Racisme, privilège blanc, débats identitaires : que nous arrive-t-il ?

Les questions identitaires ont pris des proportions considérables ces trente dernières années, l’identité devenant l’un des sujets essentiels à propos duquel chacun, avec une infinie passion, a quelque chose à dire ou se croit autorisé à dire des choses avec autorité, en faisant appel, souvent approximativement, à la science. Montée des « indigénistes », dénonciation du « privilège blanc » : comment en-sommes nous arrivés-là ? Dans ce texte, Smaïn Laacher dénonce la montée de l’identité « exclusive » et s’interroge sur la responsabilité de la gauche dans ces débats. 

Que nous arrive-t-il ? Me poser ainsi la question me permet de ne pas trancher prétentieusement et définitivement sur des situations, des perceptions, des pratiques sociales, des discours, des arguments et des enjeux symboliques terriblement compliqués. C’est une question de méthode et de discernement intellectuel. Comme beaucoup, depuis de nombreuses années, je m’intéresse de très près aux violentes polémiques sur la « faillite » de l’universel (pour dire les choses rapidement et synthétiquement) et de tout ce que cette supposée faillite a engendré comme changements de thèmes et de problématiques, d’apparitions de nouveaux mots et de nouveaux discours, de nouveaux tics de langage, de nouveaux mimétismes théoriques, etc. À chaque nouvelle accusation d’indigence théorique ou politique, à chaque disqualification d’une parole jugée illégitime je ne cesse de me dire, avec d’autres, mais qu’est ce qui se passe ? Alors, comme d’autres, j’essaie de comprendre mais en faisant mien, avant toute chose, un impératif moral (et secondairement scientifique) : ceux qui ne pensent pas comme moi, ceux qui, à mes yeux, divisent le monde en catégories substantielles doivent être pris au sérieux ; et je me dis, comme pour les gens ordinaires, qu’ils ont certainement de bonnes raisons de faire ce qu’ils font et de dire ce qu’ils disent. Le désaccord ne doit pas nous interdire d’admettre que celui-ci doit être examiné avec gravité et faire l’objet, au moins tacitement, d’un accord sur les termes du désaccord sans intention de disqualifier ou de diffamer l’autre. Voilà pourquoi mon point de vue n’est qu’un point de vue ; c’est-à-dire une vue à partir d’un point. Ce point étant tout simplement la position sociale qui est la mienne aujourd’hui.

Un sentiment de puissance

Énonçons, schématiquement, les choses. Nous serions, aujourd’hui, en présence de deux enjeux majeurs. J’évoque ici la France, mais je pourrais élargir sans grandes distorsions mon propos à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Ces deux enjeux sont les suivants : l’économie capitaliste et financière et ses effets négatifs sur des millions de personnes et l’identité et son pouvoir symbolique de production et de reproduction de l’unité, c’est-à-dire non seulement du même dans la continuité, mais aussi (et peut-être surtout) de l’identification à des configurations communes ; l’identité serait ce fil invisible qui nous lie et relie à un même Esprit (école, auteurs scolaires, figures savantes et littéraires, architecture, expressions verbales, etc.). Ce dernier enjeu a pris des proportions considérables ces trente dernières années et il est l’un de ces sujets essentiels à propos duquel chacun, avec une infinie passion, a quelque chose à dire ou se croit autorisé à dire des choses avec autorité, en faisant appel, souvent approximativement, à la science, l’expertise, ou tout simplement parce que chacun se croit doté de la nationalité ou de l’origine ethnique la plus appropriée pour ce type d’exercice. Se prononcer sous forme de propos sentencieux de la « dette » d’un État, d’un « accord à taux différé », d’un « actif incorporel » ou d’un « appariement » est quasiment impossible à tous ceux à qui il manque une véritable formation en économie, entendue comme discipline et comme pratique professionnelle. Un autre exemple : combien de personnes connaissent quelles sont les compétences du Conseil constitutionnel ? Quelles sont les conditions normatives de son renouvellement et par qui sont nommés ses membres ? Si les mots techniques de l’économie et de leurs effets performatifs sur la vie des personnes et des groupes sont laissés à ceux qui savent, c’est-à-dire en réalité à des experts souvent liés aux puissances financières et aux appareils d’État, bien éloignés sont les mots, les expressions et les « théories » qui jaillissent par dizaine à partir de cette notion centrale d’identité : « État raciste », « racistes », « antiracistes », « dominés », « Blancs », « blanchité », « privilèges blancs », « Noirs », « Arabes », « fascistes », « traîtres », « bountys » (« blanc dedans noir dehors »), « racisés », « néocolonisés », « indigènes », « victime », « intersectionalisé », « cancel culture », etc. J’arrête là cet inventaire à la Prévert. Chacun (notamment au sein des étudiants, militants, enseignants et syndicalistes) peut sans effort réflexif se saisir à loisir de mots ou de concepts, d’expressions nouvelles, de verdicts et ainsi avoir le sentiment de contribuer à l’intelligibilité du monde et de ses malheurs. Aussi, bien entendu, avoir le sentiment unique et si précieux de démêler le vrai du faux et les bons des méchants. 

Sentiment de puissance, il va sans dire, qui repose sur un ethos de dominant sensible à la condition ontologique du dominé, notamment lorsque ce dernier appartient à une « minorité » ou à la « diversité ». Je précise, en passant, que l’arsenal théorique mobilisé pour dénoncer le Mal absolu est dans la majorité des cas repris au vol par quelques passeurs conceptuels voyant dans certains campus américains et leur bouillonnement culturel les lieux idéaux de réalisation d’un clair entendement sur les rapports de « domination de race » et de l’exploitation de multiples « races » par une autre. 

Ma réflexion ne se situe pas dans la lignée dite postcoloniale (et ses avatars). Je n’éprouve pas d’hostilité maladive à l’égard des multiples visions du monde qui la peuplent. Car il n’a échappé à personne que les courants qui constituent ces univers politiques, militants et académiques sont socialement et politiquement fortement hétérogènes et, bien plus souvent qu’on ne le croit, sur bien des aspects, parfaitement antagoniques. En va-t-il différemment de l’autre côté ? Du côté de ceux qui n’ont de cesse d’invoquer et d’évoquer rituellement les effets magiques et enchantés du mot « république » dès qu’il est prononcé ? Les uns et les autres malgré leur grande diversité sont, qu’ils le veuillent ou non, implicitement d’accord sur l’objet de leur désaccord : lutter pour imposer la définition légitime de ce que serait une bonne république. Pour les uns, seule une certaine république préserverait ce qui serait censé être soi sans discontinuité entre le passé et le présent ; pour les autres, seule une certaine république aurait la puissance légitime de fonder l’unité nationale (qui est un peu plus que l’identité nationale) en mettant en son centre deux principes politiques et juridique structurants : le général (ce qui est commun à un « ensemble d’individus ») et l’universel (ce qui s’élargit à la « terre entière »). Dans un cas, le droit souverain à être ce que l’on désire être, un individu isolé des autres parce qu’appartenant corps et âme à un « nous » supposé authentique et protecteur ; de l’autre, l’impérative nécessité sociale d’être non pas un être singulier défini prioritairement et totalement par son origine ou la couleur de sa peau mais un « citoyen émancipé » de particularismes.

Peur et paranoïa

L’observation de ce que l’on nomme la posture, à mes yeux, recouvre ce que dit le corps en situation et le sens que le locuteur tente de donner à ses revendications ; car, dans le thème qui m’occupe ici, c’est bien de cela qu’il s’agit le plus souvent, même lorsque le propos est habillé des mots de la science sociale. Pourquoi ne pas le dire (sans aucune ironie) : trop souvent se substitue aux échanges subtils et convaincants une sorte de similitude structurale entre les uns et les autres indépendamment de leurs arguments et de leurs visions du monde. Similitude structurale qui me plonge parfois dans une sorte de désarroi, heureusement passager. Ainsi, on pourrait dire, en forçant très légèrement les choses, que les « positions » et « prises de position » des uns et des autres (certains heureusement y échappent) qui ne cessent de s’étaler sur les ondes des radios, les plateaux de télévision et les colonnes de journaux se distribuent trop fréquemment entre hystérie et déni. Là est la similitude structurale : dans les deux cas (« La république opprime notre identité, notre passé, notre origine ethnique, etc. » versus « La république nous libère de tout emprisonnement communautaire »), nous sommes en présence d’une tentative de se libérer d’une peur véritable. 

Le symptôme hystérique peut être lié à un traumatisme du passé (esclavage, colonisation, etc.) ou du présent (violences policières, par exemple) en réagissant en direction de ce qui est extérieur à soi (« l’État français est raciste »), réactions déployées toujours avec théâtralité et une violence nullement feinte ; dans le langage psychanalytique on parle alors de « paranoïa sensitive » en tant que forme dépressive de paranoïa. Cela est particulièrement vrai pour les traumatismes du passé. Le déni, quant à lui, est lié à un mécanisme de défense par lequel le sujet (le militant, le porte-parole, l’intellectuel, etc.) refuse de reconnaître une réalité jugée menaçante, voire possiblement traumatisante. En droit, on parlera alors de « déni de justice », c’est-à-dire d’un refus de reconnaître le tort subi par quelqu’un et par conséquent le refus de lui rendre justice. Mais, les uns et les autres, quand ils ne versent pas dans la caricature, doivent s’efforcer (autre similitude structurale) de produire un discours pour faire croire à l’universalité de leurs discours en évoquant et en « dévoilant » un certain nombre de choses concrètes et sensibles qui vont témoigner que ce qu’ils disent atteste objectivement que ce qu’ils font est juste et nécessaire : les « racisés » sont des « victimes » versus la nation française est « une et indivisible » ; l’État français est « néocolonial » versus l’État de droit interdit les différences fondées sur l’origine ou la couleur de peau. Que ce soit au nom d’un « nous » singulier ou au nom d’un universalisme républicain, la parole des porte-parole de chaque camp et sous-camp est en réalité la vérité des dominants (de ceux qui s’autodécrètent « représentant ») qui devient la vérité de tous ; une vérité pour chaque camp. Comme dit Baudelaire dans L’Art romantique : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. » Et qui parle au nom des autres, cette si singulière insolence sociale ? Celles et ceux qui manient savamment une langue. 

Plus encore, Baudelaire est parfaitement fondé à inclure dans l’économie des pratiques et des échanges linguistiques la logique de la « sorcellerie évocatoire ». Je pense qu’on peut même aller plus loin et être encore plus précis en disant que les parades politiques sont des espaces et/ou des pratiques dans lesquels se déploie avec force le cérémonial religieux, par exemple à travers la logique du sacre, de droit ou de fait (parler au nom des opprimés, des Arabes, des Noirs, des trans, etc.). Et si cela est possible, c’est que, dans les deux cas, le cérémonial religieux et le cérémonial politique, il faut faire croire que ce qui est dit est justifié ; et ce qui est justifié n’apparaît comme « autofondateur », légitime et universel que parce qu’il y a un rituel ou, mieux, une théâtralisation (comme sait la réaliser mieux que quiconque le cérémonial religieux ainsi, d’ailleurs, que les pratiques de sorcellerie et de désenvoûtement), une mise en scène du groupe assemblé et reconnaissant au discours qui l’unit. « Il faut accorder le désintéressement, la foi dans l’officiel, pour être un véritable officiel. Le désintéressement n’est pas une vertu secondaire : c’est la vertu politique de tous les mandataires. »

Cette configuration historique avec ses mots, ses théories, ses plaintes (que l’on généralise sans précaution aucune), ses revues, ses maisons d’édition, surtout ses mandataires qui se croient mandatés par des mandants fictifs inventés pour les besoins de la cause, cette configuration historique, donc, n’est nullement apparue comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Des conditions générales ont dû être réunies pour rendre possibles la production et la circulation, dans un espace relativement restreint (États-Unis, France, Angleterre), de systèmes de croyances incluant, par essence, une série de verdicts (quasiment au sens du droit : décision des jurés lors d’un jugement), et de sentences (opinion énoncée d’une manière dogmatique). Croyances, verdicts et sentences sont bien des catégories qui structurent puissamment la perception religieuse du monde et de ses divisions. 

Un débat à prendre au sérieux

Aussi, lorsque je dis qu’il est impératif de prendre très au sérieux les arguments de celles et ceux qui éprouvent un trouble de la sensibilité à la limite de la névrose (les figures paradigmatiques en sont les « décoloniaux » et les « identitaires » d’extrême droite), je veux dire la chose suivante : les théories critiques du racisme et de la blancheur (accessoirement de la justice sociale) ne sont pas des épiphénomènes ou de simples élucubrations récentes venues de campus américains « progressistes », elles sont un effort et le résultat d’environ une cinquantaine d’années d’un travail collectif de production d’une théorie du discours (je pense, entre autres, à Michel Foucault de L’Archéologie du savoir). En fait, lorsqu’on y regarde de plus près, et surtout lorsqu’on prête une fine oreille aux arguments des « décoloniaux », on peut, une nouvelle fois, trouver de très fortes similitudes entre ce système de croyances cohérent en interne qui se veut radicalement critique sur l’identité, le racisme et la blanchité et les systèmes de croyances infiniment plus universaux et plus immédiatement reconnaissables que sont les systèmes religieux. Ces derniers sont bien fondés sur le péché originel, les forces du Mal invisibles mais ô combien puissantes, la culpabilité, l’expiation (catégorie très usitée dans quelques campus américains), la rédemption, l’épiphanie qui, comme sa définition l’indique, « est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose », et qui ne va pas sans sa concrétude et son incarnation en chair et en os, dans un cas, dans celle de la figure du prêtre, dans l’autre cas, au travers de la figure du représentant ou de l’expert autodéclaré. 

Dans les deux cas, ce sont des personnes (ou des groupes de personnes) qui se consacrent (et s’autoconsacrent) quasiment à plein temps, au culte de la « vérité », de la « justice » et de la « mémoire ». Probablement que la militante qui constitue la figure limite de la prêtresse est la « consultante » américaine Robin DiAngelo, « spécialiste » du concept de blanchité. Son propos est sans appel (et je le dis sans caricature) : les Blancs sont racistes mais ne le savent pas. La force imperceptible et inaudible de leur blancheur les rend aveugles au mal absolu qu’ils font à tous ceux qui ne sont pas Blancs ; même quand ils ne le veulent pas, leur silence, leur passivité ou leur culpabilité est une autre forme expressive de leur racisme et de leur mauvaise foi sur ce sujet. Quoi que le Blanc dise ou fasse, rien ne vient le tirer d’affaire ; rien ne le sauve. Ni rédemption ni expiation. Le drame, si je puis dire, c’est que les Blancs ne le savent pas. Plus précisément, ils ne le savaient pas jusqu’à ce qu’apparaisse Robin DiAngelo et sa puissance conceptuelle ; dotée d’un pouvoir de perspicacité sans pareil pour accéder au monde des Blancs, de leur intériorité et de l’enfouissement infraconscient de leur racisme. Impasse ontologique : le seul fait d’exister en tant que Blanc est sans issue puisque le Blanc, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, reproduit inexorablement sa domination et son racisme.

Helen Pluckrose remarque très justement, à ce propos, que les Blancs n’ont que deux choix (pas plus, pas moins) : « Ils peuvent être racistes et l’admettre ou racistes et le nier. Les deux sont mauvais, mais ce dernier est volontairement ignorant et donc vraiment mauvais. »

La « blanchité »

Quant à Jesse Lile, il mène jusqu’au bout la conséquence politique de la « blanchité » : 

« Le concept de fragilité blanche est intrinsèquement raciste car il est basé uniquement sur la couleur de la peau […]. Le concept de fragilité blanche utilise un mécanisme de manipulation psychologique appelé double contrainte. Il est ainsi composé d’une première injonction négative (« tous les Blancs sont racistes »), d’une injonction secondaire qui annule la première à un niveau plus abstrait (« si vous vous en défendez c’est de la fragilité blanche ») et d’une injonction négative tertiaire qui empêche la victime d’échapper à la situation (« si vous ne vous en défendez pas c’est donc que vous êtes bien racistes. »

Il y aurait donc les Blancs d’un côté, avec leur identité de racistes privilégiés et, en face, tous les autres (victimes, racisés, dominés, anciens colonisés, etc.) constituant ainsi deux vastes espaces que chaque discours vient substantialiser, solidifier ; prenant du même coup le parfait contrepied d’un véritable travail politique de déconstruction non pas du Blanc mais du véritable problème qu’est celui du racisme.

Comme si la théorie critique et la critique politique du capitalisme, des inégalités, du racisme, du colonialisme, de l’impérialisme, etc. étaient tombées du ciel, mieux, dans le seul cerveau de celles et ceux qui savent faire le tri infaillible entre la bonne et la mauvaise identité et le bon et le mauvais antiraciste, entre la bonne et mauvaise création culturelle, entre la parole légitime et celle qui n’a qu’un seul droit, celui de toujours garder le silence, etc. 

Bien sûr, aucun auteur blanc n’aurait contribué avec force à la critique du capitalisme avec son cortège d’inégalités, de racisme, d’esclavage, de domination, de hiérarchisation ethnique, etc. D’ailleurs, n’est-il pas vrai que jamais les critiques de la « blanchité », du « racisme systémique » et de l’identité pour soi et pour autrui ne font référence à des auteurs européens ou anglo-saxons et n’ont jamais étudié dans une université d’un pays capitaliste anciennement esclavagiste ou encore néocolonial ? Pourtant, la vérité est à la fois simple et aisément constatable, rien ne peut la contredire : leur théorie critique, pour l’essentiel, se constitue et se construit à partir du « centre » et de ses lieux de pouvoirs intellectuels et non à partir de la « périphérie » où les universités et les quelques rares centres de recherches se trouvent dans des situations indignes et misérables ; résultat incontestable du mépris pour le savoir et de l’incurie des responsables politiques locaux en la matière. Il ne fait aucun doute pour moi qu’un intellectuel de renom comme Edward Saïd n’a pu élaborer sa critique de l’hégémonie occidentale que parce qu’elle a été énoncée à partir d’une position en Occident et au nom d’une relation privilégiée avec l’Orient. 

Ainsi, la critique de l’orientalisme formulée par Edward Saïd prend appui sur ses origines palestiniennes, mais elle doit l’essentiel de sa notoriété au fait d’avoir été portée par un éminent professeur de littérature comparée à l’université de Columbia.

On voit bien où va se loger la logique infernale de cette conception idéologique de l’imperméabilité des mondes sociaux et culturels : le racisme n’est pas un préjugé qui prend appui et tire sa justification de la race, c’est un principe qui structure des principes de vision et de division du monde, et ne se déploie avec efficacité que dans une seule partie du monde et que dans un type spécifique de populations aux caractéristiques physiques tout aussi spécifiques. Bref, et pour le dire rapidement, les Blancs sont racistes, mais en aucun cas les Noirs, en aucun cas les Arabes, en aucun cas les bouddhistes (le point de vue des Rohingyas musulmans est fort instructif de ce point de vue), etc. Ainsi, la pompe à alimentation du racisme et de tous les malheurs qui lui sont attachés ne fonctionnerait que dans un seul sens et n’aurait qu’une seule source.

La grande métamorphose

Les choses ont bien changé et à une vitesse foudroyante. En un peu plus d’une trentaine d’années, nous avons assisté, avec enthousiasme ou à regret, à des transformations qui ont touché les attitudes, les pratiques, les discours, les liens entre les uns et les autres. En un mot, s’est effrité pour ne pas dire effondré le système de confiance nécessaire pour entrer en politique mais aussi pour construire des alliances, des complicités, des rapprochements, des unions et préparer, mieux même, se préparer un avenir collectif à partir d’un « nous » qui traverserait les individus et leurs singularités culturelles. Ces métamorphoses n’ont pas seulement touché les personnes ou les groupes mais aussi les institutions. La politique concernait et concerne encore aujourd’hui le citoyen et le citoyen est par définition concerné par le geste politique, qu’il le veuille ou non. Si la politique, dans sa définition première, est l’art (et la science) du gouvernement des hommes et de l’État, alors je peux dire qu’il y avait quelque chose de cet ordre après 1945 (ici je me fie, avec prudence, à mes multiples engagements depuis mon adolescence). Mais le détachement de la politique de ses attaches sociales traditionnelles (l’organisation des luttes collectives pour l’émancipation sociale par l’imposition de normes transcendantales) a fragilisé les cadres d’appartenances politiques (et non pas « identitaires ») et les certitudes dans un avenir meilleur. C’est cela, entre autres, mais fortement, qui explique la volatilité des votes (en particulier au sein de la classe ouvrière) et les polarisations idéologiques. À mesure que le bonheur collectif devenait une chimère, que le destin commun pliait sous le poids des injustices, que les inégalités étaient hypothétiquement atténuées par un discours reposant sur la primauté de la loi commune, bref, lorsque le sentiment que l’on pouvait se fier à d’autres (politiques, experts, représentants, élus, etc.) s’est trouvé noyé sous le mensonge, la trahison ou l’incompétence, alors la politique s’est trouvée comme dessaisie de sa puissance à faire, à défaire et à refaire le monde pour laisser place à des angoisses sociales et culturelles (qu’est-ce qu’être français ?), psychologiques (nous « souffrons d’être humiliés, méprisés, sous-estimés ») et matérielles (« nos conditions de vie sont misérables »). 

Les grands récits et leur promesse de bonheur ici-bas n’ont été qu’un enchaînement continu de désillusions mortelles ; d’une incroyance de plus en plus envahissante à l’égard de la modernité et de ses propositions progressistes. L’homme moderne ou, mieux encore, le héros des temps modernes a laissé place à l’homme souffrant ; à la figure dominante de la « victime par héritage ». Je n’en veux pour preuve que le développement exponentiel après-guerre des ONG (nationales et internationales) et de leur idéologie humanitaire se précipitant aux quatre coins de la terre pour venir en « aide » aux victimes de masse.

Reformuler les revendications et les utopies ouvrières et plus largement les doléances des classes populaires va se faire dorénavant en termes de dépossession de soi ou, dans un autre langage, de « perte culturelle ». Les professionnels du recadrage théorique et politique associés aux ligues de vertus (surveillance du langage, de la pensée et des voisins) vont maintenant tenir le haut du pavé. J’ai toujours pensé que le racisme (et je continue à le penser plus fortement que jamais) n’avait pas de couleur particulière, n’était pas marqué par la pigmentation particulière d’une peau et que ce poison était principalement social, politique et structurel et que, s’il y avait bien quelque chose de véritablement universel, c’était bien le racisme, c’est-à-dire des lois, des pratiques et des institutions qui maintiennent, entretiennent et reproduisent (souvent avec la complicité du plus grand nombre) ce processus social appelé discrimination. Nous sommes bien là en présence de frontières internes en tant qu’elles sont l’instrument d’un mode de gouvernementalité ; et qu’en cela, elles participent d’un mouvement d’identification et de hiérarchisation délimitant, en pratique et en droit, à l’intérieur des États, les « dedans » et les « dehors », les étrangers et les nationaux, les femmes et les hommes, les vieux et les jeunes, les malades et les non malades, etc. Plus précisément encore, la frontière interne instaure une diacrisis, c’est-à-dire un jugement qui sépare, qui partage, qui divise. Et cette diacrisis est au fondement de la fonction sociale des institutions ; en réalité, de toutes les institutions. Inclure et exclure selon des critères que l’on présente et qui se présentent comme légitimes, voilà l’identité fondamentale de toutes les institutions.

Le problème n’est pas le Blanc

Je le répète avec force : le problème ce n’est pas le Blanc (et tous ses avatars conceptuels), c’est le racisme. Et expier ses péchés en public, afin d’accroître sa sincérité et reconnaître religieusement sa culpabilité, est une performance qui, en rien, ne porte atteinte, même symboliquement, aux structures des inégalités, à la distribution très inégalitaire du pouvoir et aux formes les plus insidieuses de discriminations et de violences physiques et symboliques. Comme dirait Kanan Malik, de manière plus ironique dans une de ses chroniques « “le privilège blanc” est une distraction, laissant le racisme et le pouvoir intacts ».

Mon rapport à la politique n’est plus du tout le même que celui qui m’enivrait pendant mon adolescence. Je ne le regrette nullement. Cette simple remarque me permet seulement de faire une comparaison empirique entre hier et aujourd’hui et de mesurer autobiographiquement les différences, les écarts, les déplacements et les nouveaux enjeux. Marx disait que « l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir. Je dirais donc, dans une perspective marxiste, que se poser la question de la définition du problème ou de ce qui fait problème permet de penser, peut-être, que le moment historique des premiers éléments de solutions possibles est venu. 

Jean-Paul Sartre ne déclarait-il pas dans les années 1960 que le marxisme était « l’horizon philosophique indépassable de notre temps » ? On sait ce qu’il en est advenu ; il n’a tout simplement pas résisté au temps long.

Les politiques d’identités qui se présentent historiquement, et de même, comme un horizon indépassable auront-elles le même destin ?

Notre planète est très gravement abîmée par le désastre écologique. En 2050, il faudra nourrir, selon certaines estimations, environ 10 milliards de personnes ; l’eau sera (elle l’est déjà dans certains endroits de la planète) un enjeu politique international majeur, probablement encore plus important que ne l’a été le pétrole ces dernières décennies ; les déplacements forcés de millions de « réfugiés » climatiques (ou non) s’annoncent avec certitude. De plus, le racisme et la xénophobie sévissent sur tous les continents, l’économie du travail connaît des bouleversements avec l’apparition de nouveaux métiers et de nouvelles compétences, les liens se dessinent déjà entre la santé et l’intelligence artificielle. On estime qu’environ 20% de la population mondiale vivra encore de longues années dans la plus grande misère. 

N’avons-nous pas, en incluant les enjeux liés au racisme et aux inégalités de tous ordres, quelques sérieuses préoccupations urgentes auxquelles nous devons collectivement faire face ?

Il ne fait pas de doute que l’unité de l’humanité a perdu de sa force et qu’elle s’en trouve même délégitimée dans nombre de représentations individuelles et collectives. Ce constat me semble vrai à gauche comme à droite. Mais c’est à gauche (ma famille de toujours) que ce constat me semble dramatique ; car il dit que nous n’avons plus rien en commun ; que le genre humain n’est plus un et indivisible. C’est aussi, à leur manière, ce que disent Donald Trump, Jair Bolsonaro, Viktor Orbán, Xi Jinping, Narendra Modi, Robert Mugabe (hier), Viktor Orban, sans parler de tous ces migrants subsahariens et asiatiques qui dans les pays arabes sont maintenus encore dans des formes de servitude et d’esclavage.

Certains pensent, à l’instar de Hobbes, que les hommes redoutent et sont même rebutés à l’idée de se voir imposer la compagnie des autres et qu’ils préféreraient mener des vies séparées, des existences entre soi, bref, ne fréquenter que des personnes ou des groupes de « bonne compagnie ». Rien n’est moins sûr, et les « traîtres », les « hérétiques », les « mal-pensants », les sexuellement « hétérodoxes », etc., peuvent en témoigner. Il n’y a pas pire condition (notamment pour les femmes) que de vivre sous l’œil et la surveillance permanente de « sa » communauté et de ses gardiens de la vertu et de la bonne moralité. Oui, l’Europe a commis le pire. Mais elle a produit et laisse habiter en son sein des milliers d’Antigone. Elle a fait la guerre à plus faible qu’elle mais il s’est toujours trouvé des femmes et des hommes (blancs, est-il besoin de préciser) pour la dénoncer, pour la regretter et en avoir une mauvaise conscience. Cela fut rendu possible parce que l’humanité et ses différentes civilisations ont inventé, avec des formes et des expressions historiquement particulières (la philosophie, la critique, la rationalité, les Lumières, en un mot la raison dialogique), cette capacité de se placer du point de vue d’un autre. L’Europe dans cette remarquable aventure n’a pas eu un rôle mineur, loin de là. Cette aventure, c’est aussi l’aventure de l’universel auquel on peut attacher l’émancipation. Est-ce que l’émancipation peut se passer de l’universel ? Est-ce que l’universel peut se concevoir sans émancipation ? L’identité exclusive, celle que l’on constitue par la force autour d’un « nous » accessible exclusivement aux semblables est, j’ose le dire, idéologiquement et politiquement raciste. Je pense que la nation, quand elle ne penche pas vers le nationalisme (ce qui serait le premier pas vers le fascisme), peut sans certitude ni irréversibilité articuler deux catégories qui sont au centre de notre débat : le particulier (l’identité culturelle) et l’universel (la nation). Configuration des plus problématique et à enjeux multiples, j’en ai conscience, mais je ne vois pas comment nous pourrions faire autrement ; c’est-à-dire comment faire autrement que trouver les conditions d’un déploiement d’un universel soucieux de ne pas écraser les différences. Nul ne peut vivre isolé, nul n’est doté d’une singularité absolue. Nul ne peut se « réaliser » indépendamment du temps, de l’espace, des connaissances, de la langue, etc. La volonté humaine n’a jamais été absolue. Nulle part, dans le temps et dans l’espace, l’on a observé que l’on pouvait définir son identité par le seul pouvoir d’une volonté sans entrave. Personne ne peut vivre sans liens, sans récit ni identification à une patrie, une région, une famille, une communauté d’origine, etc. Depuis que l’humanité produit des connaissances et des disciplines scientifiques (au sens large), qu’elle se pense en tant qu’être collectif, nous savons que jamais les héritages (naturels ou culturels) ne sont laissés aux fantaisies capricieuses des uns ou des autres, qu’ils soient puissants ou misérables.

Nos débats sont graves et vitaux pour chacun et pour nous tous. Le doute doit être absolument conservé car il est inséparable de la recherche de la vérité. Les Anciens le savaient déjà.

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