Quelle politique de gauche pour l’épargne ?

Marquée par une forte opacité, la politique de l’épargne n’est que rarement questionnée, alors qu’elle joue, en canalisant des masses financières considérables, un rôle clef dans le financement des entreprises, de la dette publique ou encore du logement social. Il est donc temps, comme le propose André Gaiffier, enseignant en économie, que la mobilisation de l’épargne privée vers des priorités d’intérêt général constitue un levier utile de politique économique pour financer les transitions à venir.

La politique de l’épargne est relativement méconnue et marquée par une forte opacité. En canalisant des masses financières considérables, elle joue pourtant un rôle clef dans le financement des entreprises, de la dette publique ou encore du logement social, rôle qui n’est pas sans conséquences sur la progressivité du système fiscal ainsi que sur la formation et la reproduction des inégalités.

L’épargne est au cœur d’un paradoxe : dans le débat public, elle renvoie d’abord à l’épargne populaire et aux classes moyennes économes, qui mettent de côté le fruit de leur travail. La très large diffusion du livret A ou même de l’assurance-vie alimente cette vision. Cependant, l’épargne, comme le patrimoine, reste très concentrée. La politique de l’épargne, qui consiste souvent à multiplier les avantages fiscaux pour orienter son allocation – conférant du même coup des rentes de situation à de nombreux acteurs financiers –, a ainsi des effets très régressifs sur le système fiscal sans que ni son coût ni son efficacité ne soient toujours évalués. La défense de l’épargne populaire devient alors un paravent faisant obstacle à l’évolution de ces produits qui bénéficient d’abord aux plus riches.

Pourtant, dans un contexte où les besoins de financement pour la transition écologique ou encore pour le logement social demeurent massifs, la mobilisation de l’épargne privée peut constituer un outil utile1La mobilisation de l’épargne privée pour le financement de la transition écologique n’est pas une solution magique car elle reste soumise à une contrainte de rentabilité afin d’offrir des rendements suffisants aux épargnants. si elle est bien maniée. Cette note tente de dresser plusieurs pistes d’évolution du paysage actuel autour des principes suivants :

  • face aux besoins de financement et à l’incapacité des mécanismes incitatifs à y répondre de manière satisfaisante, il est souhaitable d’orienter, y compris de manière plus directive, l’épargne vers le financement des grandes transitions ;
  • au regard de leurs effets régressifs, les niches fiscales en faveur de l’épargne doivent être davantage conditionnées à leur efficacité, en particulier pour les produits destinés aux plus aisés ;
  • enfin, compte tenu de ces enjeux, il est indispensable de renforcer la transparence sur les coûts et l’efficacité de la politique de l’épargne.

En France, l’épargne est abondante et concentrée chez les plus aisés

Massive, l’épargne des Français est principalement détenue sur des produits liquides et peu risqués

En stock, le patrimoine financier des ménages représente, fin 2022, plus de 5 785 milliards d’euros2Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.. Le taux d’épargne financière des ménages français est tendanciellement élevé en comparaison avec les autres pays développés.

Source : Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023

La politique de l’épargne repose sur deux instruments principaux : d’une part, l’outil réglementaire qui définit les différents produits d’épargne et fixe leurs caractéristiques (liquidité, univers d’investissement, plafond, etc.) ; d’autre part, la politique fiscale qui détermine le régime de chaque produit et conditionne largement son attractivité pour les épargnants. L’épargne individuelle3Cette note ne traite pas de l’épargne salariale ni de l’investissement locatif. est ainsi répartie en trois grandes familles de produits :

  • les livrets et dépôts bancaires : les livrets réglementés (874 milliards d’euros fin 2022), les autres livrets bancaires (350 milliards d’euros fin 2022) et les dépôts à vue4Il s’agit de fonds déposés par un individu, un ménage ou une entreprise déposés sur un compte bancaire qui peuvent être restitués au titulaire à tout moment.. Le livret A (355 milliards d’euros) et le livret de développement durable et solidaire (LDDS, 134 milliards d’euros)5Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.. Se caractérisent par leur forte liquidité, un rendement et un capital garantis. Les livrets d’épargne réglementés sont les produits les plus populaires : en 2021, plus de 84% des ménages détenaient au moins un livret d’épargne règlementé. Environ 70% des ouvriers non qualifiés et des employés détiennent un livret A6Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee Première n°1899, mai 2022. ;
  • l’assurance-vie (1 907 milliards d’euros fin 2022)7Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023. et par extension les produits d’épargne retraite (267 milliards d’euros fin 2021, dont 148 milliards pour les produits individuels8Concernant l’épargne retraite, voir Drees, Les retraités et les retraites, Édition 2023.). Pour ces produits d’épargne assurantiels, il est possible de distinguer les fonds euros (1 470,5 milliards en 2022), offrant une garantie en capital, et les unités de compte (437 milliards en 2022) où l’épargnant supporte un risque de perte en capital. Ces produits sont davantage destinés à des ménages plus aisés en raison de l’absence de plafonnement et de la nature des avantages fiscaux associés (avantage sur les transmissions pour l’assurance-vie, déductibilité des versements de l’impôt sur le revenu pour le plan d’épargne retraite) ;
  • les plans d’épargne en action (103 milliards de titres en 20229Banque de France, « Fléchissement des encours de PEA en 2022 », mars 2023.) et les compte-titres10Ils correspondent aux placements financiers effectués par son titulaire.. L’épargnant détient directement des titres financiers et supporte un risque de perte en capital. Ces produits sont a priori destinés à une clientèle plus aisée souhaitant s’exposer aux marchés financiers.
Principaux supports d’épargne individuelleLivret A et LDDSAssurance-viePlan d’épargne retraitePlans d’épargne en actionsCompte-titres
CaractéristiquesLiquide, capital et rendement garantis.  
Plafonné (22 950 euros pour le livret A et 12 000 euros pour le LDDS).
Liquide.  
– Fonds euros : capital et rendement garantis.  
– Unités de compte : risque de perte en capital.  
Pas de plafonnement.
Bloqué jusqu’à la retraite sauf accidents de la vie ou achat de la résidence principale.  
Pas de garantie en capital mais désensibilisation progressive prévue.  
Pas de plafonnement.
Peu liquide (fermeture du plan en cas de sortie avant cinq ans).  
Plafonné.
Pas de plafonnement.
Principal avantage fiscalDéfiscalisation et désocialisation des intérêts.Abattement sur les plus-values de 9 200 euros par an pour un couple après huit ans et taux réduit si contrat inférieur à 150 000 euros.  
Régime ad hoc de transmission (avant 70 ans : abattement de 152 500 euros et taux réduits au-delà).
Possibilité de déduire les versements du revenu imposable. Le capital est alors imposé à la liquidation du plan11Ce report d’imposition se traduit néanmoins par une perte pour l’État : (i) de trésorerie immédiate ; (ii) lors de la liquidation, il est probable que le taux marginal d’impôt sur le revenu soit inférieur à la retraite par rapport au moment où l’épargnant était dans la vie active..Exonération d’impôt sur le revenu sur les plus-values cinq ans après l’ouverture du plan.Pas d’avantage fiscal.

L’épargne est très concentrée chez les plus aisés, malgré une large diffusion des produits d’épargne

En 2021, les 5% les mieux dotés en patrimoine financier détiennent 49% du patrimoine financier, le top 1% en possède 25%12Aliette Cheptitski, Pierre Cheloudko, Claire Hagège, Orlane Hubert, Début 2021, 92 % des avoirs patrimoniaux sont détenus par la moitié des ménages, Insee focus n°287, 2023.. Alors que les 10% les moins dotés possèdent au maximum 400 euros de patrimoine financier, les 10% les mieux dotés en possèdent au moins 150 000 euros, soit 344 fois plus13Ibid.. Le patrimoine financier est encore plus inégalement réparti que le patrimoine immobilier : les 5% des ménages les mieux dotés en patrimoine immobilier ne détiennent « que » 29% du patrimoine immobilier total. La situation atypique du livret A est à souligner : son plafonnement limite la concentration pour ce produit. En 2022, les 9,6% de livrets A dont l’encours est supérieur à 22 950 euros représentaient « seulement » 36% de l’encours total14Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023..

Malgré cette concentration, les produits d’épargne sont largement diffusés au sein de la population. 74% des ménages possèdent un livret A, 41% une assurance-vie et 36% un LDDS15Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee première n°1899, mai 2022.. Selon le baromètre de l’épargne et de l’investissement 2022 de l’Autorité des marchés financiers16Autorité des marchés financiers, Baromètre de l’épargne et de l’investissement 2022, enquête Audirep sur l’année 2021., 62% des personnes interrogées déclarent épargner au moins 100 euros par mois – mais seulement 3% épargnent plus de 1 000 euros par mois. Ainsi, les mêmes supports sont destinés à des populations hétérogènes qui les utilisent pour poursuivre des objectifs d’épargne différents : les ménages les moins aisés se servent principalement des produits d’épargne, en particulier le livret A, comme une réserve d’épargne de précaution. À l’inverse, les ménages les plus aisés intègrent tous ces supports d’épargne (assurance-vie, épargne logement, livret A, etc.) dans leur stratégie de gestion de patrimoine pour le faire fructifier ou préparer sa transmission. Ces différents motifs d’épargne se constatent dans le recours à la liquidité des livrets réglementés: en 2022, le nombre moyen de retraits sur un livret A dont l’encours est inférieur à 7 500 euros est de 6,8 à 7,6 mais est seulement de 0,8 pour les livrets au plafond (22 950 euros)17Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023..

Ce paradoxe apparent, entre forte concentration de l’épargne et diffusion quasi généralisée de ces produits, alimente l’idée que l’épargne est d’abord l’affaire des classes moyennes et génère une difficulté politique à toute évolution. Comme en matière de taxation de l’héritage, un durcissement du régime fiscal des produits d’épargne est peu populaire alors même que les plus aisés en sont les véritables bénéficiaires. Cette conception est solidement ancrée dans l’opinion publique : selon une enquête « Les Français, l’épargne et la retraite » de l’Ifop de février 202318Enquête de l’Ifop pour le Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique (CECOP), « Les Français, l’épargne et la retraite », février 2023., 85% des personnes interrogées étaient favorables au maintien (43%) ou à la baisse (42%) du niveau des prélèvements obligatoires sur le patrimoine. Ce niveau reste de 80% pour les sympathisants de gauche et de 82% pour les personnes dont le revenu mensuel net est inférieur à 1 200 euros – dont les capacités d’épargne sont réduites.

La politique de l’épargne consiste à multiplier les avantages fiscaux pour orienter son allocation sans que son efficacité soit avérée   

Difficile à évaluer avec précision, le coût de la politique de l’épargne est significatif et profite d’abord aux plus aisés  

En excluant l’épargne salariale et en se fondant sur les évaluations disponibles, la politique de l’épargne coûte a minima 7 à 8 milliards d’euros par an19En se basant uniquement sur les évaluations disponibles dans les documents budgétaires et en incluant l’évaluation spécifique des transmissions de l’assurance-vie réalisée par le CAE. – soit un montant comparable au coût des aides personnalisées au logement207,3 milliards d’euros en 2020 d’après la Drees, Minima sociaux et prestations sociales – Ménages aux revenus modestes et redistribution, Édition 2023.. Ce chiffrage est probablement sous-estimé dans la mesure où certains dispositifs, pourtant décisifs pour l’attractivité des produits, ne font l’objet d’aucune évaluation dans la documentation budgétaire, comme par exemple la possibilité de déduire les versements sur un plan d’épargne retraite de son revenu imposable. Enfin, cette évaluation n’inclut ni les coûts du prélèvement forfaitaire unique (PFU), qui soustrait les revenus du capital au barème progressif de l’impôt sur le revenu, ni ceux de la suppression de l’impôt sur la fortune.

Au regard de la concentration de l’épargne chez les ménages les plus aisés, ces dispositifs réduisent fortement la progressivité du système fiscal. En faisant l’hypothèse que la répartition des encours de ces produits est identique à celle du patrimoine financier, la politique de l’épargne conduit à un transfert annuel d’argent public de 3,5 à 4 milliards d’euros par an vers le top 5% des ménages les mieux dotés en patrimoine financier.

ProduitsLivrets réglementésAssurance-vie et épargne retraite individuelle21Le mécanisme de déductibilité des versements n’est pas pris en compte tout comme les avantages fiscaux liés à l’épargne salariale.Plans d’épargne en actionsRégimes fiscaux liés à certains fondsTotal
Coût pour les finances publiques (ordre de grandeur)920 millions d’euros22N’intègre pas la reprise sur le fonds d’épargne. Cette niche fiscale devrait être très dynamique. avec l’augmentation du taux des livrets réglementés.5,5 à 6,5 milliards d’euros (dont 4 à 5 milliards sur le seul régime des transmissions de l’assurance-vie23L’estimation du CAE sur le coût du régime des transmissions de l’assurance-vie ne prend pas en compte le coût de l’abattement et ne concerne que les bénéficiaires recevant au moins 152 500 euros par assurance-vie (45 000 bénéficiaires pour un total de 17,5 milliards d’euros transmis). Le montant transmis est concentré sur 1 900 bénéficiaires ayant reçu en moyenne 2,8 millions d’euros pour un montant total de 5,5 milliards d’euros.).360 millions d’euros.80 millions d’euros.6,9 à 7,9 milliards d’euros.

Source : données 2021 à partir des annexes au projet de loi de finances pour 2022, au projet de loi de règlement pour 2022, au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 et de l’estimation du Conseil d’analyse économique24CAE, « Repenser l’héritage », Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack, Camille Landais et Stefanie Stantcheva 2021. à partir de données de 2017-2018.

Malgré un coût élevé et des effets régressifs, l’efficacité de la politique de l’épargne demeure très incertaine

Les livrets réglementés ne fixent pas de conditions d’emploi contraignantes pour les banques tandis que le fonds d’épargne n’est pas utilisé à son plein potentiel

Les encours du livret A, du LDDS et du livret d’épargne populaire (LEP) poursuivent des objectifs distincts en fonction de leur mode de gestion : 

  • une partie est centralisée (325,9 milliards d’euros fin 2022). Les encours sont transférés au fonds d’épargne de la Caisse des dépôts (59,5% des encours pour le livret A et le LDDS), qui les utilise pour octroyer des prêts pour le financement du logement social et de la politique de la ville
  • une partie, non centralisée, est gérée directement par les banques (231 milliards d’euros fin 2022). Cette épargne est intégrée, comme n’importe quel dépôt bancaire, directement dans le bilan de la banque qui l’utilise pour prêter aux petites et moyennes entreprises (PME, vers lesquelles 80% de l’épargne non centralisée doit être employée), financer des projets contribuant à la transition écologique (obligation d’emploi minimale de 10%) et l’économie sociale et solidaire (ESS ; obligation d’emploi minimale de 5%).

Historiquement associé au financement du logement social, le livret A25L’épargne logement n’est pas traitée ici. a connu une banalisation de son emploi. Avant la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, l’essentiel des encours du livret A étaient centralisés auprès de la Caisse des dépôts et consignations26Voir par exemple Daniel Gabrielli, Frédéric Wilhelm, « Le livret A : retour sur l’évolution d’un produit d’épargne traditionnel », Bulletin de la Banque de France, n°111, 2003. – à l’inverse du LDDS, peu centralisé, qui a succédé au CODEVI, dont l’objectif principal était le financement des PME. La loi de modernisation de l’économie a révisé le mécanisme de centralisation des dépôts. Puis en 2013, à la suite du relèvement des plafonds, la part des encours centralisés a diminué pour amoindrir l’impact de ce relèvement sur la liquidité à disposition des banques. En 2022, 30% seulement de l’encours du livret A, du LDDS et du Livret d’épargne populaire (LEP) sont effectivement employés pour financer le logement social et la politique de la ville.

S’agissant des encours centralisés, le fonds d’épargne de la Caisse des dépôts n’est aujourd’hui pas utilisé à son plein potentiel et dispose d’une capacité théorique de prêts supplémentaire de 75 milliards d’euros. Pour garantir la liquidité et réduire le coût des prêts attribués aux acteurs du logement social et de la politique de la ville, l’actif du fonds d’épargne est constitué non seulement des prêts accordés mais également investi sur les marchés financiers dans des titres très liquides.Entre 2015 et 2022, alors que les dépôts centralisés au fonds d’épargne ont augmenté de 36%, les encours de crédits n’ont progressé que de 11% tandis que le volume de la poche de liquidités a augmenté de 109% sur la même période. La part des prêts dans l’actif total diminue et est passé de 72% fin 2016 à 53% en 202227Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.. Plus de 75 milliards d’euros de capacité de prêt théorique du fonds d’épargne sont inutilisés28Le décret n° 2013-688 du 30 juillet 2013 impose un ratio de couverture des prêts du fonds d’épargne : la somme des fonds propres et des dépôts centralisés (366,7 milliards d’euros fin 2022) doit couvrir à hauteur de 135% l’encours des prêts au bilan. Fin 2022, ce ratio atteignait 187,3% pour 195,9 milliards d’euros de prêts octroyés. Un ratio de 135% pour un même niveau de fonds propres et de dépôts centralisé impliquerait un montant de prêts octroyés d’environ 270 milliards d’euros, soit une augmentation de 75 milliards d’euros..

Alors que 2,4 millions de ménages sont en attente d’un logement social29Union sociale pour l’habitat, mai 2023., cette sous-sollicitation du fonds d’épargne paraît a priori surprenante. Elle n’est pas tant liée à la situation du fonds d’épargne qu’à d’autres facteurs (efforts budgétaires sur la politique du logement fragilisant la situation financière des bailleurs sociaux, manque d’impulsion politique, etc.) qui limitent la demande de crédit des bailleurs sociaux et les opérations nouvelles.

Les obligations d’emploi pesant sur les banques chargées des encours non centralisés n’ont pas de de réelle portée contraignante ni d’effet incitatif pour réorienter l’offre de prêts. Comme le souligne la Cour des comptes30Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022., ces obligations ont été fixées dès 2008 à un niveau où les encours de crédits des banques dépassaient déjà largement les seuils relatifs aux prêts aux PME (qui peuvent, au demeurant, financer des dépenses brunes ayant un impact défavorable sur l’environnement) et à l’ESS. Le rapport sur l’épargne réglementée de la Banque de France31Ibid. montre ainsi que les encours sont largement atteints et très supérieurs à l’obligation légale : les banques accordent ainsi près de quatre fois plus de prêts aux PME qu’exigé (ratio à 301% contre 80%) et trois fois plus à l’ESS (17% contre 5%). En outre, en raison de la fongibilité de la ressource issue des livrets réglementés dans les bilans bancaires, il n’est pas possible de retracer leur utilisation exacte. Les données diffusées par les banques présentent donc un intérêt limité, puisqu’elles consistent uniquement à mettre en relation les encours de prêts aux secteurs visés et les ressources constituées par les livrets réglementés. Par ailleurs, s’agissant en particulier des projets relatifs à la transition énergétique, la Cour des comptes32Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022. a déjà souligné les nombreuses faiblesses méthodologiques, notamment pour évaluer le caractère « vert » des prêts octroyés par les banques.

Cette faiblesse des obligations d’emploi pour les banques est difficilement justifiable au regard des nombreux avantages dont elles bénéficient en proposant ces produits défiscalisés. Ces livrets réglementés constituent un produit d’appel pour les banques qui n’ont pas besoin d’en faire la promotion. C’est d’ailleurs à la suite d’une plainte de plusieurs banques devant la Commission européenne que toutes les banques ont obtenu le droit de distribuer le livret A33La distribution du livret A et du livret bleu était initialement réservé à quelques banques (la Banque postale, la Caisse d’épargne et le Crédit mutuel). À la suite de la plainte des autres établissements bancaires, la Commission européenne a considéré en 2007 que cette exclusivité était contraire au droit de la concurrence et a enjoint la France d’y mettre fin.. Pour les banques, ces livrets sont également une source de liquidités dont le capital est garanti gratuitement par l’État (à la différence du fonds d’épargne34Le fonds d’épargne a versé 310 millions d’euros à l’État en 2021 au titre de cette garantie.) et ne pèse pas sur leurs fonds propres. La gestion de la liquidité est à la charge du fonds d’épargne. Enfin, les banques perçoivent du fonds d’épargne un complément d’intérêt, plus de 910 millions d’euros en 202135Caisse des dépôts et consignations, Rapport financier, 2022., afin de compenser les coûts de distribution – faibles en raison de la popularité du produit. Tous ces avantages relativisent le coût de cette ressource.

Malgré son nom, le LDDS n’oriente pas l’épargne vers le financement de la transition écologique et constitue en réalité un relèvement du plafond du livret A, qui bénéficie principalement aux plus aisés. Le LDDS dispose de caractéristiques identiques au livret A en termes de rémunération et de conditions d’emploi36Depuis la loi « Sapin II » et sur proposition annuelle de l’établissement de crédit, les détenteurs d’un LDDS peuvent cependant en affecter une partie au financement d’une personne morale relevant de l’article 1er de la loi ESS du 31 juillet 2014. : les obligations d’emploi des encours non centralisés sont seulement de 10% de projets contribuant à la transition énergétique et 5% pour l’ESS. Il bénéficie donc en moyenne davantage aux ménages plus aisés : si près de 70% des ouvriers non qualifiés possèdent un livret A, ils ne sont que 17% à détenir un LDDS en 2021. À l’inverse, le taux de détention d’un LDDS atteint 57% pour les professions libérales et près de 54% pour les cadres37Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee première n°1899, mai 2022..

L’assurance-vie a perdu sa fonction originelle de financement de la dette publique sans pour autant que sa contribution au financement de l’économie réelle et de la transition écologique soit assurée. Le rôle historique de l’assurance-vie en euros visant à contribuer au financement de la dette publique est aujourd’hui secondaire. Jusqu’en 1990, la part des placements non obligataires dans l’actif des assureurs était ainsi plafonnée pour assurer un fléchage de leurs investissements vers la dette publique. Cet objectif s’est affaibli avec la libéralisation financière offrant de nouvelles sources de financement de la dette publique. Dans la période de taux faibles, les assureurs ont également cherché à diversifier leur portefeuille obligataire afin de maximiser leur rendement. Au dernier trimestre 2022, les compagnies d’assurance françaises ne détenaient que 12,6% des titres de la dette négociable de l’État38Banque de France, via les bulletins mensuels de l’AFT.. À titre d’exemple et même si les périmètres de comparaison ne sont pas identiques, les assureurs et les caisses de retraite possédaient 37,5% des obligations assimilables du Trésor (OAT) au dernier trimestre 200139Banque de France, via les bulletins mensuels de l’AFT.. Aujourd’hui, les assureurs financent davantage le secteur financier (36% des placements au quatrième trimestre 202240Banque de France, Placements des assurances T4 2022.) que les administrations publiques (24% des placements), françaises ou étrangères.

Les politiques menées depuis plus de vingt ans ont cherché à réorienter l’assurance-vie vers le financement des entreprises à travers le développement des unités de compte et la réorientation des flux vers l’épargne retraite. Outre les incitations fiscales41Par exemple, le « fourgoussage », issu d’un amendement du député Jean-Michel Fourgous (LR) à la loi du 26 juillet 2005, permet de transférer son contrat d’assurance-vie en euros vers un contrat multisupports sans perte de l’antériorité fiscale. à transformer les contrats en euros en contrats multisupports (comprenant fonds euros et unités de compte), le contexte de taux bas a poussé les réseaux de distribution à promouvoir les unités de compte auprès des épargnants : elles représentent désormais près de 40% des versements en assurance-vie en 202242Source France Assureurs.. Par ailleurs, la loi « Pacte » du 22 mai 2019 a renforcé l’attractivité de l’épargne retraite avec la création du plan d’épargne retraite, permettant de déduire les versements du revenu imposable, afin de rediriger les flux d’épargne, notamment d’assurance-vie, vers ce produit d’épargne longue. Cependant, ces évolutions n’ont pas permis de réorienter l’assurance-vie et l’épargne retraite vers les entreprises rencontrant des difficultés de financement et fragilisent leur caractère assurantiel :

  • l’assurance-vie finance peu les PME et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui ont davantage de difficultés de financement que les entreprises cotées en bourse. Selon France Assureurs, en 2022, moins de 4,5% de l’ensemble des placements des assureurs étaient investis, directement ou indirectement, dans des titres de PME ou d’ETI. En 2022, les fonds de capital-investissement, soit des fonds investissant en fonds propres dans des entreprises non cotées, représentent moins de 2% des encours de l’assurance-vie et – paradoxalement – moins de 0,6% des encours des unités de compte malgré l’ouverture plus large de cette classe d’actifs à l’assurance-vie avec la loi « Pacte »43France Assureurs, Face aux crises, les assureurs agissent pour une société plus résiliente, conférence de presse du 30 mars 2023.. Un constat similaire peut être dressé concernant l’épargne retraite : selon l’étude d’impact annexée au projet de loi industrie verte, seuls 2,5% des encours de plans d’épargne retraite sont investis dans des titres de PME/ETI fin 202144Étude d’impact projet de loi industrie verte, 2023.. Ce faible développement s’explique par la réticence des assureurs à devoir assurer la liquidité de ces titres en cas de demande de rachat ;  
  • pour les épargnants, avec les unités de compte, l’assureur ne joue plus son rôle de garant de l’épargne investie. Il devient un gestionnaire d’actifs comme un autre.

Enfin, il n’existe pas d’obligations contraignantes visant à verdir à l’assurance-vie. Outre la prise en compte des préférences de durabilité de l’épargnant – qui résulte d’une exigence européenne –, la seule mesure de verdissement de l’épargne prévue par loi « Pacte » consiste à obliger les assureurs à faire figurer dans leur catalogue de fonds au moins un fonds labellisé (ISR, Greenfin et Finansol). Cette disposition ne s’applique pas à l’épargne retraite individuelle. Étant donné que ces catalogues comportent plusieurs centaines de fonds différents, la portée de cette mesure est très faible. Si le secteur met en avant le chiffre de 125,7 milliards d’euros d’encours labellisés dans les unités de compte45France Assureurs, Face aux crises, les assureurs agissent pour une société plus résiliente, conférence de presse du 30 mars 2023. Le total est supérieur à 125,7 milliards d’euros en raison des multi-labélisations., ce résultat repose d’abord sur le label ISR (124,9 milliards d’encours), qui est peu exigeant46Souligné notamment par : Inspection générale des finances, Bilan et perspectives du label « Investissement socialement responsable » (ISR), 2020.. Les fonds labellisés Finansol et Greenfin ne représentent respectivement que 1,7 milliard et 3,7 milliards d’euros d’encours.

Une évolution de la politique de l’épargne pourrait s’articuler autour de trois axes

Assumer un fléchage plus directif de l’épargne, au besoin en conditionnalisant la fiscalité avantageuse des produits d’épargne

Profiter du dynamisme des livrets réglementés pour relancer les ambitions en matière de logement social, financer la transition écologique et rendre effectives les obligations d’emploi des banques

L’afflux de liquidités sur les livrets réglementés (près de 26 milliards d’euros de collecte nette sur le livret A au premier semestre 2023) permet de financer un programme plus ambitieux de relance du logement social. Un tel programme suppose une impulsion politique forte pour lever les obstacles actuels (situation financière dégradée des bailleurs, disponibilité du foncier, etc.). Il impose également une modération sur le taux du livret A qui renchérit l’emprunt pour les bailleurs sociaux. Il est utile de rappeler que le rehaussement du taux profite davantage aux ménages plus aisés et que l’objectif principal du livret A pour l’épargnant est de fournir un support d’épargne sûr et liquide dont la rémunération limite l’érosion monétaire. Pour les épargnants modestes, le rehaussement du taux du livret A n’est pas l’outil le plus efficace pour soutenir le pouvoir d’achat47Les 51% de livrets A les moins remplis ne capteraient que 2,1% des gains générés par une hausse d’un point de la rémunération du produit (pour un gain individuel annuel de 15 euros au maximum). Données Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023..

En complément et sans remettre en cause le financement du logement social, le fonds d’épargne pourrait également être mobilisé pour financer la transition écologique en faisant du LDDS un livret pour la transition écologique et solidaire. Ce livret conserverait la liquidité et le rendement garanti du LDDS pour préserver son attractivité. Cette liquidité imposera cependant, pour la partie centralisée, le maintien d’une poche d’actifs liquides. Un rehaussement du plafond n’apparaît pas justifié à la fois au regard de ses effets régressifs – seuls les ménages plus aisés sont en capacité de remplir jusqu’au plafond – ni au regard de la forte collecte actuelle. De même, l’option d’une fusion du livret A et du LDDS associée à une baisse du plafond global se traduirait vraisemblablement par une réallocation de l’épargne vers d’autres supports disposant d’une fiscalité avantageuse comme les fonds euros de l’assurance-vie, dont la contribution au financement de l’économie n’est pas nécessairement plus optimale. Ce livret pourrait être alloué de la manière suivante :

  • la partie centralisée, gérée par le fonds d’épargne, serait fléchée prioritairement vers le financement de projets verts (rénovation thermique des bâtiments publics et du parc social, financement des infrastructures de transport durable, investissement en matière de gestion de l’eau et d’assainissement, etc.) en développant l’offre, encore limitée, développée ces dernières années par le fonds d’épargne sur certaines de ces thématiques. Plutôt que de créer en parallèle du fonds d’épargne un nouveau fonds, il apparaît plus simple de confier au fonds d’épargne la gestion des encours centralisés de ce livret et de s’assurer que les encours correspondant à ce livret sont investis au prorata dans des prêts verts. De même, la poche de liquidités correspondant au livret pourra être constituée d’actifs liquides verts (Obligations assimilables du Trésor – OAT vertes, green bonds, etc.). Cette offre n’a d’intérêt que si les prêts octroyés sont plus avantageux que les conditions normales de marché et permettent notamment de financer des projets utiles qui ne l’auraient pas été sans elle. Outre les maturités longues des prêts du fonds d’épargne, le gel du taux du livret A à 3% alors que les taux directeurs de la Banque centrale européenne continuent d’augmenter est de nature à renforcer la compétitivité d’une telle offre48Les prêts du fonds d’épargne sont souvent tarifés à partir du taux du livret A (pour compenser le coût de la ressource) en ajoutant une marge modérée de +0,6 à +1,3 point. ;
  • la partie non centralisée pourrait comporter des obligations d’emploi plus élevées pour le financement de la transition écologique et de l’ESS. Surtout, il sera nécessaire d’assurer, tant pour ce nouveau livret que pour le livret A, des obligations d’emploi plus contraignantes pour les banques. Cela suppose, d’une part, la mise en place d’une méthodologie claire concernant le contenu des prêts verts. Ensuite, cela implique également de fixer des seuils véritablement incitatifs pour orienter l’activité de prêts des banques vers la transition écologique et le financement de l’ESS.

En outre, pour l’ensemble des livrets réglémentés, il paraît souhaitable d’engager une réflexion qualitative sur la nature des prêts accordés aux PME au moyen des ressources de l’épargne réglementée. Si leur financement est évidemment utile, il pourrait être préférable d’orienter par exemple prioritairement cette ressource vers des investissements en matière de numérisation ou de développement à l’export pour remédier à des faiblesses de l’économie française.

Si elle n’apparaît pas nécessaire aujourd’hui dans le contexte de forte croissance des encours et d’atonie de l’activité de prêt, une augmentation de la part centralisée auprès du fonds d’épargne peut être un outil à utiliser. Le risque de resserrement du crédit aux PME est à relativiser : comme le souligne la Cour des comptes49Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022., l’activité de crédit des banques est en réalité peu sensible à l’évolution des encours du livret A et du LDDS : le flux annuel de nouveaux de crédits était de l’ordre de 80 milliards d’euros malgré une relative décollecte sur les années 2014-2016 – certes, dans un contexte de taux bas. Il paraît cependant important de conserver une part non centralisée pour inciter les banques à distribuer et à mettre en avant ces produits.

Conditionner les avantages fiscaux de l’assurance-vie et de l’épargne retraite à un investissement minimal dans des actifs contribuant à la décarbonation de l’économie et finançant l’économie réelle

Au regard des effets très régressifs de la fiscalité de l’assurance-vie et de son coût pour les finances publiques, il paraît nécessaire de la conditionner à un investissement minimal dans des titres contribuant à la transition écologique et au financement des entreprises non cotées.

Si le projet de loi industrie verte prévoit une forme de fléchage de l’assurance-vie, il reste facultatif et peu contraignant et n’intègre pas les actifs verts. En effet, le projet de loi met en place un mode de gestion susceptible d’intégrer une part d’investissement minimum dans des titres d’entreprises non cotés et de PME/ETI. Un système proche est également prévu pour l’épargne retraite. Mais l’étude d’impact souligne qu’il ne s’agit que d’une simple obligation de proposition50À la différence du Plan d’épargne retraite (PER) où le mode de gestion est prévu par défaut. L’épargnant reste cependant libre de renoncer, sans pénalité, à ce mode de gestion.. Si l’épargnant n’opte pas pour ce mode de gestion ou si les réseaux de distribution ne préfèrent pas, en pratique, le mettre en avant, il n’y a aucun impact sur la fiscalité de l’assurance-vie. L’incitation à choisir cette option est donc faible, d’autant plus qu’elle risque de se traduire par un niveau de frais plus élevé. Enfin, les actifs finançant des investissements dans la décarbonation sont absents de ce fléchage.

Il est nécessaire de crédibiliser ce dispositif de fléchage en conditionnant la fiscalité de l’assurance-vie au respect d’un investissement minimal dans des actifs finançant la décarbonation et le développement des entreprises confrontées à des difficultés de financement.

La justification de la fiscalité des transmissions de l’assurance-vie est très fragile. Elle repose essentiellement sur un argument juridique tenant à la spécificité du contrat d’assurance-vie51L’assurance-vie repose sur le mécanisme de la stipulation pour autrui : le droit de créance sur l’assureur (le droit de se voir verser la somme due) est acquis par le bénéficiaire, c’est-à-dire celui qui recevra la somme lors du décès du titulaire du contrat, dès sa conclusion. L’assurance-vie est donc considérée comme ne figurant pas dans le patrimoine du titulaire du contrat et n’est pas soumise aux droits de successions mais à un prélèvement ad hoc. et sur l’absence d’adaptation de la fiscalité des successions à l’évolution des structures familiales52À la différence du droit commun des successions, l’assurance-vie n’opère pas de différence entre les transmissions en ligne directe ou indirecte.. Par ailleurs, cet avantage fiscal est incohérent avec les objectifs visant à orienter l’assurance-vie vers le financement des entreprises : en faisant de l’assurance-vie un outil de transmission du patrimoine, cette fiscalité désincite à orienter l’épargne vers des actifs risqués et moins liquides. Le seul argument en faveur du maintien du statu quo est lié aux risques financiers que pourrait générer une éventuelle vague de retrait des contrats d’assurance-vie. Actuellement, du fait de la remontée des taux d’intérêt, les obligations détenues par les assureurs étaient fin 2022 en situation de moins-value latente de l’ordre de -8% en moyenne53Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La situation des assureurs soumis à Solvabilité II en France fin 2022, Analyses et synthèses, n°148, 2023.. Une vague de décollecte significative pourrait obliger les assureurs à vendre ces titres et ainsi réaliser des pertes – selon une dynamique proche de celle qui a entraîné la faillite de la Silicon Valley Bank en mars 2023. Bien que devant être pris en compte dans toute réforme de l’assurance-vie, ce risque est à relativiser au regard des ratios de solvabilité solides54Le ratio de solvabilité (CSR) de l’ensemble des organismes d’assurance s’établit à 247% fin 2022 : Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La situation des assureurs soumis à Solvabilité II en France fin 2022, Analyses et synthèses, n°148, 2023. des assureurs et dans la mesure où, par le passé, les durcissements de la fiscalité de l’assurance-vie n’ont pas entraîné de vague de décollecte.

Alors qu’une remise en cause de la fiscalité des transmissions de l’assurance-vie peut être juridiquement et politiquement complexe, conditionner cette fiscalité peut constituer une option alternative – éventuellement couplée avec un durcissement du régime. Elle présente également l’avantage d’être plus aisément applicable aux contrats existants au regard de la jurisprudence constitutionnelle car elle n’est pas justifiée par un objectif purement financier55Voir par exemple la décision n°2012-662 DC du 29 décembre 2012 sur la suppression du prélèvement forfaitaire libératoire dès 2012. mais par des objectifs d’intérêt général liés au financement de la transition écologique et au financement des PME/ETI.

Outre les actifs finançant les entreprises non cotées, il est également souhaitable de cibler des actifs verts en se fondant sur des labels nationaux existants, notamment pour bénéficier de leur biais domestique. Cela suppose cependant, au préalable, un renforcement significatif du label ISR (Investissement socialement responsable). Sur le plan économique, ce fléchage peut se justifier, outre par l’existence d’externalités négatives pénalisant l’investissement en matière de décarbonation, par une aversion au risque excessive des épargnants liée à une faible culture financière, et par la crainte des assureurs de devoir assurer la liquidité. Ces taux minimum devront être fixés en fonction des besoins de financement et de la profondeur du marché en lien étroit avec l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). À titre d’exemple, un taux très modéré de 5% conduirait à orienter au moins 7 milliards d’euros56Extrapolation à partir des chiffres de collecte 2022 de l’assurance-vie : 144,4 milliards de cotisation. par an sans mettre en péril la diversification de l’épargne.

D’autres pistes de verdissement de l’épargne sont également envisageables. Il est par exemple possible de s’interroger sur l’opportunité d’exclure des actifs bruns de l’univers d’investissement des unités de compte de l’assurance-vie ou des PEA. Est-ce vraiment à la puissance publique de subventionner, par des dépenses fiscales significatives, l’investissement dans des entreprises polluantes ? L’épargnant aurait toujours la possibilité d’ouvrir un compte-titres – sans avantage fiscal – pour investir dans ces entreprises.

Rendre sa cohérence à la fiscalité de l’épargne

La politique de l’épargne est indissociable d’une réflexion sur la fiscalité du patrimoine et des revenus du capital.

Par exemple, le prélèvement forfaitaire unique (PFU) n’a pas atteint ses objectifs. En réduisant les taux marginaux de prélèvement sur les revenus du capital, il devait inciter à la prise de risque et réduire les effets distorsifs de la fiscalité de l’épargne. Outre les enjeux liés à la différence de traitement entre les revenus du travail et ceux du capital, le PFU n’a pas atteint les objectifs assignés et a réduit la progressivité de l’impôt sur le revenu. Le comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital57Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, Troisième rapport, octobre 2021. ne constatait aucun impact du PFU sur l’investissement des entreprises étudiées pour la période 2018‑2020 mais lui attribuait la forte hausse des dividendes distribués sur la période. Si cette hausse des dividendes distribués limite le coût budgétaire de la mesure, elle en accroît en réalité les effets régressifs puisque les revenus du capital sont très fortement concentrés. Le PFU limite également la cohérence des incitations fiscales devant favoriser une épargne longue. Avec le PFU, l’incitation à détenir des titres dans un PEA de plus de cinq ans ou dans un contrat d’assurance-vie de plus de huit ans est réduite puisque l’avantage relatif est plus faible qu’une simple détention en compte-titres.

Accroître la transparence sur le coût et sur les emplois de l’épargne pour effectuer des choix collectifs éclairés

Le champ de l’épargne se caractérise par une très forte opacité concernant le coût des dispositifs mais aussi la contribution réelle de l’épargne au financement de l’économie. Pour les PEA ou l’assurance-vie, peu de données sont disponibles sur l’utilisation concrète de cette épargne ou même sur les caractéristiques des épargnants. Le régime dérogatoire des transmissions de l’assurance-vie n’est pas considéré comme une dépense fiscale et ne fait l’objet d’aucune évaluation.

Il est souhaitable pour opérer des choix de société éclairés de disposer de toutes les informations utiles sur la politique de l’épargne. Tout d’abord, une évaluation exhaustive, en loi de finances, du coût des dispositifs dérogatoires liés au produit d’épargne est nécessaire pour identifier clairement les enjeux pour les finances publiques et les effets régressifs associés. Ensuite, comme pour les livrets réglementés, la Banque de France pourrait assurer un suivi statistique de l’ensemble des produits d’épargne en cherchant à identifier leur contribution réelle au financement de l’économie. Cela suppose de mettre en place des obligations de reporting poussées sur les fonds (lieu du siège social des entreprises financées, taille des entreprises, secteur d’activité, classification de l’activité au sens de la taxonomie, etc.). Ces obligations sont justifiées au regard des gains importants pour les acteurs financiers à pouvoir distribuer ou référencer leurs fonds dans ces produits à la fiscalité avantageuse. Ces éléments seraient également précieux pour les épargnants avant la souscription d’un contrat ou l’achat de parts de fonds et participeraient à une meilleure allocation de l’épargne vers des emplois utiles pour la collectivité.

Malgré une efficacité limitée et des effets régressifs significatifs, la politique de l’épargne n’est que rarement questionnée. L’assimilation des stratégies de gestion de patrimoine des plus riches à l’épargne populaire et l’opacité entourant cette politique favorisent le maintien du statu quo.

Pourtant, la mobilisation de l’épargne privée vers des priorités d’intérêt général constitue un levier utile de politique économique pour financer les transitions à venir. Il importe dès lors de rompre avec les logiques purement incitatives et de renouer avec une approche plus directive à travers une conditionnalité accrue des avantages fiscaux tout en assurant une plus grande transparence sur les emplois et les effets redistributifs de l’épargne.

  • 1
    La mobilisation de l’épargne privée pour le financement de la transition écologique n’est pas une solution magique car elle reste soumise à une contrainte de rentabilité afin d’offrir des rendements suffisants aux épargnants.
  • 2
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 3
    Cette note ne traite pas de l’épargne salariale ni de l’investissement locatif.
  • 4
    Il s’agit de fonds déposés par un individu, un ménage ou une entreprise déposés sur un compte bancaire qui peuvent être restitués au titulaire à tout moment.
  • 5
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 6
    Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee Première n°1899, mai 2022.
  • 7
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 8
    Concernant l’épargne retraite, voir Drees, Les retraités et les retraites, Édition 2023.
  • 9
    Banque de France, « Fléchissement des encours de PEA en 2022 », mars 2023.
  • 10
    Ils correspondent aux placements financiers effectués par son titulaire.
  • 11
    Ce report d’imposition se traduit néanmoins par une perte pour l’État : (i) de trésorerie immédiate ; (ii) lors de la liquidation, il est probable que le taux marginal d’impôt sur le revenu soit inférieur à la retraite par rapport au moment où l’épargnant était dans la vie active.
  • 12
    Aliette Cheptitski, Pierre Cheloudko, Claire Hagège, Orlane Hubert, Début 2021, 92 % des avoirs patrimoniaux sont détenus par la moitié des ménages, Insee focus n°287, 2023.
  • 13
  • 14
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 15
    Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee première n°1899, mai 2022.
  • 16
    Autorité des marchés financiers, Baromètre de l’épargne et de l’investissement 2022, enquête Audirep sur l’année 2021.
  • 17
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 18
    Enquête de l’Ifop pour le Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique (CECOP), « Les Français, l’épargne et la retraite », février 2023.
  • 19
    En se basant uniquement sur les évaluations disponibles dans les documents budgétaires et en incluant l’évaluation spécifique des transmissions de l’assurance-vie réalisée par le CAE.
  • 20
    7,3 milliards d’euros en 2020 d’après la Drees, Minima sociaux et prestations sociales – Ménages aux revenus modestes et redistribution, Édition 2023.
  • 21
    Le mécanisme de déductibilité des versements n’est pas pris en compte tout comme les avantages fiscaux liés à l’épargne salariale.
  • 22
    N’intègre pas la reprise sur le fonds d’épargne. Cette niche fiscale devrait être très dynamique.
  • 23
    L’estimation du CAE sur le coût du régime des transmissions de l’assurance-vie ne prend pas en compte le coût de l’abattement et ne concerne que les bénéficiaires recevant au moins 152 500 euros par assurance-vie (45 000 bénéficiaires pour un total de 17,5 milliards d’euros transmis). Le montant transmis est concentré sur 1 900 bénéficiaires ayant reçu en moyenne 2,8 millions d’euros pour un montant total de 5,5 milliards d’euros.)
  • 24
    CAE, « Repenser l’héritage », Clément Dherbécourt, Gabrielle Fack, Camille Landais et Stefanie Stantcheva 2021.
  • 25
    L’épargne logement n’est pas traitée ici.
  • 26
    Voir par exemple Daniel Gabrielli, Frédéric Wilhelm, « Le livret A : retour sur l’évolution d’un produit d’épargne traditionnel », Bulletin de la Banque de France, n°111, 2003.
  • 27
    Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 28
    Le décret n° 2013-688 du 30 juillet 2013 impose un ratio de couverture des prêts du fonds d’épargne : la somme des fonds propres et des dépôts centralisés (366,7 milliards d’euros fin 2022) doit couvrir à hauteur de 135% l’encours des prêts au bilan. Fin 2022, ce ratio atteignait 187,3% pour 195,9 milliards d’euros de prêts octroyés. Un ratio de 135% pour un même niveau de fonds propres et de dépôts centralisé impliquerait un montant de prêts octroyés d’environ 270 milliards d’euros, soit une augmentation de 75 milliards d’euros.
  • 29
  • 30
    Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022.
  • 31
    Ibid.
  • 32
    Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022.
  • 33
    La distribution du livret A et du livret bleu était initialement réservé à quelques banques (la Banque postale, la Caisse d’épargne et le Crédit mutuel). À la suite de la plainte des autres établissements bancaires, la Commission européenne a considéré en 2007 que cette exclusivité était contraire au droit de la concurrence et a enjoint la France d’y mettre fin.
  • 34
    Le fonds d’épargne a versé 310 millions d’euros à l’État en 2021 au titre de cette garantie.
  • 35
    Caisse des dépôts et consignations, Rapport financier, 2022.
  • 36
    Depuis la loi « Sapin II » et sur proposition annuelle de l’établissement de crédit, les détenteurs d’un LDDS peuvent cependant en affecter une partie au financement d’une personne morale relevant de l’article 1er de la loi ESS du 31 juillet 2014.
  • 37
    Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, Pierre Cheloudko, Orlane Hubert, La composition du patrimoine des ménages évolue peu à la suite de la crise sanitaire, Insee première n°1899, mai 2022.
  • 38
    Banque de France, via les bulletins mensuels de l’AFT.
  • 39
    Banque de France, via les bulletins mensuels de l’AFT.
  • 40
    Banque de France, Placements des assurances T4 2022.
  • 41
    Par exemple, le « fourgoussage », issu d’un amendement du député Jean-Michel Fourgous (LR) à la loi du 26 juillet 2005, permet de transférer son contrat d’assurance-vie en euros vers un contrat multisupports sans perte de l’antériorité fiscale.
  • 42
    Source France Assureurs.
  • 43
    France Assureurs, Face aux crises, les assureurs agissent pour une société plus résiliente, conférence de presse du 30 mars 2023.
  • 44
    Étude d’impact projet de loi industrie verte, 2023.
  • 45
    France Assureurs, Face aux crises, les assureurs agissent pour une société plus résiliente, conférence de presse du 30 mars 2023. Le total est supérieur à 125,7 milliards d’euros en raison des multi-labélisations.
  • 46
    Souligné notamment par : Inspection générale des finances, Bilan et perspectives du label « Investissement socialement responsable » (ISR), 2020.
  • 47
    Les 51% de livrets A les moins remplis ne capteraient que 2,1% des gains générés par une hausse d’un point de la rémunération du produit (pour un gain individuel annuel de 15 euros au maximum). Données Banque de France, L’épargne réglementée, rapport annuel 2022, juillet 2023.
  • 48
    Les prêts du fonds d’épargne sont souvent tarifés à partir du taux du livret A (pour compenser le coût de la ressource) en ajoutant une marge modérée de +0,6 à +1,3 point.
  • 49
    Cour des comptes, L’épargne réglementée, septembre 2022.
  • 50
    À la différence du Plan d’épargne retraite (PER) où le mode de gestion est prévu par défaut. L’épargnant reste cependant libre de renoncer, sans pénalité, à ce mode de gestion.
  • 51
    L’assurance-vie repose sur le mécanisme de la stipulation pour autrui : le droit de créance sur l’assureur (le droit de se voir verser la somme due) est acquis par le bénéficiaire, c’est-à-dire celui qui recevra la somme lors du décès du titulaire du contrat, dès sa conclusion. L’assurance-vie est donc considérée comme ne figurant pas dans le patrimoine du titulaire du contrat et n’est pas soumise aux droits de successions mais à un prélèvement ad hoc.
  • 52
    À la différence du droit commun des successions, l’assurance-vie n’opère pas de différence entre les transmissions en ligne directe ou indirecte.
  • 53
    Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La situation des assureurs soumis à Solvabilité II en France fin 2022, Analyses et synthèses, n°148, 2023.
  • 54
    Le ratio de solvabilité (CSR) de l’ensemble des organismes d’assurance s’établit à 247% fin 2022 : Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, La situation des assureurs soumis à Solvabilité II en France fin 2022, Analyses et synthèses, n°148, 2023.
  • 55
    Voir par exemple la décision n°2012-662 DC du 29 décembre 2012 sur la suppression du prélèvement forfaitaire libératoire dès 2012.
  • 56
    Extrapolation à partir des chiffres de collecte 2022 de l’assurance-vie : 144,4 milliards de cotisation.
  • 57
    Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, Troisième rapport, octobre 2021.

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