Gilles Candar revient sur les vues et les comportements de Jaurès à l’égard des élections de son temps à la présidence de la République. Si la forme politique du socialisme est bien pour lui la République démocratique, il faut une République qui mette fin aux antagonismes sociaux.
Jaurès est mort en 1914 et nous n’allons naturellement pas indiquer pour quel candidat à la primaire ou au scrutin d’avril 2017 il serait censé vouloir se prononcer… Mais puisque le débat existe non seulement sur le choix du candidat, sa personnalité et sa ligne politique, mais aussi sur ce qu’il convient d’attendre d’un président – « normal » ou « adapté à nos temps difficiles » –, il n’est pas inutile de revenir sur les choix et analyses en la matière du fondateur du socialisme républicain.
Bien entendu il faut s’entendre auparavant sur les limites de la comparaison. Les institutions de la IIIe République définissent une République parlementaire, où le centre du pouvoir se partage entre le Palais-Bourbon et celui du Luxembourg, sièges de la Chambre des députés et du Sénat. Depuis 1958 et 1962, nous n’en sommes plus là. Mais c’est l’intérêt de la réflexion historique que d’obliger à un décalage, petit ou grand, avec les pesanteurs de la situation présente. Il faut comprendre le réel, non s’y soumettre, a d’ailleurs dit Jaurès en d’autres occasions.
Jaurès constitutionnaliste ?
N’imaginons pas Jaurès d’ailleurs hostile par principe à tout pouvoir fort dans l’exécutif. Au contraire, il veut pour le moins réformer et, devenu socialiste, sa conception élevée et exigeante des réformes se situe dans une perspective de transformation révolutionnaire. Pour cela, cet admirateur de la Révolution française sait bien qu’un pouvoir fort risque de s’avérer nécessaire. Il est critique à l’égard de l’instabilité ministérielle, la dilution des responsabilités, la lenteur des processus législatifs parlementaires. Le pouvoir exécutif a besoin de « la force et de la durée ». Jaurès ne dédaigne pas de réfléchir sur l’exemple américain : « les États-Unis ont compris que la condition même de la vie, dans une grande démocratie, c’est la conciliation de la liberté absolue avec un pouvoir fort organisé ». Il suivra d’ailleurs toujours de très près les efforts du « progressisme » américain, tant en politique intérieure qu’en politique extérieure.
Il admet le droit de dissolution, avec l’assentiment du Sénat, pour que le président « puisse faire appel du pays surpris au pays mieux informé ». Après un bref moment monocaméraliste, il s’affirme partisan de deux Chambres, mais souhaite la transformation du Sénat en une nouvelle Chambre du travail, résurgence transformée de la commission présidée par Louis Blanc en 1848. La politique jaurésienne suppose une République qui sache gouverner : « Le grand malheur de la démocratie française, c’est qu’elle ne sache pas se décider ».
La recherche de présidents républicains
Jaurès se bat pour que le pays dispose de présidents républicains. Député, il a participé à plusieurs scrutins présidentiels entre 1885 et 1914. Il est aisé pour l’essentiel de reconstituer ses votes grâce aux explications données dans la presse. Jaurès a voté pour Jules Grévy en 1885, mais a soutenu la campagne pour sa démission en 1887. Il y a quelque chose du « M. Smith » de Capra chez Jaurès, un M. Smith qui en l’absence de scouts se liguerait avec les ouvriers pour une République sociale et morale. En plein scandale, Jaurès réclame justice. Il attend du nouveau président qu’il contribue à « l’élan attendu de probité politique, de loyauté républicaine et de rénovation démocratique ». Il aurait souhaité qu’Henri Brisson (1835-1912), grande conscience laïque et « bon républicain », ouvert aux réformes, succède à Grévy, mais il se rallie à la candidature du vertueux Sadi Carnot… Il veut surtout éviter une candidature Ferry, qu’il admire et respecte pourtant, mais qui incarne par trop la haute bourgeoisie et une politique conservatrice et autoritaire. Il estime alors que « la démocratie n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité ».
Très logiquement, devenu socialiste et bouillant d’indignation contre les scandales et le conservatisme social, Jaurès combat l’élection de Jean Casimir-Périer (1894) comme celle de Félix Faure (1895). Il se prononce à chaque fois pour le candidat de rassemblement des gauches, le radical très modéré et adepte du consensus qu’est toujours Henri Brisson. En revanche, s’il ne peut voter en 1899 puisqu’alors non parlementaire, il soutient Émile Loubet, président du Sénat, un républicain modéré légaliste, contre l’antidreyfusard Jules Méline. En 1906, il est au cœur de la mobilisation des gauches en faveur d’un autre modéré, toujours président du Sénat, Armand Fallières, contre Paul Doumer, un jeune et ambitieux ancien ministre des Finances qui a pourtant commencé sa carrière à gauche. Jaurès méprise et déteste d’autant plus Doumer qu’il le juge peu fiable : « il ne s’est élevé, il n’a grandi que par l’abandon de ses idées et de son parti », « son avènement serait le signal d’une dissolution intérieure de la République […] il serait obligé de ménager à sa vaste clientèle les spéculations lucratives que permet seule une politique d’aventure… ».
Jaurès ne vote socialiste à la présidentielle qu’une seule fois, en 1913. Et encore, la candidature du vieux communard Édouard Vaillant est autant destinée à masquer les divisions entre socialistes, très partagés devant l’alternative Poincaré/Pams, qu’à affirmer un choix de principe. Le candidat espéré par Jaurès était en fait le radical Léon Bourgeois, l’homme de la solidarité sociale, de l’arbitrage obligatoire et du pacifisme. Dès qu’ils le pourront, les socialistes reviendront après guerre à la tactique habituelle, soutenant Deschanel contre Clemenceau, Painlevé contre Doumergue, Briand contre Doumer… Du reste, seule la première opération réussit. Les candidatures spécifiquement socialistes sont rares et de témoignage : Gustave Delory (1920), Paul Faure (1931) et Albert Bedouce (1939)…
Portrait du « bon président »
Praticien des institutions de son temps, Jaurès ne les a jamais appréciées et aurait souhaité les voir révisées. Si la forme politique du socialisme est bien pour lui la République démocratique, si, comme l’indique Vincent Duclert, « la République et son expérience française depuis la Révolution de 1789 constituent l’indispensable creuset pour l’édification du socialisme », cela ne vaut pas perpétuation de la République parlementaire issue des lois de 1875 et de la pratique instituée par les opportunistes puis les radicaux au pouvoir. Il faut une République sociale, qui mette fin aux antagonismes sociaux. La République française doit montrer l’exemple, « c’est sa grandeur et son sens historique ». Il est possible de donner les grandes lignes des perspectives institutionnelles envisagées par le député de Carmaux. Jaurès souhaite une République revigorée qui fasse plus de place à l’intervention citoyenne, avec la pratique du referendum, mais cette République doit permettre aussi à un gouvernement de gouverner. L’équilibre se cherche dans la mobilisation et la politisation du corps civique, élargi, renouvelé, avec un suffrage féminin dont il accepte le principe, et un président qui soit un arbitre et un serviteur loyal de la loi, des institutions et de la patrie. Jaurès en a dressé le portrait dans l’article regrettant la renonciation de Léon Bourgeois : « La France demande à être représentée par un homme qui puisse parler en son nom avec quelque autorité. […] La médiocrité continue et fondamentale n’est pas sans péril. Un président de la République française, s’il a quelque hauteur d’esprit et de parole, peut, sans intervention irrégulière et excessive, servir le développement économique, le progrès social et l’influence morale de la France ».
Pouvons-nous aller plus loin que ce rappel des temps jadis ? Une rupture essentielle a eu lieu lorsque François Mitterrand a imposé de fait une démarche présidentialiste dans la gauche socialiste, malgré l’attachement aux anciennes formules d’hommes aussi différents que Guy Mollet ou Pierre Mendès France. Ce choix des années 1970 est-il pour autant irréversible ? La France est le seul pays de l’Union européenne à donner l’essentiel des pouvoirs au chef de l’État. L’Autriche, le Portugal, la Finlande ou l’Islande parviennent à élire au suffrage universel des présidents qui peuvent disposer d’une certaine autorité, tout en laissant gouverner des gouvernements et légiférer des assemblées élues et légitimes. Cette harmonisation européenne et ce rééquilibrage institutionnel ne permettraient-ils pas une innovation réelle, en renouant avec la chaîne des principes socialistes et républicains qui conservent parfois malgré tout une force certaine de prospective ?