Lors de cette élection présidentielle, les électeurs de gauche sont amenés à trancher tout à la fois entre plusieurs lignes, plusieurs conceptions du pouvoir. De leur vote en avril et mai prochain dépendra sans doute en grande partie l’avenir ou l’orientation de la gauche française. Analayse, pour l’Observatoire de l’opinion, du rapport de forces et de ce qui se joue à gauche avec Chloé Morin et Bruno Jeanbart, directeur général adjoint d’OpinonWay.
C’est le dernier épisode d’une histoire si longue, celle de la guerre des gauches, qu’il est permis de se demander si elle n’est pas consubstantielle à ce bord politique. Une histoire de procès en trahison, de disqualifications idéologiques, de rêves de grand soir, de victoires électorales et de désillusions. Sous nos yeux est peut-être en train de se jouer le dernier épisode d’un affrontement idéologique, mais aussi tactique et politique, qui a considérablement pesé sur le quinquennat du président sortant. Les électeurs de gauche sont amenés à trancher tout à la fois entre plusieurs lignes, plusieurs conceptions du pouvoir, et à solder le bilan de François Hollande. De leur vote en avril et mai prochain dépendra sans doute en grande partie l’avenir, ou tout du moins l’orientation, de la gauche française.
Les incertitudes sont encore trop grandes pour se risquer à des pronostics. Nous nous livrerons donc à un examen approfondi des évolutions des rapports de force entre Jean-Luc Mélenchon, Benoît Hamon, et Emmanuel Macron depuis que la primaire de la Belle Alliance populaire a désigné son candidat.
Les évolutions de l’opinion que nous évoquons ici comparent un cumul d’intentions de vote réalisées par OpinionWay pendant la semaine du 6 février, avec un autre cumul d’intentions de vote réalisées entre le 17 et le 23 mars par l’institut OpinionWay. Il s’agit donc de moyennes sur une semaine dans chaque cas, avec des échantillons de 3500 personnes. Que constate-t-on ?
La baisse du candidat socialiste depuis sa victoire à la primaire est très marquée au sein de la France des travailleurs modestes, qui avait plébiscité le « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy et constitué un élément décisif de sa victoire en 2007.
Il baisse ainsi dans les intentions de vote des CSP-, notamment chez les ouvriers où il atteint un score très faible : 7%, le score le plus bas parmi les « grands candidats », qu’il partage avec… François Fillon – les deux principaux partis de gouvernement ne totalisent donc plus que 14% du vote ouvrier exprimé. Malgré son refus d’endosser le bilan d’un quinquennat entamé sous le signe du « redressement productif » mais dont son allié, Arnaud Montebourg, n’a cessé de dénoncer les renoncements – on pense au psychodrame de Florange –, Benoît Hamon peine à reconquérir un électorat symboliquement essentiel à la gauche. Il est en effet très loin des 21% obtenus par François Hollande chez les ouvriers au premier tour en 2012 (données OpinionWay pour Le Figaro), mais aussi des 18% que Nicolas Sarkozy obtenait encore en 2012, malgré sa rupture avec « la France qui se lève tôt » de 2007.
Benoît Hamon baisse également de 8 points chez les chômeurs et, même s’il se maintient à un niveau supérieur à son score moyen (15%), il perd du terrain (4 points) chez les personnes gagnant moins de 2 000 euros par mois – dont un bon nombre pourrait pourtant bénéficier du complément de revenu de son « revenu universel ». Dans cet électorat, il est très loin des 27% recueillis par François Hollande en 2012. Bien qu’étant un des seuls à s’être fortement positionné, à travers son revenu universel pour les plus modestes, sur la thématique du pouvoir d’achat, il ne parvient pas à surclasser ni Jean-Luc Mélenchon (17%) ni Emmanuel Macron (19%) dans cette catégorie.
Ayant à sa droite deux candidats promettant, à des degrés très différents, baisses de dépenses publiques et du nombre de fonctionnaires, le socialiste chute malgré tout de 7 points chez les salariés du public, et de 9 points chez les fonctionnaires (dont -10 dans la fonction publique territoriale) et n’obtient que 18% de leurs intentions de vote. Seule catégorie à échapper à ce mouvement de baisse très marqué : la fonction publique hospitalière, où les conditions de travail, thème phare du socialiste, sont une préoccupation majeure et peuvent expliquer qu’il se maintienne à 21%. Là encore, le recul du candidat socialiste parmi les salariés du public est notable par rapport à 2012 : François Hollande avait à l’époque obtenu 33% de leurs suffrages. Désormais, dans toutes les catégories de la fonction publique, c’est Emmanuel Macron qui fait la course en tête (il devance Benoît Hamon de 8 points dans la fonction publique d’État, de 10 points dans la fonction publique territoriale et de 14 points dans la fonction publique hospitalière).
Le score du candidat socialiste est désormais particulièrement bas chez les plus de 65 ans (7%), où il a perdu en moyenne 7 points sur la période, alors que dans le même temps Emmanuel Macron gagnait 5 points au sein de cet électorat. On note que les électeurs de plus de 65 ans, qui représentent 25 à 28% de l’électorat global, ne représentent que 11% de l’électorat de Benoît Hamon, contre 25% de celui d’Emmanuel Macron ou 50% de celui de François Fillon. Soit une proportion comparable à la candidate frontiste (pour qui les plus de 65 ans pèsent 9% de son électorat), alors même que nous savons que l’électorat âgé est le point faible de Marine Le Pen (et ce notamment en raison de la proposition de sortie de l’euro). Or la capacité d’un candidat socialiste à exister dans cet électorat est essentielle dans une élection présidentielle : en 2012, François Hollande avait obtenu 30% des suffrages des 65 ans et plus.
Politiquement, Benoît Hamon n’a que très modérément réussi à élargir son socle au Parti socialiste et chez les sympathisants écologistes en deux mois (+ 3 et + 8), où il n’atteint que 54% et 49% des intentions de vote. Ce socle socialiste lui fait cruellement défaut: il faut rappeler qu’en 2007, Ségolène Royal avait réuni au premier tour 73% des voix des sympathisants du Parti socialiste, et François Hollande en avait même obtenu 87% en 2012 (OpinionWay pour Le Figaro). Au lendemain de la primaire, le candidat socialiste rivalisait avec Emmanuel Macron parmi les électeurs de François Hollande en 2012 (37% contre 39%). Il accuse désormais 14 points de retard dans cette catégorie (31% contre 45%).
Benoît Hamon a perdu, dans le même temps, beaucoup de terrain au centre (- 10 points) comme à la gauche de la gauche (- 7 chez les sympathisants PdG/PC).
Depuis deux mois, Jean-Luc Mélenchon a quant à lui progressé d’abord auprès des sympathisants du Parti de gauche/PC (+ 6). Lui qui a fait de l’écologie un des éléments centraux de son programme ne parvient pas à recueillir autant de suffrages écologistes que le candidat socialiste, mais obtient tout de même un score honorable chez les sympathisants EELV (26%). En revanche, on note que très peu de sympathisants PS votent pour lui (8%), soit beaucoup moins que ceux qui sont passés chez Emmanuel Macron.
Les désaffiliés et les abstentionnistes sont avant tout attirés par le renouveau incarné par un Emmanuel Macron ou une Marine Le Pen, et par « l’anti-système » dont se réclament tant le candidat d’En Marche! que le leader de la France insoumise et la candidate du Front national. Les personnes se déclarant « sans sympathie partisane » votent en effet à 18% pour Jean-Luc Mélenchon (+ 6 points entre février et aujourd’hui), soit bien davantage que pour Benoît Hamon (12%, stable sur la période), et bien moins que pour Emmanuel Macron (26%, stable également). Ceux qui n’ont pas voté en 2012 convergent également davantage sur Emmanuel Macron (25%) ou Jean-Luc Mélenchon (19%) que sur Benoît Hamon (14%). Soulignons par ailleurs que 20% de l’électorat d’Emmanuel Macron est composé de personnes ne se reconnaissant dans aucun parti, soit une proportion plus forte que tous les autres candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon. En cela, il s’agit vraiment d’une candidature de « réenchantement » de la politique.
Cette campagne est unique pour de nombreuses raisons, mais notamment parce que personne ne se positionne comme héritier du candidat sortant. La sociologie des électorats permet cependant d’affirmer que c’est le candidat d’En marche!, plutôt que le candidat socialiste, qui s’impose comme le principal réceptacle des déçus et orphelins du « hollandisme » : non seulement il est celui qui capte le plus d’électeurs de François Hollande de 2012 (45%, soit 14 points de plus que Benoît Hamon), en hausse de 6 points par rapport à début février, mais ces électeurs représentent 40% de son électorat total. Si l’on y ajoute ceux de Jean-Luc Mélenchon (4%) et ceux ayant voté pour François Bayrou au premier tour avant de choisir François Hollande au second (12%), ce sont au total 61% des électeurs d’Emmanuel Macron qui « proviennent » de la gauche et du centre gauche. Au total, si Emmanuel Macron est le candidat qui capte le plus d’électeurs de « l’autre camp » (19% ont voté Nicolas Sarkozy en 2012, 4% Marine Le Pen, soit près d’un sur quatre, 23%), son électorat, à l’image de ses ralliements – celui de Jean-Yves Le Drian étant le plus notable la semaine dernière –, penche plus à droite qu’à gauche. Résultat, c’est un candidat qui refuse de s’inscrire dans ce camp qui est en tête auprès des électeurs déclarant une sympathie partisane « de gauche » : 40%, contre moins de 30% pour Benoît Hamon et Jean Luc Mélenchon.
Le tour de force d’Emmanuel Macron, pour le moment dans cette campagne, est donc de parvenir à gagner du terrain à gauche sans en perdre à droite – il continue de bénéficier du soutien de 18% des électeurs de Nicolas Sarkozy en 2012.
Si elle ne le fait pas disparaître, cette campagne confirme donc l’affaiblissement du clivage gauche-droite et des deux principaux partis de gouvernement : François Fillon ne capte que 57% de l’électorat du président Nicolas Sarkozy auquel il espère succéder et Benoît Hamon moins d’un tiers de l’électorat du président François Hollande (31%).