Si une victoire de Marine Le Pen le 24 avril ne semble désormais plus du ressort de l’impossible, c’est bien que le réflexe de front républicain face aux extrêmes semble s’éroder de plus en plus. Antoine Bristielle, directeur de l’Observatoire de l’opinion de la Fondation, s’interroge sur la pérennité de ce front républicain, notamment pour les électeurs de gauche.
À quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, l’issue du scrutin est plus qu’incertaine. Alors qu’Emmanuel Macron avait réussi à creuser un écart substantiel avec la candidate du Rassemblement national au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine, celui-ci apparaît plus faible que jamais. Les différents instituts mesurent en effet le président sortant entre 51% et 53% des intentions de vote au second tour. Il y a un an de cela, nous alertions déjà sur le fait que la victoire de Marine Le Pen à la présidentielle de 2022 n’était plus du domaine de l’impossible1Antoine Bristielle, Tristan Guerra et Max-Valentin Robert, 2022 : évaluation du risque Le Pen, Fondation Jean-Jaurès, 21 avril 2021.. Ce constat est plus vrai que jamais.
En parallèle de cette situation, l’espace politique apparaît comme divisé en trois blocs, rassemblant dans l’ensemble plus de 70% des électeurs s’étant déplacés au premier tour de cette présidentielle : un pôle éco-socialiste autour de Jean-Luc Mélenchon, un pôle libéral autour d’Emmanuel Macron et un pôle national-identitaire autour de Marine Le Pen. L’issue du second tour dépendra donc en large partie du comportement de l’électorat ayant voté pour le candidat de l’Union populaire au premier tour. Selon les premières estimations, 44% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon du premier tour envisagent de s’abstenir, 23% de voter Marine Le Pen et 33% de voter Emmanuel Macron2Présidentielle 2022 – sondage soir du vote : premier rapport de forces pour le second tour, Ifop/Fiducial, 10 avril 2022..
Pour le président sortant, convaincre les électeurs de Jean-Luc Mélenchon de voter en sa faveur peut passer par deux stratégies : en appeler au front républicain en brandissant la menace de l’extrême droite, comme cela est traditionnellement le cas depuis 2002, et/ou convaincre plus en profondeur cet électorat grâce à des propositions politiques pouvant néanmoins être contraires à ses premières annonces programmatiques.
Comme nous le verrons dans cette note, le fait de « faire barrage » au Rassemblement national en votant pour n’importe quel candidat qui se retrouverait face à lui n’est plus considéré comme une évidence. Dans ces conditions, une autre solution peut s’offrir à Emmanuel Macron : faire des propositions concrètes à cet électorat de gauche.
La posture morale ne suffit plus
Disons tout d’abord deux choses. D’une part, comme nous le montrions dans une précédente note, si la dédiabolisation de Marine Le Pen est bien achevée sur le plan discursif, elle ne l’est pas sur le plan programmatique et idéologique3Émeric Bréhier, Antoine Bristielle, Gilles Finchelstein et al., Le Dossier Le Pen. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 4 avril 2022.. Sur tous les enjeux liés à l’immigration et aux questions régaliennes, le programme du Rassemblement national est toujours autant d’extrême droite. D’autre part, dans son discours prononcé quelques minutes après les résultats du premier tour, Jean-Luc Mélenchon a martelé le fait « qu’aucune voix ne devait aller à Madame Le Pen ».
Pour autant, convaincre les électeurs de gauche et de Jean-Luc Mélenchon en particulier de se déplacer pour voter en faveur d’Emmanuel Macron semble ne pas relever de l’évidence. Comme nous le disions plus haut, seuls 33% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour souhaitent voter pour le président sortant. Si ce chiffre est plus élevé chez les électeurs de Yannick Jadot (56%), il demeure assez faible.
Mais plus encore, lorsque l’on modélise le comportement des électeurs de Jean-Luc Mélenchon lors du second tour du scrutin, on se rend compte que plus ces électeurs anticipent une victoire de Marine Le Pen au second tour, plus ils vont avoir tendance à voter pour elle, ou, dans une moindre mesure, à s’abstenir. Pour le dire autrement, les électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui choisissent de ne pas « faire barrage » sont tout à fait prêts à ce que Marine Le Pen soit élue présidente.
Graphique 1. Probabilité pour un électeur Mélenchon de voter Macron, Le Pen ou de s’abstenir au second tour, en fonction de la perception de la victoire de Marine Le Pen4Modélisation logistique réalisée à partie des données de la vague 9 de l’enquête électorale d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.
Note de lecture : Un électeur de Jean-Luc Mélenchon du premier tour à plus de chance de voter pour Marine Le Pen s’il pense que cette dernière sera élue au second tour.
Dans ces conditions, la tâche pour Emmanuel Macron s’annonce plus ardue que prévu : compter sur un front républicain automatique de la part des électeurs de gauche est une tactique très incertaine. Il lui faudra donc convaincre sur le fond cet électorat.
Donner des gages à la gauche
Dans la note publiée il y a un an que nous mentionnions plus haut, nous expliquions que les probabilités de victoire de Marine Le Pen étaient intrinsèquement liées au rejet dont pouvait pâtir Emmanuel Macron au sein d’une partie substantielle de la population. Cela s’était vu au moment du mouvement des « gilets jaunes » et cela n’a été que renforcé dans les récentes enquêtes d’opinion. 42% des Français déclarent ainsi que l’actuel président les « inquiète » et ce chiffre est finalement assez proche de ce que l’on retrouve pour Marine Le Pen (51%). Plus encore, il atteint des niveaux extrêmement élevés au sein de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon qui, à 68%, se dit inquiet par Emmanuel Macron.
Or, cette inquiétude s’exprime en particulier sur le terrain économique et social. Deux éléments le laissent en tout cas penser. D’une part, lorsque l’on observe l’évolution des intentions de vote de second tour pour Emmanuel Macron, on se rend finalement compte que sa chute progressive s’amorce au moment où il donne sa conférence de presse de présentation du programme dans laquelle figuraient des mesures fortement marquées à droite, sur le RSA ou sur les retraites, par exemple. D’autre part, lorsque l’on modélise à nouveau les intentions de vote des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au second tour, on se rend compte qu’un élément est déterminant : la satisfaction de la vie menée.
Graphique 25Modélisation logistique réalisée à partie des données de la vague 9 de l’enquête électorale d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.. Probabilité pour un électeur Mélenchon de voter Macron, Le Pen ou de s’abstenir au second tour, en fonction de la satisfaction de la vie menée
Note de lecture : Plus un électeur de Jean-Luc Mélenchon au premier tour est satisfait de la vie qu’il mène, plus il est probable qu’il vote Emmanuel Macron au second tour.
Moins les électeurs sont satisfaits de la vie qu’ils mènent, plus ils vont avoir tendance à s’abstenir ou à voter pour Marine Le Pen. Cette donnée est extrêmement importante pour comprendre à quel point ce ne sont pas des questions morales, mais bien des réalités politiques et sociales qui vont déterminer le comportement des électeurs de gauche lors de ce second tour.
Conclusion : pour espérer les voix de gauche, il faut répondre à leurs préoccupations
Au vu de cette analyse, deux constats s’imposent :
- de 82% des voix au second tour pour Jacques Chirac en 2002 à 66% pour Emmanuel Macron en 2017 à 51-53% selon les derniers sondages pour le second tour de 2022, le front républicain s’est profondément érodé. Les électeurs des candidats éliminés au premier tour rejettent largement les deux finalistes et cela est tout particulièrement vrai pour les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, qui représentent à l’heure actuelle le troisième grand pôle du paysage politique français ;
- dans ces conditions, Emmanuel Macron se doit de répondre à leurs préoccupations sur le fond. Et justement, lorsque l’on s’intéresse aux enjeux qui préoccupent le plus l’électorat Mélenchon et l’électorat Jadot, les résultats sont assez criants. Les thématiques sociales et environnementales sont en effet surreprésentées : le pouvoir d’achat, l’environnement, les inégalités sociales et le système de santé.
Graphique 3. Enjeux jugés les plus importants au moment du vote par les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Yannick Jadot6Vague 9 de l’Enquête électorale française d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.
Sans mesures fortes pour répondre à ces préoccupations de l’électorat de gauche, Emmanuel Macron ne pourra pas compter sur une automaticité des reports de voix en sa faveur lors du second tour de la présidentielle.
- 1Antoine Bristielle, Tristan Guerra et Max-Valentin Robert, 2022 : évaluation du risque Le Pen, Fondation Jean-Jaurès, 21 avril 2021.
- 2Présidentielle 2022 – sondage soir du vote : premier rapport de forces pour le second tour, Ifop/Fiducial, 10 avril 2022.
- 3Émeric Bréhier, Antoine Bristielle, Gilles Finchelstein et al., Le Dossier Le Pen. Idéologie, image, électorat, Fondation Jean-Jaurès, 4 avril 2022.
- 4Modélisation logistique réalisée à partie des données de la vague 9 de l’enquête électorale d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.
- 5Modélisation logistique réalisée à partie des données de la vague 9 de l’enquête électorale d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.
- 6Vague 9 de l’Enquête électorale française d’Ipsos pour Le Monde, le Cevipof et la Fondation Jean-Jaurès.