Le spécialiste français en relations internationales Igor Lys analyse l’évolution politique et juridique depuis la fin du régime soviétique de l’administration présidentielle, et son poids grandissant dans le processus de décision politique. Ce « Poutine institutionnalisé », cette machine à nommer les gouverneurs, à proposer des lois et à organiser la composition du Parlement qu’est aujourd’hui l’administration du président est aussi le centre de la plupart des arbitrages. Une évolution qui a abouti à la mainmise quasi complète de Vladimir Poutine sur le pouvoir.
Peu d’institutions en Russie possèdent une aura d’omnipuissance comparable à celle de l’administration du président, et encore moins se voient attribuer le respect quasi unanime à tous les niveaux de la société. Institution presque religieuse par la mythologie qui l’entoure, cette héritière du Politburo réunit sous un seul toit sur la place Staraïa (lit. Vieille place) l’appareil de gestion de ce que les idéologues russes – travaillant pour cette même administration – appellent « la démocratie contrôlée » –, le gouvernement parallèle et une invraisemblable machine à produire l’ordre du jour social, économique et culturel de la Russie.
Épicentre de tous les lobbyismes, cette institution – car il s’agit de beaucoup plus qu’un simple « organe de pouvoir » – est d’une certaine manière unique dans son genre, car elle combine les concepts d’un centre de pouvoir national hyper-concentré et celui d’un arbitre dans l’étrange, mais toutefois existante, proto-démocratie russe. Qui, en bonne héritière de la Byzance que la Russie se veut être, désire que la majorité des débats se déroulent sous le tapis. En comprendre l’histoire, le rôle et le fonctionnement est une des étapes obligatoires dans toute étude de l’exercice de la gouvernance politique russe moderne.
La naissance du pouvoir
Selon la loi organique qui régit son fonctionnement, l’administration du président de la Fédération de Russie est un « organe de l’État qui garantit le bon fonctionnement de l’activité du chef de l’État et qui exerce le contrôle sur l’application de ses décisions ». Depuis sa création le 19 juillet 1991 par Boris Eltsine, alors président de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) dans le cadre de l’URSS, l’administration a vécu un grand nombre de mutations, pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui – selon un politologue russe (qui souhaite ne pas être cité), le « Poutine institutionnalisé ».
Au stade initial, la structure de ce nouvel organe de l’État était composée de 13 directions. Selon la disposition du 22 février 1993, elles étaient déjà au nombre de 29. Avec l’adoption de la Constitution de la Fédération de Russie le 12 décembre 1993, le président a été autorisé à former lui-même son administration, et sans vraie limite (clause «i», article 83). La définition de ses objectifs, ses fonctions, sa composition et sa structure n’étaient pas énoncés dans la Constitution, ni régis par une loi quelconque, et étaient donc déterminés directement par le chef de l’État. Ceci a donné lieu à de nombreux abus, alors même que l’on parle de l’époque où le pouvoir de Moscou sur son propre pays était ridicule comparé à l’emprise de fer en place aujourd’hui.
Par exemple, le 28 juillet 1995, Boris Eltsine a établi par décret que l’administration « ainsi que les unités qui soutiennent les activités du président de la Fédération de Russie peuvent intégrer tous les organes de l’État dirigés directement par le président ». Ainsi, le service de la sécurité présidentielle, la Direction générale des programmes spéciaux, le Comité de la politique d’informatisation, etc., ont été intégrés à la structure de l’administration présidentielle, avant d’être supprimés ou transformés, suite à toute une série de tollés, en des autorités fédérales indépendantes.
Quand Anatoly Tchoubaïs, le père des privatisations post-soviétiques, est arrivé à la tête de l’administration en 1996, sa structure et ses pouvoirs ont été élargis. Elle comptait alors 40 directions. Selon le règlement du 2 octobre 1996, le chef de l’administration présidentielle a reçu le droit de soumettre au gouvernement des propositions de lois fédérales, de décrets et d’ordonnances du président, ainsi que l’adoption de résolutions et d’ordres du gouvernement. Il pouvait également « envoyer aux instances fédérales des représentants et des missions en vue d’éliminer des violations des décisions du président pour assurer la mise en œuvre des décisions » du chef de l’État. La disposition stipulait pour la première fois que l’administration était « l’organe de l’État qui garantit le bon fonctionnement de la présidence ». Et c’est à ce moment-là que l’opposition au projet est devenue pour la première fois vraiment sérieuse.
Le 11 novembre 1996, la Douma — la chambre basse du Parlement russe — a adressé à la Cour constitutionnelle une demande de déclaration d’inconstitutionnalité de la disposition relative à l’administration présidentielle de la Fédération de Russie. À l’époque, la Douma n’était pas la « machine à voter des lois » qu’elle est aujourd’hui, mais plutôt un véritable lieu de débats, en grande partie hostile au président Eltsine. Selon les législateurs, la récente loi sur l’administration lui conférait « les pouvoirs relevant selon la Constitution de la Fédération de Russie uniquement du président lui-même et, dans certains cas, de l’Assemblée fédérale et du gouvernement ». L’appel a été signé par le président de la Douma, Gennady Seleznev.
Lors de l’examen de la demande par la Cour constitutionnelle, le 15 avril 1997, Boris Eltsine a publié un décret modifiant ou excluant la plupart des dispositions de la disposition du 2 octobre 1996 dont la constitutionnalité était justement contestée par les députés. En particulier, les pouvoirs du chef de l’administration du président ont été réduits. Le 25 avril, la Douma a retiré sa demande de la Cour constitutionnelle et du président de la chambre Seleznev a adressé au tribunal une demande de classement du dossier. Celui-ci a été clôturé par la décision de la Cour constitutionnelle du 29 mai 1997.
Pourtant, dans les faits, ce combat du Parlement — plutôt indépendant à cette époque-là — a depuis été perdu. Voyant déjà le danger que l’administration présentait pour le bon fonctionnement des checks and balances à la russe par l’agglomération des pouvoirs dont elle avait toujours été avide, la Douma a su bloquer, au niveau législatif, la gourmandise compétencielle de sa rivale. Pourtant, comme nous le verrons plus tard, dans les faits, Vladimir Poutine a réussi à donner à son cabinet précisément ce que les députés essayaient de garder pour eux et pour les autres branches du pouvoir : pouvoirs qui, selon la Constitution, appartiennent au Parlement ou au gouvernement.
La structure actuelle du cabinet dans son ensemble, telle qu’elle existe aujourd’hui, a été déterminée par le « Règlement sur l’administration du président de la Fédération de Russie » du 6 avril 2004. La dernière modification en a été faite en 2013. Par un décret présidentiel, ont été introduits les postes du Défenseur des droits des enfants et celui des droits des entrepreneurs, alors que le département auparavant indépendant des conseillers du chef de l’État a été liquidé, et les conseillers intégrés dans la structure même de l’administration. Les fonctions du secrétariat du chef de l’administration ont également été considérablement élargies : il a été chargé de veiller aux activités des conseillers présidentiels, et la nouvellement créée Direction chargée de la lutte contre la corruption lui a été subordonnée.
Forte de plus de 1700 employés, avec un budget dépassant les 120 millions d’euros, cette méga-structure s’occupe de tout ce qui est en lien avec le fonctionnement de la présidence russe, de ses avions à la décoration des salles de réunion, de la sécurité (avec notamment le Conseil de sécurité du pays) au protocole. Mais surtout, elle définit, qui et comment, dirige la Russie, à tous les niveaux.
L’usine à contrôle
Si l’on devait faire abstraction de la législation et définir la mission de l’administration telle qu’on pourrait la deviner en regardant la réalité objective, sans les fioritures du politiquement correct, elle serait : « assurer que tout l’exercice du pouvoir en Russie, au niveau fédéral, régional et municipal, à la fois du point de vue législatif, exécutif et judiciaire, soit conforme avec la vision que la présidence a de cet exercice ».
Un document publié en mai 2000 par le magazine politique Kommersant-Vlast, appartenant au groupe de média Kommersant bâti autour du journal quotidien homonyme – à l’époque l’un des bastions de la presse russe indépendante –, montre avec la plus grande clarté la vision stratégique des concepteurs de ce nouveau pouvoir russe. Ce document, titré « Rédaction N° 6 », et dont ni l’auteur ni même l’origine n’ont jamais été identifiés, présente une sorte de note analytique sur les objectifs et la forme de la future administration du président. De très nombreux éléments dudit document ont été ensuite effectivement réalisés, ce qui donne à croire que le document pouvait être authentique. Mais même s’il ne l’est pas, force est de constater que le langage et les formules qui y sont employés décrivent avec une précision alarmante l’approche qui, avec ses évolutions, s’applique jusqu’à aujourd’hui au sommet de l’État russe. Voici ce que mentionne, par exemple, l’introduction de la section concernant la nécessité de mettre en place une « direction politique de l’administration » :
« La situation socio-politique en Russie à l’heure actuelle peut être décrite comme autoréglementée et autonome. Le nouveau président de la Fédération de Russie, s’il veut réellement assurer l’ordre et la stabilité dans le pays pendant la période de son règne, n’a pas besoin d’un système politique autorégulateur, il a besoin d’une structure politique (d’un organe) au sein de son administration, qui puisse non seulement prévoir et créer les situations politiques « nécessaires » en Russie, mais aussi de manière réaliste gérer les processus politiques et sociaux dans la Fédération de Russie, ainsi que dans les pays voisins. ».
À son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine n’a pas eu à gérer la fronde directe de la Douma et des gouverneurs de certaines régions ouvertement hostiles à Moscou, comme c’était le cas de Boris Eltsine en 1996. Mais le Parlement, et surtout les régions, ne lui étaient pas forcément très fidèles. Fortement impliqué dans la guerre en Tchéthénie, région musulmane du Caucase russe menant une campagne militaire pour son indépendance, et fort de ses expériences d’ex-directeur du FSB, principaux services de sécurité du pays, Vladimir Poutine a vite mené quelques manœuvres qui servaient toutes la seule et unique cause : concentrer le pouvoir entre ses mains.
Traumatisé par la faiblesse de Boris Eltsine face aux influences externes, dont certaines étrangères, Vladimir Poutine voulait se protéger de toute opposition capable d’entraver la mise en œuvre de sa vision de la politique russe. Habile, il a ainsi réussi, en l’espace de quelques années seulement, à désarmer l’opposition « sérieuse ». D’abord, il l’a privée d’accès aux médias, par exemple avec l’affaire NTV — en 2001, cette chaîne privée de la télévision russe appartenant à l’oligarque Goussinski a été « récupérée » par Gazprom, le géant russe du gaz et véritable « État dans l’État ». Ensuite, on a enlevé à l’opposition ses sources de financement : avec l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, l’homme le plus riche du pays, en 2003, et l’éloignement de Boris Berezovski, l’un des idéologues même de l’ascension de Poutine au sommet du pouvoir, une sorte de pacte a été signé entre les oligarques et le Kremlin. Ce pacte, dont le concept de base était selon Vladimir Poutine lui-même « l’équidistance » des milieux d’affaires de la chose politique, est respecté jusqu’à aujourd’hui : personne n’ose remettre en question le monopole de Vladimir Poutine et de ses proches en tout ce qui concerne la gouvernance russe.
Une année plus tôt, en 2002, en réponse à l’attentat au théâtre Nord-Ost, Vladimir Poutine avait déjà commencé à mettre la main sur les élections des gouverneurs — ces derniers n’étaient plus élus au suffrage direct régional, mais plutôt indirectement par des parlements régionaux, tous déjà sous contrôle du Kremlin. De surcroît, ces parlements ne pouvaient désormais que voter pour ou contre les candidatures proposées par le président, sans aucune autre initiative possible. Ce système, pas vraiment démocratique et encore moins fédéral, ne sera réformé que suite aux grandes manifestations populaires de 2011. Mais certains de ses rudiments, par exemple l’institution des représentants plénipotentiaires du président dans les districts fédéraux (on en compte 7 en Russie, qui regroupe chacun une partie des 85 régions), persistent. Comme l’ont montré les récentes élections du mois de septembre, où certains candidats soutenus par le Kremlin ont perdu, le système fonctionne toujours : avec tous les gagnants, des « discussions » ont été menées à Moscou, et tous se sont déclarés en faveur de la politique de Poutine. Et dans un cas extrême, en Primoryé (Extrême-Orient), le résultat des élections a été annulé et le candidat qui les aurait gagnées, un membre du Parti communiste particulièrement résistant à la pression de Moscou, a été écarté des nouvelles élections par son propre parti, laissant un boulevard au candidat technocrate proche de Vladimir Poutine, parachuté il y a un mois seulement dans la région en tant que gouverneur par intérim.
Ainsi, en ce début des années 2000, la boucle était bouclée, et presque la totalité des acteurs de la politique publique russe, auparavant si agitée, quittaient la scène au profit du seul et unique décisionnaire : Vladimir Poutine. Sa philosophie de la gouvernance pouvant se résumer par des formules relevées, à partir de ses nombreux discours de l’époque, par Le Monde en 2007 : « verticale du pouvoir », « dictature de la loi », « démocratie souveraine » (ou « contrôlée », selon la traduction), « capitalisme administré », etc.
Au niveau des institutions, il est donc apparu une incohérence qui devait se résoudre : les structures qui, selon la Constitution russe et le bon sens politique, étaient censées faire le contrepoids au pouvoir du président — le Parlement, les gouvernements et les parlements régionaux — devaient désormais assumer une fonction différente, pour ne pas dire inverse : veiller à ce que les ordres du Kremlin soient exécutés.
Mais si le Parlement ne pouvait plus légiférer librement, qui devait être à l’origine des grandes lois du pays ? Si les régions ne pouvaient plus élire leurs gouverneurs, qui les choisissait ? Si les partis politiques n’avaient plus d’accès direct aux médias, qui choisissait l’ordre du jour politique pour les services d’information des chaînes et des journaux, appartenant tous ou presque à l’État ? Si le premier ministre ne devait en aucun cas être une figure politique, qui devait choisir et changer les ministres ? Une structure a su regrouper en son sein toutes ces fonctions, et bien d’autres : tout comme la « Rédaction N° 6 » le prédisait en 2000, cette structure s’appelle l’administration du président de la Fédération de Russie.
Les éminences grises
En ce début des années 2000, l’administration avait un nom et un visage. Vladislav Sourkov en est devenu presque le synonyme. Ce jeune – 36 ans à l’époque – Russe d’origine tchéchène, Aslambek Doudaïev de son nom de naissance, ayant travaillé pour Mikhaïl Khodorkovski, sera entré dans l’Histoire comme l’idéologue en chef de Vladimir Poutine pendant le début du règne de celui-ci. La « verticale du pouvoir », la « démocratie souveraine », tous ces termes-fétiches de Poutine sortent de l’imaginaire de Sourkov.
L’administration a ses dirigeants, mais, à la grande différence du cabinet du président de la République en France, à Moscou, le patron de l’administration du président est souvent une figure plutôt technique. Car, à la différence de ceux qui gèrent la direction politique, les directeurs de l’administration ont affaire à une multitude de problématiques, allant des grands choix géopolitiques aux question de protocole ou de sécurité. C’est pour cela que l’aura d’omnipuissance est davantage attribuée aux premiers adjoints, en charge des questions politiques. Et cela a commencé avec Vladislav Sourkov.
C’est à lui que l’image actuelle de l’administration doit, en grande partie, son aspect quelque peu diabolique. Non satisfait d’avoir inventé et breveté la philosophie même de la gestion politique façon Poutine, Vladislav Sourkov en était le maître d’œuvre. Dans une interview accordée à Interfax le 27 décembre 2011, alors qu’il démissionnait de son poste de chef adjoint de l’administration, Vladislav Sourkov a humblement déclaré : « J’étais parmi ceux qui ont aidé le président Eltsine à effectuer une transition pacifique du pouvoir. Et ensuite, parmi ceux qui ont aidé le président Poutine à stabiliser le système politique ».
Cette aide, Vladimir Poutine doit la trouver précieuse. La première création de Vladislav Sourkov, le bloc électoral Edinstvo (Unité), a vu le jour en 1999, sous la présidence Eltsine – pour faire contrepoids au bloc Patrie-La Russie entière du Premier ministre d’alors, Yevgeny Primakov, et de Yuri Loujkov, à l’époque puissant maire de Moscou. C’est sur la base de l’Unité que sera créé, en 2003, le parti Russie unie, jusqu’à aujourd’hui le principal fer de lance du Kremlin dans les élections de tous niveaux.
Les projets de Vladislav Sourkov comprenaient également la création du bloc électoral Rodina (Patrie), toujours en 2003, et du deuxième parti participant à l’exercice du pouvoir, Russie juste, trois ans après. Rodina n’a pas vécu longtemps, alors que Russie juste est toujours un des plus importants acteurs de la vie politique russe. Vladislav Sourkov a également été l’un des inspirateurs des projets d’institutionnalisation de la jeunesse pro-pouvoir, Ceux qui marchent ensemble, en 2000, et du mouvement Les Nôtres, en 2005. Ces deux derniers projets visaient à mettre en place des structures parfaitement contrôlées qui pourraient regrouper, au sein des institutions parapolitiques, les représentants de la jeunesse dite active, afin d’en canaliser le potentiel protestataire. Il est important de dire que la plupart des dirigeants choisis, durant l’époque Sourkov, pour gérer ses nombreuses créations, sont aujourd’hui placés aux plus hauts sommets de l’État. Par exemple, le leader de Rodina Dmitri Rogozine a géré pendant des années tout le complexe industriel militaire russe, avant de prendre la tête de Roskosmos, l’agence spatiale russe.
Ayant travaillé également sous la présidence Medvedev, Vladislav Sourkov n’a pas vraiment pu retrouver sa place dans la structure très changeante de l’administration qui, déjà à l’époque, évoluait d’un think tank étatique définissant l’idéologie de la politique russe vers un appareil plutôt technocrate – mutation arrivée à son terme avec la nomination au poste jadis occupé par Sourkov de Sergueï Kirienko, l’ancien patron de la toute puissante agence nucléaire russe Rosatom. Comme nous le verrons plus bas, c’est cette nomination qui a donné à l’administration son visage d’aujourd’hui. Vladislav Sourkov a quitté l’institution en 2011 pour rejoindre le gouvernement russe, d’abord avec le Premier ministre Poutine, ensuite avec le Premier ministre Medvedev suite à l’inversion des rôles aussi cynique que spectaculaire lors des élections de 2012.
Il est depuis 2013 revenu au sein de l’administration, mais son influence n’est plus ce qu’elle était au début du siècle. Officiellement conseiller du président russe, Vladislav Sourkov s’occupe de la politique russe dans la zone ukrainienne. Il est le « curateur » des républiques autoproclamées du Donbass, et était à Minsk lors des négociations entre le président Hollande, la chancelière Merkel, l’Ukrainien Pjetro Porochenko et Vladimir Poutine. C’est encore lui qui a sélectionné les candidats pour les récentes « élections » dans le Donbass du 11 novembre. Mais ce n’est plus lui qui définit l’ordre du jour politique russe depuis son grand bureau sur la place Staraïa, à quelques centaines de mètres du Kremlin.
Le pouvoir moderne
Sergueï Kirienko n’a jamais appartenu au parti Russie unie. Plus encore, il l’avait combattu : cet ancien Premier ministre de Boris Eltsine – il n’a tenu que quelques mois, mais il avait 30 ans à l’époque et c’était déjà un exploit de sa part d’en arriver là –, était aussi un des fondateurs et dirigeants, avec Boris Nemtsov, tué en face du Kremlin en 2015, du parti libéral Union des forces de la droite. Grand professionnel, sérieux et posé, Sergueï Kirienko a démontré son efficacité en dirigeant Rosatom, l’agence nucléaire russe, où il a réussi à concurrencer très efficacement ses concurrents, dont Areva, sur la scène internationale. En 2016, avec le départ de Sergueï Ivanov de la tête de l’administration, Kirienko devient le premier adjoint du nouveau directeur, Anton Vaïno. Et c’est lui qui engage la plus spectaculaire transformation de l’administration depuis la prise du pouvoir par Vladimir Poutine.
Son prédécesseur au même poste, Viatcheslav Volodine, aujourd’hui président de la Douma, était arrivé au sein de l’administration en remplacement de Vladislav Sourkov, en 2011, sous le président Medvedev. Viatcheslav Volodine est resté en tant que premier adjoint du directeur de l’administration jusqu’en 2016, et a su apporter au paysage politique russe sa touche personnelle : le concept de patriotisme « dur », basé sur la quasi-identification de Vladimir Poutine au parti Russie unie (dont Vladimir Poutine n’a jamais été membre), le renforcement de la rhétorique nationaliste voire militariste. C’est sous la surveillance politique de Viatcheslav Volodine que la Russie s’est emparée de la Crimée, et c’est avec sa bénédiction que l’Église orthodoxe a vu son influence grandir. Plus encore que Sourkov, Viatcheslav Volodine était adepte de la fine manipulation médiatique à tous les niveaux de la société à des fins de consolidation idéologique de celle-ci. Pourtant, à un moment donné, selon les gens proches de l’administration, Vladimir Poutine s’est lassé de l’incessante idéologisation de la chose politique par ses conseillers, et de leurs intrigues constantes. C’est au moment où cette fatigue s’est transformée en un ras-le-bol que Viatcheslav Volodine a été éjecté vers la Douma, et Sergueï Kirienko invité à rejoindre l’administration. Moment plutôt bien choisi, car Viatcheslav Volodine, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles, avait déjà placé ses hommes partout où il pouvait, et un des critères pour le choix de son successeur, était la méfiance envers Viatcheslav Volodine.
L’approche de Sergueï Kirienko répond parfaitement à la demande de Poutine : avoir un processus politique technique, contrôlable non pas par des idéologies complexes, mais par une technologie compréhensible. Il prône la facilitation des échanges, la déconflictualisation et l’annulation des combinaisons manipulatrices sophistiquées.
Un des résultats de cette nouvelle politique, bien qu’il soit difficile d’affirmer qu’il s’agit d’un résultat prémédité et non secondaire, est la désolidarisation de Vladimir Poutine d’avec « son » parti qui, se trouvant ainsi privé à la fois de l’idéologie compréhensible et de l’image du président, a commencé à jouer un rôle moins important dans la compréhension de la politique nationale par la population russe. Ainsi, ce parti, qui a été le seul à défendre et à voter la réforme des retraites (et sans le véritable soutien de Vladimir Poutine), en a porté toute la responsabilité. Placé par Sergueï Kirienko dans le vide politique, le parti a perdu la confiance des électeurs, alors que Vladimir Poutine s’est vu attribué un statut presque religieux, qui le déconnecte de la politique nationale et des questions sociales.
En déconstruisant la lourde idéologie conçue d’abord par Vladislav Sourkov et ensuite par Viatcheslav Volodine, Sergueï Kirienko est en train de bâtir un paysage politique nouveau. Il a invité à collaborer avec l’administration de nouveaux experts en marketing politique et électoral, qui étaient surtout connus pour leur efficacité technique et non leur savoir-faire manipulateur, comme par exemple Grigory Kazankov, en charge du programme « participation » de la dernière élection présidentielle. Il a créé de nombreux plates-formes de dialogue, préférant négocier avec – et subjuguer – les différents acteurs de la vie politique régionale plutôt que de les éliminer du paysage, comme c’était le cas notamment avec Viatcheslav Volodine et son concept de « nettoyage ».
Conclusion
Pourtant, il ne faut pas oublier que, quelque soit le nom de celui – ou, un jour, celle – qui dirige la direction politique de l’administration, c’est Vladimir Poutine seul qui décide de la stratégie du pays. Le rôle du cabinet se résume, comme nous l’avons dit plus haut, à assurer que les décisions que prend le président russe soient traduites en des lois et des actions concrètes, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Entre le fichage des hommes et des femmes politiques et des journalistes et les autorisations accordées ou non aux partis politiques de présenter les candidats, l’administration joue, aujourd’hui, le rôle d’un arbitre qui, d’une part, définit bien le cadre de la liberté politique et, d’autre part, veille à ce qu’à l’intérieur de ce cadre, une certaine liberté soit préservée.
L’image de cette institution est telle qu’une rumeur persistante et circulant depuis des années considère que même Alexeï Navalny, l’opposant le plus farouche au président Poutine, ne serait qu’un de ses projets. Et, bien que rien ne permette d’accorder à cette rumeur une crédibilité quelconque, elle en dit long sur l’influence qu’on attribue aux locataires de la place Staraïa.
Il est quasi impossible de délimiter, avec précision, le contour des compétences qu’a aujourd’hui l’administration. Ce « Poutine institutionnalisé », cette machine à nommer les gouverneurs, à proposer des lois, et à organiser la composition du Parlement, est aujourd’hui aussi le centre de la plupart des arbitrages – que ce soit entre les acteurs politiques, ou bien la société civile. Citons un exemple récent : une loi, proposée par le ministère russe de la Culture, a changé, il y a quelques mois, la procédure d’accréditation des festivals de cinéma, compliquant de façon drastique les projections de films n’ayant pas reçu de visa d’exploitation. Les syndicats des producteurs, des distributeurs et des salles de cinéma ont écrit des lettres demandant la modification de la loi. À qui ces lettres ont-elles été envoyées ? À la Douma ? Au ministère de la Culture ? Non. À l’administration du président.
Tel est le prix que paie Poutine pour cette hypercentralisation de son pouvoir. Le fonctionnement même des institutions n’est plus autonome, et la prise de responsabilité politique est, à tous les niveaux ou presque, déléguée à l’administration. Comme tout décalage avec la stratégie définie à Moscou peut amener à la mise à pied, voire à la mise en prison, aucun gouverneur, aucun député ne risque aujourd’hui de contester l’autorité de Poutine. En cela, l’œuvre de Vladislav Sourkov, Viatcheslav Volodine et Sergueï Kirienko n’a pas encore failli. Mais face aux institutions, restant officiellement démocratiques, cette machine à tout contrôler pourra-t-elle y résister éternellement ? Avec le crowdfunding, les oligarques « équidistancés » ne sont plus la seule source de financement de l’opposition. Avec Internet et les réseaux sociaux, les médias nationaux, dont la politique éditoriale est écrite place Staraïa, n’ont plus le monopole de l’information. Certes, la situation est aujourd’hui encore stable, et les opposant dits hors système – c’est-à-dire ceux qui ne sont pas alignés avec la stratégie définie par l’administration présidentielle – n’ont qu’un soutien très minoritaire. Mais la dynamique est en leur faveur. En plus, la question de l’après-Poutine est elle aussi réelle. Comment ce Politburo du XXIe siècle va-t-il agir afin de produire des solutions pertinentes vis-à-vis de ces problématiques ? À l’épreuve des sanctions, impliquée dans des dossiers géopolitiques complexes en Syrie, au Yémen, en Ukraine et en Afrique, la Russie vit au-delà de ses moyens, en espérant un retour sur investissements sur le long terme, à l’issue de son bras de fer à la fois avec l’Occident et avec sa propre population. L’administration du président y joue un rôle très important, voire crucial, de par sa mission de définition et de mise en œuvre de la politique poutinienne. Passée de la manipulation idéologique à la technocratie d’un nouveau genre, cette politique continue à fasciner bien au-delà des frontières russes.
Et aujourd’hui, c’est aux Occidentaux de comprendre comment l’évolution, les activités et le fonctionnement de cette institution peuvent les aider à prendre de meilleures décisions dans leur relation avec la Russie et ses – ou plutôt, avec son dirigeant.