À l’approche du scrutin présidentiel iranien de mai prochain, Daria Demchuk, membre du Centre d’études stratégiques de Lettres persanes, diplômée en droit international de l’École des hautes études en sciences économiques à Moscou, décrypte les relations entre Téhéran et Moscou dans le contexte de l’après accord sur le nucléaire de juillet 2015 et de la grande instabilité au Moyen-Orient, mais aussi par rapport aux relations économiques et politiques que les deux pays entretiennent avec l’Union européenne.
En juillet 2015, l’Iran et les P5+1 (États-Unis, France, Grande-Bretagne, Chine, Russie et Allemagne) ont fini par conclure à Vienne l’accord sur le programme nucléaire iranien. Les experts russes se sont efforcés, comme leurs collègues dans d’autres pays, de pronostiquer les possibles conséquences de cet accord pour l’économie, ainsi que pour la vie politique intérieure et internationale de la République islamique. De manière générale, il est possible de distinguer trois étapes principales de leur réflexion :
- Les investissements étrangers vont commencer à arriver en Iran dès la levée des sanctions, ce qui, avec les bénéfices de la vente du pétrole, va permettre à l’Iran de relancer efficacement son économie à court terme ;
- L’ouverture économique de l’Iran doit permettre de renforcer les positions des modérés en mettant fin aux aspirations du pouvoir des conservateurs ;
- Ce nouvel Iran, renforcé économiquement et politiquement libéral, sera conduit à améliorer ses relations avec l’Occident et, ainsi, mettre fin au développement du dialogue avec la Russie ou, dans le pire des cas, adopter une position anti-russe.
Un an et demi après la conclusion de l’accord de Vienne, ces analyses prospectives semblent pourtant ne pas s’être concrétisées. Si le lien entre l’Iran et la Russie s’est plutôt renforcé, notamment à la lumière de la situation syrienne, et si, comme prévu, les relations économiques se consolident, il ne faut pas négliger la nature complexe des relations entre Moscou et Téhéran.
L’Iran et la Russie : des amis récents sur la scène internationale
Malgré des relations diplomatiques historiques entre la Russie et l’Iran, qui remontent au XVIe siècle, les rapports entre l’Iran et la Russie sont longtemps restés tendus et parfois empreints d’hostilité. Ce n’est que très récemment que ces rapports ont connu un certain apaisement, grâce à quelques tentatives de rapprochement et de collaboration.
Au cours des négociations sur le nucléaire, la Russie a toujours essayé de tirer un maximum de profit de sa relation avec l’Iran, tout en se gardant bien d’aggraver l’état de ses relations avec l’Occident. On trouve une illustration de cette politique, qui consiste à « rester assis sur deux chaises », notamment dans l’affaire du système de défense antimissile S-300. Après avoir trouvé un accord avec Téhéran en vue de la livraison de cet arsenal, Moscou avait finalement bloqué celle-ci, se mettant ainsi dans une position délicate vis-à-vis de son client, au bénéfice de sa relation avec les chancelleries occidentales.
Les négociations sur le nucléaire iranien ont été menées alors même que la Russie s’efforçait de recouvrer son statut sur la scène internationale et de renforcer sa politique nationale. Si au début des négociations, les positions russes semblaient coïncider avec celles de ses partenaires occidentaux, à la fin, l’atmosphère laissait davantage penser à un climat de Guerre froide. Cette évolution a provoqué un rapprochement entre deux pays qui sont désormais considérés par l’Occident comme une menace à sa sécurité1Clément Therme, «L’Iran et la Russie après les révoltes arabes de 2011 : entre nouvelles convergences et divergences persistantes», Grands dossiers de diplomatie, affaires stratégiques et relations internationales, n° 37, pp. 61-67, 2017..
Une partie des experts considère que les bouleversements de la politique extérieure russe ont également joué un rôle significatif dans l’adoption par l’Occident de l’accord nucléaire avec l’Iran, dans la mesure où l’Europe a fini par minimiser la menace iranienne face aux appétits militaires et géopolitiques grandissants de Moscou. La dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe et la nécessité pour le Vieux continent de diversifier ses sources d’énergie sont également des éléments à prendre en considération.
Pourtant, l’accord sur le dossier nucléaire et la levée des sanctions contre la République islamique ne signifient pas la fin du conflit entre l’Occident et Téhéran. En effet, un certain nombre de lobbies, en Occident comme en Iran, se sont promis de faire échouer l’accord de Vienne. Du côté américain, des membres du Congrès qui soutiennent les intérêts de Riyad et Tel Aviv ont qualifié de « capitulation » la décision d’Obama de trouver un accord à l’amiable sur le programme nucléaire iranien.
Du côté iranien, c’est d’abord le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, qui s’oppose à la normalisation complète des relations avec l’Europe, qui impliquerait la fin de la doctrine anti-américaine si chère au pouvoir religieux. Par ailleurs, cette normalisation pourrait ouvrir les frontières de l’Iran sur le monde extérieur, et ainsi encourager ou précipiter les appels à la perestroïka de la part de la population. Pourtant, depuis la dernière élection présidentielle américaine et la victoire de Donald Trump, cette évolution, initiée depuis 2013, semble avoir été bloquée.
Même après le début de la mise en œuvre de l’accord de Vienne, la Russie a pris soin de conserver une importante marge de manœuvre afin d’assurer la défense de ses intérêts. Pourtant proche de Téhéran, Moscou n’a pas l’intention de clarifier sa position dans le jeu international, par exemple en prenant ouvertement position pour l’Iran dans son conflit avec l’Arabie saoudite.
Le développement des liens politiques et économiques
La proximité des positions de l’Iran et de la Russie sur certains sujets de politique étrangère, notamment la situation en Syrie et la lutte contre l’État islamique, a indubitablement contribué au rapprochement entre Moscou et Téhéran.
Selon le président du parlement iranien, Ali Laridjani, « l’Iran se dirige vers une alliance stratégique avec Moscou au Moyen-Orient ». Le 19 février dernier, ce dernier a souligné que Téhéran et Moscou n’ont pas de différends sur les questions stratégiques de géopolitique dans cette région, et notamment sur le conflit syrien. Cette position iranienne, selon l’expert Leonid Isaiev, directeur du département de sciences politiques de l’École des hautes études en sciences économiques à Moscou, reflète le sentiment iranien de compétition face à la Turquie, dans le cadre du trio Iran-Russie-Turquie. De plus, les Iraniens sont inquiets des prises de position du nouveau président américain, Donald Trump, dont les discours précédant son entrée à la Maison Blanche considéraient l’Iran comme la menace principale dans la région, quasiment au même niveau que l’État islamique.
Sur le plan économique, la Russie s’emploie à mettre en œuvre ses promesses de développer ses relations avec l’Iran, notamment dans les domaines du nucléaire et des hydrocarbures. La proximité géographique des deux pays joue ici un rôle important : les relations russo-iraniennes ne s’étant pas cantonnées au dossier nucléaire, Moscou et Téhéran sont contraints de trouver des accords et des points communs indépendamment de la dynamique de leurs relations avec l’Occident.
L’année 2016 s’est révélée cruciale pour le secteur énergétique iranien, du fait non seulement de la levée des sanctions et de l’augmentation des exportations pétrolières, mais également du développement du secteur nucléaire. Au début des années 1990, la Russie a été le seul pays à proposer à l’Iran de reprendre la construction de sa première centrale nucléaire de Bushehr. Suite à l’accumulation de retards dans le calendrier, le chantier ne sera terminé qu’en 2011 mais cela n’a pas empêché la République islamique de poursuivre le développement de son secteur nucléaire grâce à l’aide de Moscou. En septembre 2016, Rosatom a commencé les travaux de la construction de deux autres blocs de la centrale de Bushehr, avec pour ambition d’en achever la construction en 2024. L’agrandissement de la centrale nucléaire se poursuivra entre 2018 et 2026 avec la construction d’un troisième bloc qui devrait permettre à l’Iran de diminuer sa dépendance aux hydrocarbures.
La levée des sanctions contre l’Iran a également simplifié les échanges économiques entre la Russie et la République islamique. Après un effondrement du volume de ces échanges – de 3 à 1,24 milliard de dollars entre 2011 et 2015 (en raison de l’application des sanctions de la communauté internationale) –, ces échanges ont repris en 2016, s’élevant à 1,6 milliard de dollars sur les neufs premiers mois de l’année. Les contrats signés la même année atteignent 40 milliards de dollars2Selon les chiffres cités dans des médias russes, comme Russia Today et iran.ru.
Selon Rajab Safarov, le directeur général du Centre d’études sur l’Iran contemporain de Moscou, la Russie doit se tenir prête à affronter une forte concurrence sur le marché iranien : « Avec le retour de l’Iran sur la scène internationale, nos chances de conquérir le marché iranien seront significativement limitées puisque les PME russes n’ont pas assez de capacités pour confronter les entreprises européennes. Dans le même temps, certains secteurs de l’économie restent favorables au développement des collaborations russo-iraniennes, comme le secteur militaire et le secteur énergétique, où les échanges pourraient passer d’un milliard de dollars (aujourd’hui) à 5 ou 7 milliards de dollars ».
L’accord sur le nucléaire : le début d’un éloignement entre Moscou et Téhéran ?
Toutefois, nombreux sont les analystes qui adoptent une approche plus réservée quant à la suite du développement des relations irano-russes sur les moyen et long termes. D’un côté, un équilibre politique semble avoir été trouvé à Téhéran et, avec le retour sur la scène internationale, les dirigeants iraniens feront tout pour éviter un nouvel isolement du pays. De plus, la levée des sanctions a encouragé les entreprises occidentales, notamment françaises et italiennes, à reprendre le chemin de Téhéran afin de rétablir les liens économiques rompus. De l’autre côté, l’Iran n’a jamais connu l’isolement total souvent décrit et imaginé en Occident. Si les sanctions, a fortiori celles introduites en 2012 – comme l’embargo sur la vente des hydrocarbures et l’exclusion du système SWIFT –, ont beaucoup aggravé les capacités des échanges économiques de l’Iran avec d’autres pays, elles n’ont toutefois pas complètement isolé Téhéran qui a commencé à appliquer plus activement des systèmes de paiement alternatifs dans d’autres devises que l’euro et le dollar. Durant cette période, l’Iran a intensifié ses échanges commerciaux avec la Turquie, renforcé les liens économiques avec la Chine et l’Irak, et conclu des grands projets avec l’Inde. Avec la levée des sanctions, ces pays vont également essayer d’augmenter et approfondir leur présence sur le marché iranien. Dans ce contexte, Moscou se trouve donc dans une position relativement délicate.
Pendant les négociations, la Russie s’est positionnée en médiatrice afin de rééquilibrer ses relations avec les puissances occidentales. Du point de vue de Moscou, l’adoption d’une ligne conciliatrice entre l’Occident et l’Iran devait faire de la Russie le principal bénéficiaire de l’accord, en suscitant la gratitude des deux parties opposées (l’Occident et l’Iran) pour la médiation russe. Or en réalité, cette attitude a été perçue à Téhéran comme une tentative de « jouer sur deux tableaux » simultanément et a érodé la confiance des Iraniens vis-à-vis de la Russie. Au final, l’absence de prise de position claire de la Russie en faveur de l’Iran, tant sur le plan économique que politique, l’a donc probablement desservie plus qu’elle ne l’a servie. Ainsi, en donnant son accord de principe sur l’application du mécanisme de reprise des sanctions (si l’Iran ne respectait pas les conditions de leur levée), la Russie a de facto renoncé à l’utilisation de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies. La position russe, au moment de la conclusion de l’accord sur le programme nucléaire, a aussi renforcé les arguments des opposants au rapprochement avec la Russie en Iran, au bénéfice des « pro-Européens » qui appellent les dirigeants du pays à se concentrer sur la normalisation des relations avec l’Occident.
Leur argument principal est que l’Iran a surtout besoin d’investissements et des nouvelles technologies pour remettre sur pied son économie. Si dans certains domaines technologiques, la Russie peut encore concurrencer l’Occident, elle ne possède pas les capacités nécessaires en matière d’investissements pour rivaliser avec ce dernier. De plus, les grandes entreprises russes pourront difficilement s’implanter en Iran sans l’agrément de leurs partenaires occidentaux : il suffit de rappeler l’exemple de Sberbank, qui avait refusé d’ouvrir ses bureaux en Crimée annexée par peur d’être soumise à des sanctions de la part des cercles financiers européens.
Sur le marché des matières premières et notamment du gaz dont l’Iran dispose des plus grandes réserves mondiales avec 34 000 milliards de m3 (soit 18,2% du total mondial), la République islamique n’a pas les moyens d’entrer en concurrence directe avec la Russie, qui possède les deuxièmes réserves mondiales (17,3%). En effet, l’Iran ne dispose pas de la technologie nécessaire au procédé de liquéfaction du gaz nécessaire à son exportation. De plus, la compagnie russe Gazprom a créé en Europe un réseau de gazoducs très dense, laissant peu de place à la concurrence.
En raison de ces défis technologiques, la concurrence de l’Iran dans ce domaine ne sera pas effective avant 2030. Le chemin le plus évident pour l’acheminement du gaz iranien vers l’Europe passe par la mer pour atteindre l’Espagne, qui possède des centres de re-gazification. Avec un tel parcours, le gaz iranien ne pourrait être compétitif par rapport au gaz russe. L’Iran ne pourra donc remplacer la Russie sur le plan énergétique que si l’Occident décidait de faire passer les considérations politiques avant le pragmatisme économique.
Conclusion
Un an et demi après la conclusion de l’accord de Vienne, il est encore trop tôt pour faire des pronostics à moyen et long terme concernant l’Iran. Eu égard aux changements impulsés par la nouvelle administration américaine et à l’élection présidentielle iranienne de mai prochain, il est tout aussi difficile d’anticiper l’avenir. Quoi qu’il en soit, la Russie va certainement poursuivre ses efforts de normalisation avec l’Occident, renforcés par un président américain perçu comme plus compatible avec la vision russe du monde.
Le pouvoir à Téhéran fournit quant à lui des efforts pour prouver à la communauté internationale son sérieux quant à la mise en œuvre de l’accord de Vienne, afin d’attirer les investissements nécessaires à son économie et en particulier à son secteur énergétique. Pourtant, cette tendance dépend largement de la situation interne de l’Iran : l’opposition au régime modéré de Rouhani, notamment au sein des Gardiens de la Révolution, pourrait rebattre les cartes à l’approche de l’élection présidentielle iranienne de mai 2017. L’hypothèse la plus pessimiste – la non-réélection de Rouhani – ralentirait le retour de l’Occident sur le marché iranien et renforcerait la Russie, qui devra adopter une ligne politique stable et cohérente face à Téhéran.
Les domaines de coopération possible entre la Russie et l’Iran sont encore nombreux : le programme spatial, le développement du ferroviaire, les ports iraniens sur la Caspienne, sans parler des domaines « historiques » comme l’énergie nucléaire. Enfin, l’Iran pourrait être intégré dans le projet principal de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) – l’espace économique de la nouvelle Route de la Soie – qui est un des fondements de la coopération entre Moscou et Pekin. Cette intégration dans l’OCS pourrait ouvrir à Téhéran la possibilité d’accéder aux ressources bancaires mobilisées pour la mise en œuvre de ce grand projet.
- 1Clément Therme, «L’Iran et la Russie après les révoltes arabes de 2011 : entre nouvelles convergences et divergences persistantes», Grands dossiers de diplomatie, affaires stratégiques et relations internationales, n° 37, pp. 61-67, 2017.
- 2Selon les chiffres cités dans des médias russes, comme Russia Today et iran.ru