Radioscopie d’une folle campagne

Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean Jaurès, et Julien Vaulpré, directeur général de Taddeo, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, décryptent les ressorts d’une campagne qui aura déjoué tous les objectifs dans un entretien dans Les Échos.

À la veille des primaires de la droite, ils avaient dressé dans Les Échos le portrait d’une France sans boussole. Six mois plus tard, le directeur ­général de la Fondation Jean Jaurès et le directeur ­général du cabinet Taddeo – ancien conseiller de Nicolas Sarkozy – se prêtent à nouveau à l’exercice de l’interview croisée. De l’affaiblissement du clivage gauche-droite à la « mort lente » des partis de gouvernement, en passant par le phénomène Macron, Gilles Finchelstein et Julien Vaulpré analysent les dynamiques à l’œuvre à trente jours de la présidentielle, et se projettent au lendemain du scrutin.

Il y a six mois, vous faisiez le diagnostic d’une démocratie malade, mais peut-être pas à ce point…

Gilles Finchelstein. Nous avions la conviction d’avoir quitté l’état solide, pour entrer dans un état dont nous nous demandions s’il était liquide ou gazeux. Aujourd’hui, plus de doute, on est dans un état gazeux ! Gazeux et donc instable : non seulement les électeurs sont mobiles, comme en 2012, mais cette mobilité peut s’accélérer à l’approche du scrutin. Gazeux et donc informe : là où il y avait bipolarisation, il y a aujourd’hui cinq pôles. Gazeux et donc explosif, car, dans cet état gazeux, il y a un bloc solide, le Front national.

Julien Vaulpré. Nous pensions que le clivage droite-gauche n’était plus exclusif mais qu’il demeurait structurant. D’autres clivages sont plus puissants : les populistes représentent 40 % des voix ; les candidats issus des partis de gouvernement rassemblent péniblement 30 %. Le clivage « enracinés » versus « mondialisés » est en train de s’installer. La campagne accélère la délégitimation des partis. Les primaires les avaient vidés (de leurs ressources intellectuelles et financières), la campagne est en train de les tuer.

Il y a un bouleversement du paysage politique dont Emmanuel Macron est l’expression la plus visible. Son succès signerait la fin du vote de classe. Il y a désormais une individualisation du vote, une dimension privée qui n’est plus une question d’appartenance à un groupe, mais le résultat d’une adéquation entre un candidat et ses propres valeurs, sa culture, ses affinités. Tout cela, couplé à sa position au centre de l’échiquier, fabrique de la volatilité. Il est très facile pour un électeur de gauche ou de droite de voter Macron sans avoir le sentiment de trahir ses convictions d’origine.

L’affaiblissement du clivage gauche-droite est-il structurel ?

G. F. Nous vivons une déstructuration des clivages et une secondarisation du clivage gauche-droite. Le paysage baroque dans lequel se déroule cette présidentielle est pour partie la résultante des deux primaires. En 2012, les électeurs de gauche avaient choisi le candidat qui avait le plus de chances de l’emporter à la présidentielle.

Cette fois, les deux primaires ont répondu à des logiques identitaires, la gauche parce qu’elle était sûre de perdre, la droite parce qu’elle était sûre de gagner. Les électeurs ont choisi le candidat qui, pensaient-ils, porterait le mieux les valeurs de leur camp. Ce faisant, ont été désignés deux candidats beaucoup plus décalés par rapport à l’espace central que ne le sont traditionnellement les candidats des partis de gouvernement.

Ils ont laissé l’espace à Emmanuel Macron ?

G. F. Oui, même si Emmanuel Macron, en refusant les primaires, a aussi fortement contribué à cette situation. En tout cas, le résultat est là : il se retrouve seul sur l’espace central déserté par les autres candidats et il veille, à raison de son point de vue, à préserver l’équilibre – le fameux « et droite et gauche » – qu’il a l’ambition d’incarner.

Mais, ce qui est frappant, c’est aussi l’équilibre de ceux qui se disent prêts à voter pour lui, en termes démographiques, sociologiques ou géographiques… C’est sans précédent. Marine Le Pen continue à être géographiquement et sociologiquement très marquée, avec, notamment, un « survote » dans les milieux populaires. François Fillon, le candidat de la rupture économique, ne rencontre aucun écho chez les actifs. Chez les 18-50 ans, il fait 10 % des voix, devancé non seulement par Marine Le Pen et Emmanuel Macron, mais aussi par Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon. Son programme fait peur.

La victoire de Marine Le Pen est-elle possible ?

J. V. C’est devenu envisageable : elle a un électorat en granit ; elle est nettement en tête parmi les ouvriers ; il y a une colère dans le pays dont elle sait être le réceptacle ; elle est la seule, avec Emmanuel Macron, à connaître une vraie dynamique. Mais je pense que cela ne se produira pas. D’abord, sur beaucoup de ses idées, et contrairement à ce qu’elle dit, elle n’a pas gagné la bataille idéologique. Elle reste très majoritairement perçue comme la représentante d’une droite xénophobe et nationaliste. Sa base électorale est solide et extrêmement mobilisée, son adhésion est plus enracinée, mais son assise n’est pas plus large.

G. F. Je suis d’accord. Pour être élu président de la République, il faut recueillir entre 16 et 19 millions des voix. Marine Le Pen ne les obtiendra pas. Elle reste la responsable politique la plus détestée. La sortie de l’euro est rejetée par plus de 85 % des électeurs en dehors du Front national. La seule question qui vaille, c’est : peut-elle être élue par inadvertance, c’est-à-dire par un effondrement de la participation qui abaisserait le nombre de voix nécessaire pour être élu ?

Mon intuition, c’est qu’on a beau penser que Marine Le Pen sera au second tour, ce sera un choc si cela se produit, et qu’il y aura à l’inverse un sursaut de participation. Aux élections régionales, la mobilisation a bondi de 8 points entre les deux tours, avec 75 % de votants supplémentaires contre les candidats du FN.

J. V. L’image de Marine Le Pen ne s’est pas améliorée au cours des dernières années. Certes, dans un premier temps, la dédiabolisation a fonctionné, par contraste avec son père. Mais elle a désormais atteint un plateau et le FN mobilise encore beaucoup contre lui.

Les deux partis de gouvernement vont-ils exploser ?

J. V. Au minimum, on peut prévoir une mort lente. Tout dépend des circonstances… Si Marine Le Pen gagne, il y aura une fracture au sein des Républicains et une recomposition à gauche. Si Emmanuel Macron l’emporte, tout dépendra des forces qui l’auront réellement soutenu. Est-ce qu’il constituera une sorte de New Labour version Tony Blair, renvoyant Hamon et Mélenchon à l’extrême gauche ? Au fond, le PS et LR ne pourront survivre que si François Fillon est élu.

G. F. Le reclassement des électeurs a déjà largement eu lieu. De ce point de vue, la recomposition est en train de se faire. Mais la recomposition des partis, elle, reste hypothétique. Je dirais même que, à ce stade, ils ont paradoxalement plutôt bien tenu. A droite, en réussissant dans l’extrême douleur à se fixer sur une candidature. Dans le camp socialiste aussi, malgré quelques ralliements à Emmanuel Macron. La suite va dépendre de l’identité du vainqueur et, surtout, des législatives.

J. V. L’individualisation de la société a pénétré la politique. Les électeurs votent pour des personnalités plus que pour des partis devenus repoussoirs. D’ailleurs, autour de Mélenchon et de Le Pen, ce ne sont plus vraiment des partis, mais des comités de soutien. Obama avait déjà un peu préfiguré ça en 2008, en dépassant le Parti démocrate avec Organizing for America. Emmanuel Macron s’en est inspiré. Le système d’adhésion à En marche est très souple. Il propose un nouveau militantisme, plus nomade, plus intermittent.

Quel est le ressort du succès d’Emmanuel Macron ?

G. F. Ça commence par son talent, son intuition, à partir d’une juste analyse du rapport des Français à la politique. Ce faisant, il a créé une situation, y compris d’empêchement de la candidature de François Hollande. Et, après, cela s’amplifie avec de la chance. Les défaites d’Alain Juppé et de Manuel Valls, qui ont libéré l’espace central, les difficultés judiciaires de François Fillon, le renoncement de François Bayrou…

J. V. Il a misé sur la faiblesse historique du PS, de sa structure, de ses idées. Ensuite, ce qu’il est a rencontré immédiatement une forte adhésion dans l’opinion : ancien banquier, il a été considéré comme compétent en économie ; philosophe, il est perçu comme un homme capable d’énoncer des principes et de ne pas se contenter d’additionner les attentes contradictoires des Français. Il a su incarner la figure de l’entrepreneur politique qui a pris son risque, et, en cela, il est très en phase avec la société post-salariat. Enfin, il fait la pédagogie du monde qui vient alors que la droite est caricaturée dans un projet de restauration.

Pourtant, les réformes qu’il évoque n’ont rien de disruptif…

J. V. En effet, ce n’est pas très révolutionnaire. Son projet est sérieux et modérément réformateur, façon Hollande deuxième période, sans plus. En parlant de l’avenir, Emmanuel Macron enjambe les efforts à faire en indiquant que les réformes qui n’ont pas été faites depuis quarante ans pour corriger un monde qui tombe n’ont plus lieu d’être. Enfin, il s’appuie sur l’individualisation de la société pour indiquer que chacun a son chemin. Il a compris que l’entrepreneuriat était le visage acceptable de la société capitaliste européenne.

Cela parle aux électeurs, le mot « progressiste » ?

G. F. La force d’Emmanuel Macron est qu’il a très tôt été dans une stratégie d’offre, non pas de réponse à la demande. Il a assumé de résister longtemps à la présentation d’un projet ; il a porté une vision optimiste dans une société déprimée. Tout ça résumé autour de ce mot de « progressisme ». Mais, s’il se qualifie pour le second tour, le clivage n’opposera pas les « progressistes » aux « conservateurs ». Ce sera, version Marine Le Pen, le clivage « patriotes » contre « mondialistes », ou, plus classiquement, les républicains contre les ennemis de la République.

Dans le débat, Marine Le Pen ne s’est-elle pas posée en porte-voix de la souffrance des gens, face à un Macron plus déconnecté ?

J. V. Marine Le Pen a parlé à son coeur de cible de façon efficace, en déclinant sur l’ensemble des sujets la promesse de la préférence nationale. Emmanuel Macron n’est pas paru déconnecté, mais son propos était moins incisif, il flottait un peu physiquement et dans l’argument. Cela dit, l’essentiel n’est pas là : Marine Le Pen a choisi Emmanuel Macron et l’a donc légitimé.

G. F. C’est autre chose qui m’a frappé. Ce débat a banalisé Marine Le Pen non seulement parce qu’il a eu lieu – c’était une première ! –, mais, surtout, parce que tous les autres candidats l’ont traitée comme une candidate comme les autres – y compris Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon.

Le futur président aura-t-il une majorité ?

G. F.La particularité de la situation, c’est que la perspective des législatives de juin peut influer sur la présidentielle de mai. Cela a déjà été le cas en 2007 quand François Bayrou s’était rapproché de Ségolène Royal dans les sondages. Les Français avaient commencé à le regarder comme un possible président et à se demander comment et avec qui il gouvernerait. Or il avait été dans l’incapacité de les éclairer et il avait commencé à perdre du terrain.

Cette question peut très bien aussi se poser à Emmanuel Macron. Et à lui plus qu’aux autres, parce qu’il part de rien. Sa chance, si l’on peut dire, c’est que la question se pose pour tous les candidats. Pour la première fois, le côté mécanique de la reproduction de la majorité présidentielle aux élections législatives est rien moins qu’évidente – d’autant que la majorité présidentielle du second tour serait un immense fourre-tout.

J. V. Je ne pense pas que la majorité soit un problème. L’effet d’entraînement d’une élection présidentielle reste puissant. Pour François Fillon, il n’y aura pas de difficultés, même si lui-même risque d’être un président affaibli. Quant à Emmanuel Macron, je pense qu’il aura une majorité. Une majorité de gauche, ou plutôt de centre gauche. Il vient de là, la plupart de ses soutiens aussi.

Pour Marine Le Pen, c’est un peu différent : son élection provoquerait un ressentiment puissant, avec un choc en retour. Des effets négatifs apparaîtraient sans doute très vite après sa victoire (comme une hausse des taux d’intérêt), compliquant son jeu pour les législatives.

 

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