désormais verticalisée et cloisonnant les sphères privées et publiques. La campagne des élections de 2022 en témoigne, comme celles qui l’ont précédée : la manière d’emporter la conviction d’un électorat est désormais conventionnée suivant des règles médiatiques et discursives précises. Avec la généralisation de la parole officielle, du fait de l’ampleur qu’ont prise les réseaux sociaux dans le monde politique et de la possibilité d’enregistrer, de filmer ou de diffuser sans cesse les moindres gestes et paroles d’une personne, les candidats aux fonctions électorales cherchent désormais à conserver une posture aseptisée, uniforme et convenue renforçant le sentiment de leur supposée déconnexion. À ce prix, de nouveaux espaces humains d’engagement se forment sans eux et intensifient encore la défiance à leur égard : les ronds-points, lors de la crise des « gilets jaunes », en sont un exemple.

Pour autant, 2022 offre l’occasion de campagnes présidentielles profondément habitées du sens du compagnonnage humain : après la crise sanitaire ayant consacré l’omniprésence du pouvoir exécutif central, il existe un besoin d’expression plurale et presque amicale. Gambetta, par son affiliation au parti républicain et par l’attachement vital qu’il a eu à convaincre les Français acquis au bonapartisme, invite à recréer des espaces d’intermédiation : sans reproduire stricto sensu le modèle du banquet républicain, le candidat contemporain devrait davantage savoir sortir de l’arène politico-médiatique, qui lui confère une exposition galvanisante, pour mettre en œuvre de nouvelles manières, alternatives de faire de la politique. Un tel pari, qui n’est pas sans rappeler les « causeries au coin du feu » de Roosevelt30Entre 1933 et 1944, le président Franklin Delano Roosevelt prend l’habitude de parler à ses concitoyens à la radio pour justifier son action. Le président parle alors d’un ton intime et chaleureux pour expliquer, dans un langage direct, les grandes décisions qu’il a prises., pourrait être gagnant s’il démontre un véritable effort de conviction et de pédagogie. Avant d’être un impressionnant exercice de conquête, une campagne électorale – et surtout présidentielle – doit être l’occasion d’une horizontalisation de la pyramide du pouvoir.

Enfin, Gambetta nous invite à repenser le rapport du citoyen au dirigeant. Sous la Ve République, les déplacements du président de la République ou de ses ministres sont sanctuarisés : leurs discours n’existent pas en dehors d’un cadre officiel et la parole spontanée est complètement invisibilisée. Hormis à l’occasion du grand débat national, il est difficile d’imaginer aujourd’hui le responsable politique réunir et haranguer les foules, répondre aux questions des passants et faire un exposé de sa vision tout en échangeant avec son auditoire. Gambetta nous invite à renforcer cette composante essentielle de l’exercice politique.

Mais Gambetta ne se contente pas de bâtir une nouvelle architecture de l’action politique. Son projet républicain transcende le moment présent et cherche, en vertu d’un mandat suprême, à remodeler le citoyen lui-même dans son rapport au monde. Ce dernier doit rompre avec l’instinct – presque grégaire – qui le pousse à réclamer une autorité protectrice, qu’elle soit impériale ou monarchique, et entrer dans l’arène : renouant avec une certaine idée de l’humanisme pré-révolutionnaire, l’individu a vocation à développer une véritable conscience politique et à s’engager, indépendamment de son origine sociale.

Gambetta et le choix d’un éveil massif des consciences politiques

En sus d’être une forme, la République de Gambetta doit être une force d’éveil, pensée comme un mouvement d’émancipation. Elle n’est pas qu’un cadre garantissant une action raisonnée, efficace et légitimée par la délibération ; elle est aussi une dynamique par laquelle un nombre croissant de citoyens, d’origines diverses, accèdent à la décision.

Gambetta, missionnaire d’une pédagogie républicaine émancipatrice

Gambetta se fixe une mission : transmettre la puissance du mouvement démocratique qui, lorsqu’il est mis en branle, se répercute « sur l’impôt, sur l’instruction, sur l’armée, sur la guerre, sur la justice, sur la liberté, sur l’éducation, sur l’indépendance de la commune, sur celle du département31Joseph Reinach, Discours et plaidoyers politiques, op. cit. ». Sa conception du renouveau citoyen s’inscrit dans une double dynamique : saper l’ordre clérical tout en élargissant le recours à une instruction laïque et fondée sur la défense des principes républicains :
« Dans le programme républicain, comme première réforme, j’ai toujours placé l’enseignement du peuple : mais cet enseignement a besoin d’être, avant tout, imbu de l’esprit moderne civil, et maintenu conforme aux lois et aux droits de notre société.
Là-dessus je voudrais vous dire toute ma pensée. Eh bien ! Je désire de toute la puissance de mon âme qu’on sépare non seulement les Églises de l’État, mais qu’on sépare les écoles de l’Église.
Messieurs, ma conviction est qu’il n’y a rien de plus respectable dans la personne humaine que la liberté de conscience, et je considère que c’est à la fois le plus odieux et le plus impuissant des attentats que d’opprimer les consciences. Non, je ne suis pas hostile à la religion : c’est même pour cela que je demande la séparation de l’Église et des écoles32Discours du 16 novembre 1871 devant la Chambre.. »

Le pari d’un éveil des consciences est double : il permettrait de bâtir une société dans laquelle le citoyen serait détaché des influences morales du clergé et de prévenir l’apparition des futures crises sociales qui « viennent toutes de l’ignorance ». Le discours prononcé à Bordeaux le 16 novembre 1871 résume en ce sens la pensée de Gambetta :
« Comment admettre que des hommes qui ne connaissent la société que par le côté qui les irrite, que par la peine et que par le travail, un travail sans lucre suffisant, sans récompense légitime, ne s’aigrissent pas dans les misères, et n’apparaissent pas à un jour donné sur la place publique avec des passions effroyables ? Aussi, je déclare qu’il n’y aura de paix, de repos et d’ordre qu’alors que toutes les classes sociales auront été amenées à la participation des bienfaits de la civilisation et de la science, et considéreront leur gouvernement comme une émanation légitime de leur souveraineté et non plus comme un maître jaloux et avide. »

Rarement dans l’histoire française le désir d’éducationa pris une telle place. En le portant si haut, Gambetta souhaite marquer une différence avec le Second Empire. Tandis que ce dernier préférait faire le choix de l’éveil d’une minorité gouvernante, la République opte pour la voix du plus grand nombre – au risque de déconvenues, comme le craignent un certain nombre de républicains.

Ce tournant paradigmatique participe de la construction de l’identité constitutionnelle française. Il renoue, d’abord, avec les principes fondateurs des Lumières et tente de parachever le projet robespierriste d’une éducation publique et obligatoire. Il laisse déjà présager des futurs développements politiques qui conduiront à l’instauration de l’école gratuite, laïque et obligatoire par les lois Jules Ferry de 1881 et 1882.

L’éducation devient, à part entière, un facteur d’intégration et d’unité nationale. Si elle passe parfois par le culte de figures républicaines et qu’elle obère délibérément l’histoire de certains personnages dont les agissements ont été contraires aux principes du nouveau régime, elle permet d’instituer une véritable conscience citoyenne, au sein même des territoires ruraux traditionnellement bonapartistes. Pierre Mendès France, une autre grande figure de la gauche de gouvernement, écrit près d’un siècle plus tard que la démocratie est « un type de mœurs, de vertu, de scrupule, de sens civique, de respect de l’adversaire33Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976. ». Dans cette acception, le projet d’éveil gambettiste a largement concouru à renforcer la sacralité du régime démocratique.

Dans un contexte de défiance croissante à l’égard du système éducatif français, les leçons de Gambetta sont essentielles. Si les Français estiment aujourd’hui que l’école fonctionne mal34D’après une enquête FSU-Harris Interactive réalisée en ligne du 22 au 24 novembre 2016, plus des trois quarts des Français (77%) estiment que le système éducatif fonctionne mal aujourd’hui, et la plupart d’entre eux (67%) considèrent que la situation s’est dégradée depuis une dizaine d’années. et que la plupart des valeurs qu’elle doit transmettre sont aujourd’hui incorrectement mises en œuvre35D’après cette même enquête, cela est particulièrement le cas pour le respect de l’autorité et la discipline : considérées comme les deux valeurs les plus importantes dans l’absolu (respectivement 68% et 64% les considérant comme « très importantes »), celles-ci sont vues comme particulièrement mal appliquées par le système éducatif français (77% et 75%)., Gambetta appelle à une refonte du rôle du professeur en définissant les missions des « hussards noirs »de la République36C’est à Charles Péguy (1873-1914) que revient la paternité de l’expression « hussards noirs » à l’usage des enseignants dans L’Argent en 1913..

Pour le philosophe de la méthode républicaine, le professeur est un unificateur qui, partant d’une classe d’élèves hétérogènes marqués par leurs histoires personnelles, parvient à créer un groupe interagissant en intelligence collective. Mais il est aussi le constructeur d’une cohésion sociale à dix, quinze ou vingt ans chargé d’assurer la permanence de l’histoire morale et philosophique du pays, conformément aux principes émancipateurs des Lumières.

Le théoricien des « couches sociales nouvelles » en politique

Léon Gambetta est enfin resté célèbre pour avoir théorisé le premier l’existence de « couches sociales nouvelles ». Dans son discours de Grenoble du 26 septembre 1872, il prédit l’avènement d’une nouvelle classe de petit bourgeois, de prolétaires ayant accédé à la propriété, de petits boutiquiers et de petits industriels appelés à constituer la nouvelle classe politique, en remplacement des grands industriels et des représentants de la noblesse qui, jusqu’alors, détenaient une fraction importante du pouvoir politique :
« Oui ! Je pressens, je sens, j’annonce la venue et la présence dans la politique, d’une couche sociale nouvelle qui est aux affaires depuis tantôt dix-huit mois et qui est loin, à coup sûr, d’être inférieure à ses devancières. »

Si cette doctrine ne peut pas encore être assimilée à ce qui sera, plus tard, la classe moyenne, Gambetta souligne néanmoins la nécessité d’intégrer ces couches sociales nouvelles à la décision politique37Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta. La Patrie et la République, Paris, Fayard, 2008.. Ainsi prophétise-t-il que ce sont « ces nouvelles couches sociales qui, dans tous les corps électifs du pays, pourront s’initier à leur tour à la connaissance et à la gestion des intérêts vitaux d’une démocratie qu’ils composent pour la plus grande part38Lettre à Victor Cornil, 24 septembre 1874. ».

En se prononçant de la sorte, Léon Gambetta avance l’idée qu’il est nécessaire que le régime démocratique ait un Parlement plural, représentatif de la diversité des situations économiques et sociales de la fin du XIXe siècle. Mais il permet aussi au discours politique de muter : celui-ci doit désormais parler à cette nouvelle classe, dominante en nombre et exigeante en réformes sociales. Les républicains y trouvent là leur intérêt : « Convaincu que les aspirations des “nouvelles couches sociales” les conduisaient tout naturellement à soutenir le nouveau régime, Gambetta fut amené comme beaucoup de ses amis politiques à reconsidérer le rôle des intérêts locaux en République, et à infléchir en fonction ses préférences institutionnelles39Chloé Gaboriaux, « Fonder la République sur les “nouvelles couches sociales” (Gambetta) : description du monde social et préférences institutionnelles dans la France des années 1870 », Histoire @ Politique, vol. 25, n°1, 2015, pp. 12-23.. »

Conclusion : un philosophe politique pour le XXIe siècle

Que retenir de Gambetta ? L’homme est d’abord un penseur visionnaire. À en croire les Cahiers de mes électeurs, il imagine plusieurs années avant qu’elles soient mises en œuvre des réformes telles que la séparation de l’Église et de l’État, l’éducation gratuite laïque et obligatoire ou encore l’impôt sur le revenu. Il s’illustre aussi par son caractère combatif : dans un Second Empire plébiscité, il défend la protection des libertés d’association, de réunion et de conscience. Enfin, le système de pensée gambettiste parvient à concilier deux dimensions a priori antithétiques : il défend, d’une part, le retour de la raison et du positivisme qu’il qualifie noblement d’« opportunisme », mais réussit, d’autre part, à exalter le sentiment national en faisant émerger un ardent nationalisme républicain. Par cette prouesse, il renoue avec l’idéal de la Révolution française, lequel a remis au peuple sa propre destinée en fabriquant la Nation française, tout en l’augmentant d’une modération raisonnée nécessaire à l’assise définitive de la République.

La recherche du point d’équilibre de cette tension entre raison et passion est essentielle pour faire revivre l’engagement politique au XIXe siècle tout en donnant une réponse crédible aux crises économiques, sociales ou environnementales.

Mais le personnage de Gambetta porte aussi sa part d’échecs. La proclamation de la IIIe République demeure associée, dans l’imaginaire collectif de l’époque, à un moment de rupture, certes fondateur, mais entérinant la perte de l’Alsace et de la Lorraine. L’armistice signé en février 1871 et auquel Gambetta s’opposait, tout comme l’épisode de la Commune, a entaché le prestige politique dont aurait pu jouir le nouveau régime. Par ailleurs, l’épisode du grand ministère au cours duquel Gambetta accède à la présidence du Conseil durant 73 jours s’est soldé par un échec : le parti républicain, confronté à des guerres intestines, n’a pas su consacrer les mesures portées par le « Programme de Belleville ».

À la lumière de notre contemporanéité, Gambetta incarne le courage politique. La force de ses croyances et l’application qu’il met à les diffuser forcent le respect : jeune avocat, il n’hésite pas à critiquer ouvertement le Second Empire en dépit des représailles auxquelles il s’expose. Sa foi demeure inébranlable. Toute sa vie, il défend les mêmes idées avec intelligence, prêt au compromis temporaire pour les voir triompher à terme.

Gambetta refuse aussi la suffisance : après avoir proclamé la IIIe République, il prend conscience de la nécessité d’enraciner le nouveau régime en profondeur, sur toute la surface du territoire français. Le prestige dont il jouit ne tempère jamais son action ; sans cesse, il retourne devant le peuple, animé de la même volonté de convaincre. Il fait de la République un enjeu quasi religieux, sans tomber dans l’écueil du césarisme robespierriste ou du lyrisme lamartinien.

Son succès est dû à l’invention d’une méthode, scientifique et rationnelle, qui nie l’absolu et les positions de principe. Il comprend l’impérativité d’œuvrer progressivement dans une société encore acquise aux régimes politiques passés, mais ne cherche pas pour autant à nuancer ses certitudes intimes. L’égalité, chez lui, prend une dimension concrète : tous les citoyens doivent avoir les moyens de l’engagement politique. La liberté n’est plus une notion savante aux multiples exceptions : il faut se battre dans l’arène politique pour arracher la consécration des libertés d’expression, d’opinion et de religion.

Il est une force brûlante dont les responsables politiques pourraient s’inspirer pour faire rejaillir la passion de l’engagement. Il est un modèle d’intégrité dont la constance devrait être mise en perspective avec la légèreté d’une parole politique désormais circonstancielle et ultramédiatisée. Il est, enfin, un véritable serviteur du citoyen et cherche à construire un lien authentique avec ce dernier, par le contact et la proximité. Indéniablement, Gambetta gagne à être célébré.

  • 1
    Léon Gambetta, Voyages et discours de Gambetta dans la Savoie et le Dauphiné, avec les toasts, allocutions et discours qui lui ont été adressés, Le Chevalier, 1872.
  • 2
    Extraits d’articles de presse réunis par Joseph Reinach, 1872, volume III.
  • 3
    Anne Gary, Montfaucon en Quercy. À la découverte du passé, t. 2, Bayac, Éditions du Roc de Bourzac, 1993, pp. 229-230.
  • 4
    Édith Rozier-Robin, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire républicaine 1868-1901 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 1, 1985.
  • 5
    « Plaidoirie de Léon Gambetta lors de l’affaire Baudin », Le livre pour tous, n°137, 1869.
  • 6
    Georges Duby, Histoire de la France de 1852 à nos jours, Paris, Larousse, 1971.
  • 7
    Éric Bonhomme, « Chapitre 9. Revenir à la source », dans Éric Bonhomme (dir.), D’une monarchie à l’autre. Histoire politique des institutions françaises 1814-2020, Paris, Armand Colin, 2021, pp. 143-158.
  • 8
    Paul Deschanel, Gambetta, Paris, Hachette, 1919.
  • 9
    Georges Duby, Histoire de la France de 1852 à nos jours, op. cit.
  • 10
    Victor Hugo, 1870 publié dans « Choses vues, Œuvres complètes,  Éd. Ollendorf, 1913, tome 26, pp. 177-201»).
  • 11
    Jean-Thomas Nordmann, « La République de Gambetta », Commentaire, vol. 21, n°1, 1983, pp. 181-185.
  • 12
    Jean Garrigues, « Le Sénat de la Troisième République 1875-1914. Réflexions sur une chambre méconnue », dans Assemblées et Parlements du Moyen Âge à nos jours, Actes du 57e Congrès de la Commission internationale d’histoire des assemblées d’État et de la vie représentative, Assemblée nationale, 2010, pp. 1169-1181.
  • 13
    Discours prononcé devant l’Assemblée nationale dans la première quinzaine du mois de mars 1873, disponible sur le site institutionnel du Sénat et recensé dans la “Chronique de la quinzaine” du 14 mars 1873 de la Revue des Deux Mondes (tome 104, 1873).
  • 14
    Discours prononcé à Belleville le 23 avril 1875 à propos des lois constitutionnelles, disponible sur le site institutionnel du Sénat.
  • 15
    Joseph Reinach, Discours et plaidoyers politiques de Gambetta (1881), Paris, Charpentier, 1880-1884 (11 volumes).
  • 16
    Gilles Candar, « Pourquoi Jaurès ? », Cahiers Jaurès, vol. 183-184, n°1-2, 2007, pp. 43-51.
  • 17
    Gilles Candar, À propos du 4 septembre 1870. Gambetta et la gauche en République, Fondation Jean-Jaurès, 4 septembre 2019.
  • 18
    Milo Lévy-Bruhl et Frédéric Potier, « De quoi Zemmour est-il le nom ? Une forme pathologique de dépolitisation », dans Le Dossier Zemmour. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 2021
  • 19
    Discours de Neubourg, le 4 septembre 1881.
  • 20
    Jean Garrigues, « Gambetta en représentations : commis voyageur ou homme providentiel ? », dans Adeline Beaurepaire-Hernandez et Jérémy Guedj (dir.), L’Entre-deux électoral. Une autre histoire de la représentation politique en France (XIXe-XXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
  • 21
    Daniel Halévy, La Fin des Notables, Paris, Hachette, 1995.
  • 22
    Aude Dontenwille-Gerbaud, « Quand la foule devient peuple avec Léon Gambetta… », Conserveries mémorielles, 25 septembre 2010.
  • 23
    Cité dans Le Figaro, 22 avril 1872.
  • 24
    Laurent Lemasson, « La démocratie radicale de Jürgen Habermas. Entre socialisme et anarchie », Revue française de science politique, vol. 58, n°1, 2008, pp. 39-67.
  • 25
    Jürgen Habermas, « Au-delà du libéralisme et du républicanisme, la démocratie délibérative », Raison publique, n°1, octobre 2003.
  • 26
    Ibid.
  • 27
    « Baromètre de la confiance politique », Fondation Jean-Jaurès, Cevipof, Institut Montaigne, Fondation pour l’innovation politique, Conseil économique, Luiss, Intériale, mai 2021.
  • 28
    Pierre Birnbaum, « Des banquets révolutionnaires aux banquets républicains », dans Philippe Cardon (dir.), Quand manger fait société, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
  • 29
    Discours de Léon Gambetta au banquet républicain de La Ferté-sous-Jouarre le 14 juillet 1872.
  • 30
    Entre 1933 et 1944, le président Franklin Delano Roosevelt prend l’habitude de parler à ses concitoyens à la radio pour justifier son action. Le président parle alors d’un ton intime et chaleureux pour expliquer, dans un langage direct, les grandes décisions qu’il a prises.
  • 31
    Joseph Reinach, Discours et plaidoyers politiques, op. cit.
  • 32
    Discours du 16 novembre 1871 devant la Chambre.
  • 33
    Pierre Mendès France, La Vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976.
  • 34
    D’après une enquête FSU-Harris Interactive réalisée en ligne du 22 au 24 novembre 2016, plus des trois quarts des Français (77%) estiment que le système éducatif fonctionne mal aujourd’hui, et la plupart d’entre eux (67%) considèrent que la situation s’est dégradée depuis une dizaine d’années.
  • 35
    D’après cette même enquête, cela est particulièrement le cas pour le respect de l’autorité et la discipline : considérées comme les deux valeurs les plus importantes dans l’absolu (respectivement 68% et 64% les considérant comme « très importantes »), celles-ci sont vues comme particulièrement mal appliquées par le système éducatif français (77% et 75%).
  • 36
    C’est à Charles Péguy (1873-1914) que revient la paternité de l’expression « hussards noirs » à l’usage des enseignants dans L’Argent en 1913.
  • 37
    Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta. La Patrie et la République, Paris, Fayard, 2008.
  • 38
    Lettre à Victor Cornil, 24 septembre 1874.
  • 39
    Chloé Gaboriaux, « Fonder la République sur les “nouvelles couches sociales” (Gambetta) : description du monde social et préférences institutionnelles dans la France des années 1870 », Histoire @ Politique, vol. 25, n°1, 2015, pp. 12-23.

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