Le gouvernement a entrepris une réforme en profondeur du secteur ferroviaire qui s’appuie largement sur les conclusions du rapport de Jean-Cyril Spinetta. La loi d’habilitation, déjà modifiée par 12 amendements gouvernementaux, reprend une grande partie de ses propositions. Dans cette note, Jean-Pierre Yonnet éclaire un aspect peu commenté de ce projet : l’absence de réel projet industriel permettant à la SNCF d’affronter l’ouverture à la concurrence.
Les commentateurs du rapport Spinetta ont particulièrement mis en relief trois points :
- la remise en cause du statut pour les nouveaux embauchés ;
- l’abandon des petites lignes, que le gouvernement a retiré du projet, mais dont la question se posera inévitablement aux Régions, gestionnaires des TER ;
- la reprise de la dette. Sur ce dernier point, le gouvernement semble aller vers une reprise partielle et progressive, soucieux de ne pas faire franchir la borne symbolique des 100% de PIB à la dette publique française.
Sans négliger ces trois sujets, on peut se demander s’ils constituent l’essentiel du projet ou, à tout le moins, s’ils ne doivent pas être replacés dans un contexte.
Un cadre d’analyse tronqué
Tout d’abord, le rapport Spinetta se place dans un cadre d’analyse économique néo-classique, qui n’est pas sans conséquences sur la philosophie d’ensemble du projet :
- le coût marginal d’usage est le seul cadre retenu pour déterminer les principes qui devraient guider la tarification. Les questions de développement durable, d’aménagement du territoire, de désenclavement sont peu ou pas abordées. Pierre Bauby et Benoît Thirion ont largement développé cet aspect dans une note publiée le 22 mars par la Fondation Jean-Jaurès ;
- l’ouverture à la concurrence est présentée comme « naturelle ». S’il est évident que cette ouverture ne peut plus être remise en cause, elle n’est pas plus naturelle que tout autre mode de gestion ;
- le rapport a largement recours au concept de « domaine de pertinence ». Ce concept est largement subjectif. D’un point de vue comptable, il pourrait conduire à ne conserver que les lignes rentables. Mais du point de vue de l’intérêt général, la question est beaucoup plus complexe et ne doit pas s’appliquer qu’au seul transport ferroviaire. On pourrait ainsi légitimement se demander si le transport par route de marchandises est dans son domaine de pertinence sur des axes tels que Paris-Lille, Paris- Le Havre, etc. ;
- le rapport Spinetta se contente d’analyser ligne par ligne la rentabilité du réseau. On n’y discerne pas de vision d’ensemble de la politique de mobilité, encore moins de projet pour la SNCF. L’ouverture à la concurrence semble être l’alpha et l’omega de la politique de modernisation du rail, la disparition du statut le principal outil de gains de compétitivité au niveau des coûts de personnel. Or sans projet industriel, SNCF Mobilités ne sera pas la mieux placée pour emporter les appels d’offres et la disparition du statut ne peut de toute façon avoir d’effets qu’à très long terme.
La loi ferroviaire de 2014 consacrait l’unité du Groupe public ferroviaire
La loi ferroviaire de 2014 avait consolidé ce que l’on appelle le Groupe public ferroviaire (GPF). Trois Établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) avaient été créés. Ces trois EPIC ont une cohérence interne et permettent de maintenir l’unité de la SNCF dans un esprit de service public. L’EPIC Réseau gère, entretient et développe l’infrastructure, ce qui occupe environ 52 000 cheminots. L’EPIC Mobilités fait rouler les trains et en assure la maintenance, ce qui occupe environ 90 000 agents. L’EPIC de tête abrite les fonctions support mutualisées et les fonctions de holding, soit environ 11 000 agents.
Sans jamais le formuler ainsi, le rapport Spinetta conduit inéluctablement au démantèlement de ce GPF.
L’EPIC Réseau porte l’essentiel de la dette contractée pour la construction et la maintenance des infrastructures. Soulignons que cette dette de 46 milliards d’euros est le fruit des décisions d’investissement du passé. De plus, ce chiffre n’est pas consolidé, une dette « grise » étant susceptible d’encore plus grever la réalité. Il est question de transférer cette dette en tout ou partie à l’État, ce qui est logique, l’État ayant, pour l’essentiel, pris les décisions d’investissement. Mais si l’on veut épurer le passé, il faudra bien tenir compte de la totalité de la dette et ne pas lester les comptes d’une future société de charges appartenant au passé.
Le rapport Spinetta envisage le maintien de Réseau dans le giron public. Cependant, Réseau serait transformé en SA à capitaux 100% publics afin de l’empêcher de bénéficier de la garantie de l’État pour les emprunts futurs. Le rapport Spinetta envisageait de rattacher les gares à Réseau, dans une logique de « confinement » des infrastructures dans le seul établissement public. La loi d’habilitation ne l’a pas suivi sur ce terrain, considérant, à juste titre, les gares comme un centre de profit.
Le rapport préconise une fermeture massive de « petites lignes ». Le gouvernement ne le suit pas sur ce sujet. Mais n’est-ce pas déplacer le problème ? Les Régions, en charge des TER et qui en 2019 vont lancer des appels d’offres, seront les premières concernées par l’équilibre des petites lignes. Elles peuvent être amenées à faire demain ce que l’État ne fait pas aujourd’hui.
La question de la dette est essentielle. Son transfert à l’État enlèverait une épée de Damoclès. Mais encore plus importante est la question des financements futurs. Quelle sera la politique de l’État et des Régions en matière d’investissements ? Quelles priorités ? Rappelons simplement que le rapport chiffre le total annuel des concours publics à la SNCF à 16,4 milliards d’euros, soit environ 0,75 points de PIB. Même si ce chiffre est discutable, il donne la mesure du coût du maintien d’un service ferroviaire performant et du caractère inéluctable d’un financement public, au-delà d’une dette qui n’est que le reflet du passé.
De plus, le rapport propose de filialiser les lignes à faible trafic utilisées principalement pour le fret mais ne propose aucun schéma de reconquête du fret alors que l’impact écologique du transport par route est bien identifié.
L’EPIC Mobilités doit être ouvert à la concurrence et, si l’on suit le rapport Spinetta, il risque d’être progressivement démantelé. En effet :
- du fait de l’ouverture à la concurrence, des réseaux entiers pourraient être opérés par des concurrents. Les Régions vont dès 2019 procéder à des appels d’offres ;
- les grandes lignes doivent être ouvertes à la concurrence en open access ;
- le matériel, qui est aujourd’hui géré entièrement par l’EPIC SNCF Mobilités, pourra être transféré avec les lignes. Le gagnant de l’appel de l’offres peut aussi ne pas vouloir du matériel. Le matériel peut également être géré par des entreprises ad hoc (des ROSCO Rolling Stock Companies). L’exemple des flottes louées de camions ou d’avions montre jusqu’à quel point on peut aller ;
- la maintenance peut subir le même sort. Les Technicentres peuvent suivre les attributaires de marché puis dans second temps être externalisés. On peut se référer à la maintenance aéronautique, même s’il est plus difficile d’envoyer un train qu’un avion dans un pays low cost. Mais au moins les pays limitrophes peuvent se positionner sur ce marché.
Ces évolutions seront probablement lentes. Mais à échéance de dix ans, voire moins pour les TER, on peut concevoir que Mobilités soit réduit à la portion congrue si l’État ne met pas en œuvre une politique dynamique assurant la compétitivité et la survie de sa société nationale. La question est stratégique. Dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, l’État devrait logiquement défendre sa société nationale afin qu’elle puisse emporter le maximum d’appels d’offres. Il ne s’agit pas de patriotisme. L’État, donc les contribuables, reste actionnaire à 100% de SNCF Mobilités. Si Mobilités perd des parts de marché et de la compétitivité à chaque appel d’offres, le déficit va se creuser et c’est bien le contribuable qui sera sollicité.
De plus, si les Régions, sous la pression de la contrainte budgétaire, décident in fine de fermer les petites lignes, nous aurons un schéma à l’américaine où le train est le moyen de transport subventionné pour les actifs des grandes métropoles, les autres devant se contenter d’autocars et, pour l’essentiel, de leur voiture.
L’EPIC de tête devient une simple holding dans le schéma Spinetta. Celui-ci préconise de limiter l’intervention de la Police ferroviaire (SUGE) aux fonctions « régaliennes ». Tout ce qui ne nécessite pas de pouvoirs de police serait confié à des sociétés de gardiennage, ce qui entraînerait une forte réduction des effectifs et une baisse qualitative. Il recommande aussi de sous-traiter les fonctions support (comptabilité, GRH, immobilier, etc.), au motif que ces fonctions sont facilement externalisables. C’est vrai, mais ça l’est tout autant des travaux, de la billetterie ou même du contrôle, pour ne citer que ces exemples. Pourquoi alors viser spécifiquement l’EPIC de tête ? Manifestement parce qu’un EPIC de tête fort est le garant du maintien de l’unité du GPF. En le démantelant, on facilite l’éclatement en de multiples sociétés.
Le rapport préconise le rattachement de la SUGE à Réseau. Il n’y a pas de logique économique à ce rattachement, puisque la SUGE travaille tant pour Réseau que pour Mobilités. Mais en la rattachant à Réseau, on isole dans Réseau tout ce qui ne peut pas être ouvert à la concurrence, dont la SUGE. Le gouvernement ne semble pas avoir tranché ce point dans le projet de loi, précisant simplement que la SUGE a vocation à intervenir pour tous les acteurs, ses actuels clients, comme les futurs exploitants de lignes. Mais il ne dit rien du rattachement de ce service.
Le rapport va au bout de sa logique en déniant à l’EPIC de tête sa légitimité dans des fonctions stratégiques telles que la gestion de crise (qu’il prévoit là encore de transférer à Réseau) ou la Sécurité qui, dans l’avenir, serait un service à tous les opérateurs et ne pourrait donc plus, dans la logique du rapport, être confiée à l’EPIC de tête. On passerait ainsi de 11 000 agents aujourd’hui à une structure légère de type holding à l’issue de la réforme.
L’EPIC de tête était la pierre angulaire de la loi de 2014 qui cherchait à préserver l’unité du GPF. Qui veut le démantèlement du GPF veut nécessairement la disparition de l’EPIC de tête en tant que centre de services.
Un bouc émissaire : le statut du personnel
Concernant le statut du personnel, le rapport ferme sans ambiguïté la porte à la solution consistant à mettre à disposition du personnel par la SNCF au profit des futurs attributaires privés.
La seule solution abordée est donc celle du transfert selon la procédure bien connue de l’article L.1224-1 du code du travail qui impose qu’en cas de reprise d’activité, le personnel soit aussi repris par le repreneur. Mais le rapport voit bien que cet article n’est pas applicable en l’état. D’une part, le statut fait qu’il faudra nécessairement faire du « sur mesure » et trouver de nombreuses adaptations au cadre classique de cet article. D’autre part, la condition du L.1224-1 selon laquelle il s’applique au transfert d’une entité autonome ne sera jamais remplie. En effet, supposons qu’on attribue une région TER à une société privée : pour l’essentiel, le transfert du personnel roulant entrera dans le cadre du transfert en L.1224-1. Mais il n’en ira pas ainsi des fonctions support qui sont largement mutualisées, notamment à l’EPIC de tête. Et que dire des gestionnaires de ces agents au sein de la Caisse de retraite par exemple ? Une loi devra donc venir compléter l’article L.1224-1.
Le rapport pose d’avance le postulat qu’aucun accord ne pourra être conclu dans ce domaine et qu’il faut d’ores et déjà envisager la voie législative et réglementaire. Même si un accord paraît a priori difficile, poser le postulat d’un échec est difficile à admettre pour l’Observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès.
Le gouvernement partage manifestement ce point de vue, car il vient de proposer un amendement au projet de loi d’habilitation transposant l’article L.1224-1 au cas particulier de la SNCF. Cet amendement prévoit une procédure assez complexe, articulant volontariat et obligation. Une marge est laissée à la négociation de branche pour les critères de désignation des salariés et les conditions du volontariat. À défaut d’accord dans les dix-huit mois, un décret réglera la question. Mais tous les autres aspects sont définis par la loi.
Le rapport recommande l’abandon du statut pour les nouvelles embauches, et le Premier ministre a affirmé ce principe. Il ne s’agit pas en soi d’une révolution, de nombreux agents étant embauchés en contrat de droit privé. Mais l’exception devient la règle, ce qui bouleverse l’équilibre du système. Des précédents existent, dont on pourrait s’inspirer, chez Orange ou ailleurs. Mais l’option avancée selon laquelle le droit du travail se substituerait au statut est simpliste. Il n’y a d’ailleurs aucune grande entreprise, privée comme publique, dans laquelle le droit du travail ne soit pas complété par un ensemble complexe d’accords. Il existe déjà une convention collective, mais des accords d’entreprise seront nécessaires. Là aussi, seul le dialogue social devrait pouvoir régler ces questions.
Enfin très peu de commentateurs posent la question du gain réel de compétitivité qu’engendrerait la disparition du statut. Aucune étude publique n’a chiffré le surcoût du statut par rapport à un contrat de droit privé classique. Les salaires à la SNCF ne sont pas supérieurs, loin s’en faut, à ceux d’autres industries, ils sont même plutôt comparables à ceux de la fonction publique. Si surcoût il y a, il serait dû aux « avantages sociaux ». Encore faudrait-il les chiffrer avec précision. La charge réelle due au statut est le poids des retraites, donc le fruit du passé. Mais on ne va pas remettre sur les rails ceux qui sont partis à 50 ans il y a plusieurs années. Quant aux actifs, leur âge de départ en retraite se rapproche progressivement de celui des salariés du régime général. Au bout du compte, si surcoût il y a, il faudra quarante ans pour le résorber, le temps que le statut s’éteigne.
L’ouverture à la concurrence
Le calendrier de l’ouverture à la concurrence est un des nœuds du problème.
Le gouvernement a arbitré la question au travers de ses amendements à la loi d’habilitation. L’ouverture à la concurrence doit se faire entre 2019 et 2023. Toutefois, tant les régions que l’État pour les trains d’équilibre du territoire (TET, les grandes lignes non TGV), et le STIF pour les lignes du transilien hors RER pourront conclure une convention directe avec SNCF Mobilités pour une durée maximale de dix ans, soit jusqu’une 2033. L’échéance est reportée en 2039 pour les RER.
Un ballon d’oxygène est donc accordé à Mobilités, si tant est que l’État et les régions le décident. Rien ne les empêche en effet d’ouvrir un appel d’offres dès 2019.
Ceci pose dès lors la question centrale : l’État a-t-il un projet industriel pour Mobilité ? Guillaume Pepy déclare dans les médias que l’enjeu est la compétitivité de Mobilités pour gagner les futurs appels d’offres. Nous avons vu que ce n’est pas la réforme du statut qui garantira cette compétitivité. On doit donc poser la question du schéma d’organisation, du plan d’amélioration du service, des investissements nécessaires, en un mot du business model.
Quelles perspectives ?
Il ne nous appartient pas à l’Observatoire du dialogue social de faire des propositions à la place des syndicats. Tout au plus pouvons-nous avancer quelques pistes.
Deux « paquets » nous semblent d’égale importance :
- la question de l’emploi : elle intègre le statut, les garanties offertes aux agents mutés vers d’autres entreprises, la question du recours à la sous-traitance en France et à l’étranger, le niveau de l’emploi au sein du GPF, la gestion des carrières dans le cadre d’un GPF dont les effectifs diminuent, etc. ;
- la question de l’avenir économique du GPF : s’il paraît impossible de revenir sur l’ouverture à la concurrence, comment l’État entend-il d’une part maintenir la qualité du réseau et d’autre part améliorer la compétitivité de Mobilités afin que cette entreprise soit en mesure de remporter les appels d’offres ? Il est clair que si cette dernière condition n’est pas remplie, dès 2020 des concurrents peuvent se voir attribuer des régions TER, soit potentiellement plus de 36 000 agents, sans compter les fonctions support mutualisées et les technicentres.
L’intérêt général nous paraît donc plaider pour le maintien de l’unité du GPF malgré l’ouverture à la concurrence. Cette unité peut être préservée même si les EPIC sont transformés en SA. Maintenir l’unité du GPF, c’est faire le pari que SNCF Mobilités gagnera les appels d’offres et donc que la SNCF pourra gérer d’une manière cohérente un réseau et les trains qui y circulent. Pour ce faire, elle aura besoin d’une vision d’ensemble et de fonctions support communes pour gérer des agents qui, statutaires ou contractuels, relèveront d’un cadre social commun. Sans nier la nécessité de faire évoluer les pratiques et même, osons le mot, de faire des gains de productivité significatifs, il faudra pour y parvenir que l’État et les Régions affectent les moyens nécessaires.
Il ne faut donc pas pour la SNCF une vision fondée sur le passé et qui semble acter un démantèlement inéluctable de SNCF Mobilités, l’État conservant la maîtrise de SNCF Réseau et gérant une réserve d’indiens au fur et à mesure que Mobilités se fait manger par petits bouts. Il faut à la SNCF un véritable plan industriel, tourné vers l’avenir.