Sur la base des données de l’Assurance-maladie, Emmanuel Vigneron, géographe de la santé à l’université de Montpellier, a dressé à une très fine échelle une carte inédite de la couverture vaccinale. Le chercheur a calculé pour chaque territoire un indice comparatif de vaccination qui neutralise statistiquement l’effet de l’âge des populations locales pour faire ressortir d’autres paramètres influant sur le taux de vaccination.
En Île-de-France ou dans l’agglomération lyonnaise, par exemple, la carte fait ainsi apparaître les clivages sociologiques avec un taux de vaccination nettement moins élevé dans les banlieues populaires que dans les arrondissements bourgeois. La géographie ainsi dressée montre également des écarts entre les zones rurales et le cœur des agglomérations, du fait d’une plus ou moins grande proximité aux centres de vaccination.
Mais par-delà ces clivages assez attendus, la carte donne à voir de fortes disparités régionales avec, comme fait majeur, une couverture vaccinale nettement moins élevée dans un grand Sud courant des Pyrénées au sud des Alpes avec une extension dans la vallée de la Garonne. Différents éléments d’ordre historique, culturel et politique contribuent à expliquer que le refus vaccinal soit plus développé dans ce grand Sud.
La mémoire d’un Sud rebelle et réfractaire
L’intégration à l’espace national des régions de langue d’oc a été tardive et conflictuelle et ce vieux substrat historique est périodiquement réactivé. Des historiens ayant travaillé sur l’instauration et l’acceptation de la conscription ont, par exemple, montré que ces régions, souvent pauvres, éloignées géographiquement et culturellement de Paris avaient compté davantage de réfractaires que les régions du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Ce refus de se soumettre à la centralisation de l’État et à l’ordre républicain s’accompagnait d’une volonté de préserver une culture locale. Dans son étude portant sur le début du XXe siècle, Philippe Boulanger met ainsi en lumière la correspondance entre la géographie de l’analphabétisme et celle de l’insoumission1Voir Philippe Boulanger, « Le refus de l’impôt du sang. Géographie de l’insoumission en France de 1914 à 1922 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 188, décembre 1997. au sud d’une ligne La Rochelle/Gap ; cette correspondance traduisant à sa manière un rejet latent dans ces sociétés locales à la fois de l’intégration par la langue et de l’éloignement forcé par le service militaire. Les mentalités locales sont ainsi depuis longtemps empreintes d’une forme de contestation de l’autorité centrale. L’historien Philippe Boulanger écrit à ce propos : « Le maintien du particularisme culturel freine la pénétration de la souveraineté nationale dans des espaces traditionnellement hostiles à toute domination venant de l’extérieur.»
Parallèlement à la conscription, l’intégration au cadre national et l’imposition de la domination de l’État centralisé sur les différentes provinces se sont aussi effectuées au travers de la fiscalité. Et en la matière, le Midi s’est également distingué historiquement par une attitude plus frondeuse. Ce fut le cas notamment en 1848 quand la jeune Seconde République créa l’impôt dit « des 45 centimes ». Les données présentées par Frédéric Salmon2Voir Frédéric Salmon, Atlas électoral de la France : 1848-2001, Paris, Seuil, 2001. montrent ainsi que le refus ou le retard au paiement de cet impôt furent les plus fréquents dans les vallées de la Garonne et du Rhône et dans les départements méditerranéens.
Hormis les dimensions économiques et sociales (paysannerie pauvre et sols peu fertiles), cette propension à l’insoumission, qu’elle soit fiscale ou qu’elle concerne la conscription, plonge plus profondément ses racines dans un substrat historique politique et culturel très ancien qui renvoie aux conditions dans lesquelles le Midi a été arrimé à l’espace national. De la croisade des Albigeois, en passant par les guerres de Religion, l’idée d’un Sud conquis par le Nord est demeurée vivace. On en trouve la trace et la référence dans le soulèvement des vignerons du Languedoc en 1907 ou dans le mouvement occitaniste des années 1960 et 1970 (lutte contre l’extension du camp du Larzac, défense de l’identité et de la langue occitane, etc.). Plus près de nous, cette référence est présente, par exemple, dans une chanson de Francis Cabrel intitulée Les chevaliers cathares et consacrée aux statues contemporaines représentant des chevaliers cathares au bord d’une autoroute près de Narbonne. Les paroles nourrissent très clairement cet imaginaire d’une violente et sanglante mise sous tutelle du Sud par le Nord :
« C’est quelqu’un au-dessus de la Loire qui a dû dessiner les plans, il a oublié sur la robe les taches de sang […]. On les a sculptés dans la pierre qui leur a cassé le corps […]. N’en déplaise à ceux qui décident du passé et du présent, ils n’ont que sept siècles d’histoire, ils sont toujours vivants […]. J’entends toujours le bruit des armes et je vois encore souvent des flammes qui lèchent des murs et des charniers géants. »
L’épopée des cathares n’est pas la seule dont la geste héroïque soit ancrée dans les mémoires populaires méridionales. Différents terroirs du Sud cultivent le souvenir de révoltes paysannes et populaires comme, par exemple, les soulèvements des croquants dans le Périgord, le Rouergue ou le Quercy3Adapté du livre d’Eugène Le Roy, Jacquou Le Croquant, un feuilleton télévisé du même nom est diffusé en 1969 et a trouvé un très large écho dans le public. au XVIIe siècle, ou la révolte du Roure en Ardèche. De la même manière, la mémoire de la guerre des Demoiselles, soulèvement populaire contre la mise en place du nouveau code forestier au XIXe siècle, est entretenue en Ariège et celle de la révolte de vignerons de 1907 demeure présente dans le Languedoc et le Roussillon.
Tous ces épisodes nourrissent l’image d’un Sud rebelle et insoumis face à l’arbitraire d’un pouvoir central autoritaire. L’insurrection des camisards dans les Cévennes au XVIIe siècle à la suite de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV s’inscrit dans la même veine. L’historien Philippe Joutard notait à ce propos que « la vitalité de la tradition orale et de la mémoire collective liées à cette période dans les Cévennes valorise, au-delà de son contenu religieux initial, une attitude de résistance et de non-conformisme, et détermine toute une culture, des choix politiques et une manière de vivre4Voir Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977. ». Jean-Luc Mélenchon ne s’y était pas trompé quand il rendit hommage aux cathares et aux camisards lors de son grand meeting à Toulouse en mars 2017.
Plus près de nous, cet imaginaire des montagnes du Sud, terres de résistance et d’insoumission, a été réactivé et nourri durant l’Occupation quand de nombreux maquis s’implantèrent du Vercors à l’Ariège en passant par les Cévennes ou le massif du Canigou. Symboliquement, les opposants les plus militants à la vaccination entendent récupérer cet héritage quand ils se définissent comme des « résistants ».
Néoruraux, agriculture bio et décroissants : « la diagonale des mates »
Parallèlement à la rémanence de cet héritage historique, un autre paramètre, qui pèse sans doute davantage, doit être convoqué pour rendre compte de la moindre vaccination observée dans l’arc méridional courant de l’Ariège au sud des Alpes, avec des extensions jusqu’à la Dordogne et au Quercy à l’ouest et aux montagnes du Jura au nord. Une part significative de la population de ces territoires a épousé depuis plus ou moins longtemps un mode de vie se voulant en rupture avec la société de consommation et rejetant ou se méfiant de certaines manifestations du progrès technologique. Cette culture alternative s’épanouit préférentiellement dans les espaces ruraux ou de montagne, à distance des centres urbains. Depuis les années 1970, ces zones de moyenne montagne du Sud de la France ont vu arriver différentes vagues de néoruraux5L’article de Florence Aubenas, « Dans les Cévennes, sur les traces de la femme des bois » (Le Monde, 30 avril 2021) rend bien compte de cette sédimentation de différentes générations de néoruraux dans ces zones de montagne méridionales. voulant rompre avec le mode de vie citadin et soucieux de vivre à un autre rythme et en accord avec des valeurs privilégiant la communion avec la nature, l’échange, le troc et l’entraide plutôt que la possession de biens matériels et la surconsommation. Compte tenu de la faible densité démographique dans ces régions et d’une moyenne d’âge élevée des autochtones, les néoruraux, depuis les hippies du début des années 1970 jusqu’aux adeptes de la collapsologie contemporains, constituent une part significative de la population active de ces territoires. Leurs modes de vie et leurs valeurs ont largement infusé localement et leurs activités sont assez caractéristiques de l’économie de ces territoires. Une partie travaille dans l’agriculture (maraîchage, élevage ovin et caprin, apiculture…), d’autres exercent dans l’artisanat ou les activités culturelles6On note une plus forte présence des intermittents du spectacle dans les régions du Sud de la France que dans celles du Nord. Voir « L’emploi intermittent dans le spectacle au cours de l’année 2018 », Statistiques, études et évaluations, Pôle emploi, 18 novembre 2019. et toute une partie occupe des activités saisonnières (ouvriers agricoles, saisonniers dans le secteur du tourisme ou de la restauration) et complète ses petits revenus via l’économie informelle et les prestations sociales.
Cet écosystème particulier s’observe notamment dans un ensemble de communes ariègeoises correspondant aux anciens cantons de Massat et de La Bastide-de-Sérou et à une partie de celui d’Oust7Voir Jeanne-Marie Viel, « Le rôle des néoruraux dans le canton d’Oust, Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 55, fascicule 4, 1984, pp. 441-455.. Ces vallées isolées, frappées par un exode rural précoce, ont vu arriver dans les années 1960 et 1970 plusieurs centaines de néoruraux. Beaucoup sont repartis, mais certains sont restés et d’autres vagues d’arrivées ont eu lieu depuis. Sous l’influence de cette population, l’agriculture bio8Un marché paysan bio a, par exemple, lieu dans la commune de La Bastide-de-Sérou., le tissu associatif et l’économie sociale et solidaire se sont développés dans ce territoire. Dans ces hameaux et villages, les relations humaines sont souvent placées sous le signe de l’entraide, du troc et de l’économie de la débrouille. Sur fond d’altermondialisme et de décroissance, une partie de la population locale met en œuvre la sobriété écologique et adopte, par conviction et par contrainte économique, un mode de vie en rupture avec la société de consommation. On retrouve le même profil de population et de culture locale dans les Pyrénées catalanes, où néoruraux et adeptes plus ou moins marginaux de la décroissance sont appelés les « mates », terme qui signifie « mauvaises herbes » en catalan9Voir « Les “mauvaises herbes” de Prades », L’Humanité, 26 août 2000., mais aussi en remontant vers le nord dans les Corbières, le Minervois, la vallée du Lot, le Quercy, le Larzac, les Cévennes, le Vivarais, la région du Diois, le Vercors ou bien encore le Trièves (Isère) ou le Haut-Var. De l’Ariège au sud de l’Isère se dessine ainsi ce que l’on pourrait appeler « la diagonale des mates ». Sans surprise, cette « diagonale des mates » correspond aux territoires où l’agriculture bio est la plus développée en France. Ce modèle agricole répondant le mieux aux options philosophiques et idéologiques de cette population, ces terroirs de moyenne montagne ne permettant guère, par ailleurs, de se livrer à l’agriculture intensive.
Il est frappant de constater qu’à quelques exceptions près, cette carte du développement de l’agriculture bio se superpose avec la carte de l’indice de vaccination calculée par Emmanuel Vigneron.
Le pourcentage de la surface agricole utile cultivée en bio par département en 2019
De la même manière que, dans ces régions, les producteurs et les consommateurs de cette agriculture rejettent les produits chimiques, les pesticides et les OGM, ils se montrent manifestement également plus réfractaires à la vaccination. Au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron du 12 juillet 2021, la Confédération paysanne, syndicat agricole prônant une agriculture écolo et bio, publiait ainsi un communiqué intitulé : « Pass sanitaire : l’obligation vaccinale déguisée entrave nos libertés ». Cette défiance vaccinale s’observe aujourd’hui dans le cas de la Covid-19, mais elle est ancrée de longue date dans ces territoires. Quand, à la surprise générale, une épidémie de rougeole se déclencha en 2011 en France, certains cantons ruraux de l’Ardèche furent identifiés comme des foyers de l’épidémie du fait d’une insuffisante couverture vaccinale de la population locale ; le vaccin étant perçu comme un « procédé artificiel » et potentiellement dangereux pour la santé10Voir « “Pour moi, c’était des maladies bénignes” : pourquoi l’Ardèche fait de la résistance aux vaccins », France info, 27 décembre 2017.. Interrogé en 2016 par la presse locale, un médecin généraliste à La Bastide-de-Sérou en Ariège, zone que nous avons déjà évoquée précédemment, relatait également une opposition de principe à la vaccination d’une partie de la population locale11Voir « En Ariège, des villages réfractaires », La Dépêche, 26 septembre 2016..
Antivax et médecines alternatives
On relèvera, par ailleurs, que certaines figures de la galaxie vaccino-sceptique résident précisément le long de cet arc méridional courant des Pyrénées au sud des Alpes. Ainsi, Thierry Casasnovas, le naturopathe qui prône les jeûnes et la consommation exclusive de jus de légumes crus pour guérir du cancer ou de la Covid-19, habite un village du Vallespir (Pyrénées-Orientales), le professeur de médecine Henri Joyeux aux propos controversés sur les vaccins est basé à Montpellier, Louis Fouché, médecin-réanimateur, fondateur du site antivax ReInfocovid12Voir William Andureau, « Les paradoxes de Louis Fouché, médecin antivax », Le Monde, 8 juin 2021. exerce à Marseille et l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, qui avait comparé la mise en place du passe sanitaire à l’apartheid, est, quant à elle, implantée dans la Drôme. Si ces figures ont acquis une large visibilité nationale via les réseaux sociaux sur lesquels ils sont très actifs, leur audience et influence sont d’autant plus fortes dans leurs régions respectives, où ils disposent de relais et de soutiens et dans lesquelles ils s’expriment dans le cadre de réunions ou de conférences13Pour une illustration parmi d’autres de la diffusion de ce type de discours dans certaines zones du Sud de la France, on peut se reporter par exemple à l’article : Pascale Nivelle et Nicole Pénicaut, « Prades, son premier ministre et ses complotistes », Le Monde, 12 février 2021..
Sur un autre plan, le professeur marseillais Didier Raoult a beaucoup joué, tout au long de cette crise de la Covid-19, sur l’opposition entre Paris et Marseille. Ses prises de position ont trouvé un large écho localement. Ainsi, en avril 2020, 74% des habitants de PACA pensaient que le traitement à base de chloroquine était efficace contre la Covid-19, un score nettement supérieur à la moyenne nationale (59%14)Sondage Ifop pour Labtoo réalisé du 3 au 4 avril 2020 auprès d’un échantillon national représentatif de 1016 personnes..
Le grand Sud de la France se caractérise, par ailleurs, par une plus forte appétence pour les médecines douces ou alternatives. La densité de praticiens des médecines douces par département constitue un indicateur permettant d’évaluer l’audience de cette culture sur le territoire. La carte ci-dessous fait, en effet, ressortir plusieurs clivages géographiques marqués. On constate tout d’abord que les départements les plus urbanisés comptent un nombre de thérapeutes en médecines douces pour 100 000 habitants nettement supérieur à la moyenne nationale. Ceci est à mettre en lien avec une plus forte présence de cadres et de diplômés du supérieur, qui sont davantage adeptes de cette philosophie et de cette culture. À l’inverse, les départements populaires du quart nord-est du pays apparaissent relativement hermétiques au new age et aux médecines douces. Mais un deuxième clivage se fait jour avec une audience nettement plus significative de ces approches dans la partie sud du pays. On sait que les professions médicales se caractérisent par un fort héliotropisme, avec un taux de médecins généralistes et spécialistes très supérieur à la moyenne nationale dans les départements méditerranéens et plus globalement dans le sud du pays. On peut faire l’hypothèse que leurs alter ego œuvrant dans les médecines douces sont sensibles au même phénomène.
L’audience des médecines douces et alternatives par département
Mais cette plus importante prévalence dans le grand Sud renvoie également à la présence assez significative dans ces régions d’une population ayant opté pour des modes de vie écologistes et alternatifs. Il ne s’agit plus ici de cadres séduits par le new age californien, mais de néoruraux, de retraités ou de membres des petites classes moyennes se soignant par les plantes plutôt que par la chimie et les vaccins, en rupture avec la société de consommation et volontiers défiantes vis-à-vis des institutions gouvernementales et des grandes entreprises, qu’il s’agisse des laboratoires pharmaceutiques ou des opérateurs téléphoniques. On peut à ce stade faire un parallèle entre le refus vaccinal et l’opposition au déploiement de la 5G, phénomènes procédant d’une certaine manière de la même matrice technophobe.
Le bobo nantais et le décroissant ariégeois : les deux écologies
Depuis plusieurs années maintenant, des dizaines d’antennes-relais ont été incendiées un peu partout en France. Les revendications ou le profil des auteurs qui ont été identifiés par la justice font ressortir que les profils comme les motivations sont divers, avec notamment des « ultras-jaunes ». Mais on note néanmoins souvent la marque d’une mouvance anarcho-libertaire en lutte contre l’État et la société capitaliste. Un des foyers de ce courant « techno-critique » est situé dans la région grenobloise, autour notamment du collectif Pièces et main-d’œuvre (PMO pour les initiés). Au-delà des cercles militants, ce discours radical trouve un certain écho dans une frange de la population ayant adopté un mode de vie écolo-alternatif. La carte des destructions d’antennes-relais présente ainsi certaines similitudes avec celle du refus vaccinal, comme si, d’une certaine manière, ces deux phénomènes distincts constituaient des indices et des manifestations de l’existence d’une culture contestataire radicale et écolo-alternative dans ces régions courant du sud de l’Alsace aux Pyrénées.
Antennes-relais incendiées depuis 2017
L’épicentre de cette zone se situe dans l’ensemble formé par la Drôme, l’Isère et l’Ardèche, où les destructions d’antennes-relais ont été assez nombreuses. Parallèlement, le 18 mai 2021, un centre de vaccination était l’objet d’une tentative d’incendie à Nyons dans la Drôme et, le 16 juillet, celui de Lans-en-Vercors (Isère) était victime de dégradation, un incendie ayant partiellement détruit un autre équipement de ce type le 2 juin à Gap, dans le département voisin des Hautes-Alpes.
Certaines cartes électorales font également apparaître la géographie de cette culture politique écolo-alternative. C’est le cas notamment de la carte du vote en faveur de José Bové lors de l’élection présidentielle de 2007. Le candidat avait ainsi obtenu ses meilleurs scores dans un arc courant des montagnes ariégeoises aux Hautes-Alpes en passant par les Corbières, le Larzac où il vit, les Cévennes et le Diois. Lors de cette même élection, Dominique Voynet portait, elle, les couleurs des Verts. Si elle enregistra des scores supérieurs à sa moyenne nationale dans le sud de la région Rhône-Alpes, où José Bové avait aussi des soutiens, elle devança son concurrent dans la région lyonnaise, dans les Savoie, mais aussi en Alsace, en Bretagne, dans les Pays de la Loire et en Île-de-France, régions où le courant écologiste est traditionnellement assez bien implanté. Mais dans ces territoires, l’électeur écologiste, comme le consommateur de produits bio ou l’adepte des médecines douces ou alternatives est souvent socialement plus aisé et politiquement et culturellement moins en rupture avec la société de consommation que son homologue vivant dans les montagnes du grand Sud de la France. Si l’on devait caricaturer, on parlerait du « bobo nantais » et du « décroissant ariégeois ».
Les votes José Bové et Dominique Voynet au premier tour de l’élection présidentielle de 2007
Illustration du positionnement plus radical de ces électeurs vivant dans ce que nous avons appelé la « diagonale des mates », lors de l’élection présidentielle de 2017, c’est Jean-Luc Mélenchon qui est arrivé en tête dans ces territoires15Ainsi que dans les campagnes du Lot, du Quercy et du Périgord, qui présentent des similitudes socioculturelles avec les zones précédemment décrites., où le discours de l’« insoumis » mâtiné d’écologie a rencontré un écho certain. Une part significative de l’électorat écologiste des métropoles, d’Alsace ou du Grand Ouest opta, quant à elle, pour le vote Macron.
Le candidat arrivé en tête au premier tour de la présidentielle de 2017
L’arc littoral frontiste
Si notre « diagonale des mates » correspond à toute une partie de la vaste zone de défiance vaccinale méridionale identifiée par Emmanuel Vigneron, cette dernière englobe également le littoral méditerranéen qui est très différent géographiquement, sociologiquement et électoralement. Cet arc, qui s’étend de Perpignan à Nice, est constitué de plaines densément urbanisées où le vote frontiste est très élevé, Marine Le Pen y ayant largement viré en tête au premier tour de l’élection de 2017, comme le montre la carte précédente. Sur le littoral languedocien comme sur la Côte d’Azur, la culture politique a peu à voir avec la sensibilité écolo-alternative imprégnant les collines et les montagnes de l’arrière-pays. Un trait d’union existe cependant, celui d’une très forte hostilité au « système » et d’une défiance vis-à-vis de l’autorité étatique. Ce point constitue sans doute le terreau commun nourrissant dans ces deux électorats, idéologiquement très opposés, la forte opposition vaccinale.
L’électorat RN se caractérise, en effet, d’après les sondages de l’Ifop par une moindre couverture vaccinale. Ainsi, selon une enquête réalisée du 27 au 29 juillet 2021, pas moins de 38% des électeurs de Marine Le Pen déclaraient n’avoir reçu aucune injection contre la Covid-19, contre 26% seulement dans l’ensemble de la population adulte. Mais cette réticence vaccinale de l’électorat frontiste semble plus affirmée dans les fiefs méridionaux du parti que dans ceux du Nord. Pour ne prendre que quelques exemples, l’indice de niveau de vaccination calculé par Emmanuel Vigneron16Cet indice a été construit pour écarter le biais de l’âge et pouvoir comparer les territoires en ayant neutralisé ce paramètre. L’indice 100 correspond à la moyenne nationale. varie ainsi de 108 pour la communauté d’agglomération de Béthune-Bruay, Artois-Lys Romane, qui englobe la ville Bruay-la-Buissière conquise par le RN en 2020, à 87 dans celle de Var-Estérel-Méditerranée, qui comporte la commune frontiste de Fréjus ; l’indice se situant à 89 dans la communauté d’agglomération de Béziers-Méditerranée, présidée par Robert Ménard.
La présence d’un électorat frontiste important ne joue donc pas systématiquement en faveur d’une plus faible vaccination dans le territoire en question. Sur la carte réalisée par Emmanuel Vigneron, une bonne partie des Hauts-de-France et du Grand Est, bastions lepénistes traditionnels, affiche, par exemple, un indice de vaccination supérieur à la moyenne nationale. Le fait que le littoral méditerranéen, terre frontiste par excellence, se caractérise par une défiance vaccinale plus marquée constitue une nouvelle illustration des différences de culture politique régionale existant au sein de l’électorat lepéniste. Dans une note datant de 201317« Front du Nord, Front du Sud », Ifop, Focus n°92, août 2013., nous avions mis en lumière que l’électorat frontiste du Nord était plus étatiste sur le plan économique, quand celui du Sud était plus libéral avec une forte inclinaison antifiscale et volontiers poujadiste. Il semble que cette différence de tempérament se décline également sur le plan sanitaire, avec un électorat frontiste méridional plus frondeur et défiant que celui du Nord et de l’Est, répondant davantage aux injonctions étatiques en faveur de la vaccination.
On peut aussi retrouver la trace du tropisme plus réfractaire et plus poujadiste de l’électorat frontiste méridional dans le déroulement de la crise des « gilets jaunes ». Au début de ce mouvement, la mobilisation sur les ronds-points fut aussi importante dans les zones frontistes du Nord et du Sud, mais alors qu’assez rapidement la mobilisation s’essouffla dans le Nord, la pression monta crescendo dans le Sud. Le long d’un arc méditerranéen se déployant de Perpignan jusqu’au Vaucluse, le mouvement s’est poursuivi avec une forte intensité durant plusieurs semaines avec la persistance de points de blocage et des violences se soldant par la destruction de très nombreuses barrières de péage sur la plaine littorale du Languedoc-Roussillon et dans la basse vallée du Rhône. La carte suivante fait apparaître que cet « arc de crise » correspond à la zone de plus fort vote frontiste dans la région, territoires se caractérisant, par ailleurs, par une résistance à la vaccination.
Vote Le Pen et mobilisation « gilets jaunes » dans le Languedoc-Roussillon et le Vaucluse
Si la crise des « gilets jaunes » et l’opposition à la vaccination contre la Covid-19 sont deux phénomènes de nature différente, des connexions et des relations existent entre elles. Elles illustrent, en effet, toutes deux une forme de défiance vis-à-vis du « système » et du pouvoir. Ainsi, d’après les données de l’Ifop, seules 49% des personnes se définissant comme « gilets jaunes » ont reçu une première injection, cette proportion grimpant à 83% parmi la population ne soutenant pas les « gilets jaunes ».
Ainsi, quand dans l’arrière-pays méditerranéen la sous-vaccination renvoie à l’influence d’une culture écolo-alternative, dans la plaine littorale elle est le fait d’une autre population, tout aussi défiante, mais dont l’opposition radicale au gouvernement s’exprime par le vote RN et la mobilisation dans les rangs des « gilets jaunes ».
- 1Voir Philippe Boulanger, « Le refus de l’impôt du sang. Géographie de l’insoumission en France de 1914 à 1922 », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 188, décembre 1997.
- 2Voir Frédéric Salmon, Atlas électoral de la France : 1848-2001, Paris, Seuil, 2001.
- 3Adapté du livre d’Eugène Le Roy, Jacquou Le Croquant, un feuilleton télévisé du même nom est diffusé en 1969 et a trouvé un très large écho dans le public.
- 4Voir Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, Gallimard, 1977.
- 5
- 6
- 7Voir Jeanne-Marie Viel, « Le rôle des néoruraux dans le canton d’Oust, Ariège », Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 55, fascicule 4, 1984, pp. 441-455.
- 8Un marché paysan bio a, par exemple, lieu dans la commune de La Bastide-de-Sérou.
- 9Voir « Les “mauvaises herbes” de Prades », L’Humanité, 26 août 2000.
- 10
- 11
- 12
- 13
- 14)Sondage Ifop pour Labtoo réalisé du 3 au 4 avril 2020 auprès d’un échantillon national représentatif de 1016 personnes.
- 15Ainsi que dans les campagnes du Lot, du Quercy et du Périgord, qui présentent des similitudes socioculturelles avec les zones précédemment décrites.
- 16Cet indice a été construit pour écarter le biais de l’âge et pouvoir comparer les territoires en ayant neutralisé ce paramètre. L’indice 100 correspond à la moyenne nationale.
- 17« Front du Nord, Front du Sud », Ifop, Focus n°92, août 2013.