Alors qu’à Madrid s’est achevée la COP25 – décevant à plus d’un titre, l’accord signé ne portant que sur des avancées minimes –, Jourdain Vaillant, rédacteur du Pacte Finance-Climat (2019), expert associé à la Fondation et membre du groupe de travail sur la justice climatique piloté par la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), reprend la proposition de Lucas Chancel et Thomas Piketty d’une taxation progressive sur les billets d’avion. L’aviation étant une source importante d’émission de gaz à effet de serre, cette taxation permettrait de financer l’adaptation au changement climatique et participerait à la mise en place d’une transition juste.
Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
Molière, Tartuffe, acte IV, scène 5.
« L’aviation bénéficie d’un régime fiscal unique », indique un rapport publié par la Commission européenne en juin dernier. Alors que le Conseil de l’Union européenne envisage de concert une révision de la directive de 2003 sur la taxation de l’énergie et un projet de taxe sur l’aviation, une voie se dessine pour qu’émerge un régime fiscal équitable. La question d’une taxe écologique sur l’aviation se pose à tous les niveaux réglementaires, qu’ils soient nationaux, européens ou globaux. Les dérogations du passé ne sauraient justifier toute inertie.
L’aviation est en passe de devenir une source importante et croissante d’émissions de gaz à effet de serre. Elle n’est visée que par des programmes relativement peu ambitieux de réduction de celles-ci. Jusqu’à présent, aucun cadre réglementaire multilatéral n’a donné lieu à un signal-prix efficace susceptible d’en atténuer l’attrait. Dans le même temps, l’adaptation au changement climatique souffre d’un déficit de financement. La création d’une taxe progressive sur les billets d’avion serait à la fois une source de financement pertinente pour l’adaptation au changement climatique et un vecteur de justice sociale.
Le financement de l’adaptation au changement climatique est insuffisant et les émissions du transport aérien connaissent une croissance exponentielle
Le Fonds vert pour le climat (2010), principal instrument multilatéral de financement de l’adaptation au changement climatique, est insuffisamment financé par les pays développés. Malgré l’objectif de mobiliser 100 milliards de dollars par an à partir de 2020, la carence est loin d’être comblée. La dernière conférence de reconstitution du Fonds vert a permis de recueillir près de 10 milliards de dollars pour la période 2020-2023.
Dans le même temps, le volume du trafic aérien mondial double tous les quinze ans. Le transport aérien pourrait atteindre 8,2 milliards de passagers dans le monde en 2037, contre 4,1 milliards en 2017. Il est responsable de 5% du réchauffement climatique anthropique et les émissions totales du transport aérien devraient au moins tripler d’ici 2050. Cette tendance n’est en rien conforme à l’Accord de Paris (2015).
En tenant compte de la pollution par personne et par kilomètre, le transport aérien est considéré comme le moyen de transport le plus polluant. Les rejets populaires dont il fait l’objet, tel que le « flygskam », ne seront pas discutés ici. Les compagnies aériennes savent déjà combien il est vital qu’elles s’embarquent dans une métamorphose. Il ne s’agira pas seulement de leur survie à elles seules.
Le secteur de l’aviation est exclu des mécanismes internationaux de réduction des émissions de gaz à effet de serre
Les émissions du transport aérien international ne sont pas couvertes par le Protocole de Kyoto (1997) et l’Accord de Paris. En vertu de la Convention de Chicago (1944), le kérosène ne peut être soumis à une taxation internationale. Une telle taxe ne pourrait être introduite qu’aux niveaux nationaux. En 2016, l’Organisation de l’aviation civile internationale a certes mis en place un outil pour limiter l’impact climatique du secteur, le Système de compensation et de réduction des émissions de carbone dans l’aviation internationale (dit « Corsia »). Fondé sur le volontarisme, le mécanisme qui en résulte semble incapable de compenser plus de 20% des émissions du secteur
Étant donné la possibilité, peu probable, d’établir un consensus européen pour remodeler les dispositions multilatérales ou d’obtenir un accord unanime sur une disposition fiscale, des alternatives réalistes ne peuvent être que nationales. Celles-ci pourraient ainsi contribuer au financement de l’adaptation au changement climatique ou de l’atténuation de ses effets, et ouvrir la voie à une justice climatique.
Il n’y a pas d’obstacle juridique à une taxe progressive supportée par les clients des compagnies aériennes
Chacun conçoit désormais l’inefficacité des dispositifs multilatéraux purement climatiques. Il nous faut sortir du « dilemme du prisonnier » que jouent, presque par nature, les États signataires des accords internationaux. Il nous faut des leviers pertinents, puissants, incontournables. La coalition des intérêts nationaux n’aboutit pas assez vite à des transformations. Nous gagnerions beaucoup à entrer dans une phase de mobilisation des intérêts privés. De nos intérêts privés. Non seulement parce que le choix nous en est donné, mais aussi parce que cela nous permet d’aller plus en avant dans l’exigence de justice sociale.
À cet égard, une approche fondée sur les émissions individuelles plutôt que sur les émissions nationales pourrait accroître le volume global de l’aide à l’adaptation au changement climatique. Deux économistes français, Lucas Chancel et Thomas Piketty, ont développé un instrument statistique capable de combiner inégalités de revenus et émissions de CO2. D’après leurs conclusions, 10% des individus les plus émetteurs sur Terre sont responsables de 45% des émissions mondiales. Les émissions mondiales sont donc concentrées dans les classes les plus aisées.
Une taxe sur les billets d’avion répond à la question « Qui paie quoi ? » de la manière la plus équitable. Dans la logique de l’équité, il ne s’agit plus de baser le financement de l’adaptation au changement climatique sur la contribution des pays, mais plutôt sur la contribution des individus qui émettent le plus.
Le transport aérien peut se démarquer comme un relativement bon marqueur de revenus élevés et de modes de vie fortement émetteurs de CO2. Il est généralement associé à un niveau de vie élevé – du moins au niveau mondial – et opère généralement une distinction entre les différents groupes de revenus ou groupes sociaux avec le système classe économique / première classe / classe affaires. (…) [Une telle taxe] atteindrait les personnes à revenu élevé et les grands émetteurs.
Augmenter le coût de chaque billet d’avion aiderait considérablement à financer l’adaptation au changement climatique. Selon les calculs de Lucas Chancel et Thomas Piketty, taxer tous les billets d’avion de première classe jusqu’à 180 euros et tous les billets d’avion de classe économique jusqu’à 20 euros générerait 150 milliards d’euros (170 milliards de dollars) chaque année au niveau mondial. Les vols nationaux et internationaux pourraient également être différenciés, de manière à rendre cette contribution encore plus juste socialement. Cette taxe pourrait également être ajustée en fonction du pouvoir d’achat local.
Il existe un précédent à cette initiative. Une taxe progressive de solidarité sur les billets d’avion a été instaurée après le Forum de Paris de 2005 sur l’efficacité de l’aide au développement. Initialement signée par 30 pays, la taxe a été mise en œuvre dans neuf d’entre eux. Son montant varie entre 1 et 45 euros par billet. Elle génère aujourd’hui 200 millions d’euros par an. Ses revenus financent des organisations internationales du domaine de la vaccination et de la lutte contre les épidémies.
Une fiscalité progressive sur les billets d’avion présente l’avantage de financer des fonds d’adaptation au changement climatique sans impliquer les populations les plus vulnérables. Étant donné que cette taxe s’appliquerait à toutes les compagnies aériennes, qu’elles soient nationales ou étrangères, le risque de violation du droit de la concurrence serait en outre très faible.
Au vu des pratiques récentes des compagnies aériennes, on peut douter de l’impact réel sur le prix des billets d’avion. Le marché est tellement concurrentiel que les compagnies pourraient compenser l’augmentation sur leurs contrats avec les aéroports et les prestataires de services tels que les assistants en escale, plutôt que sur les prix de vente des billets – lesquels pourraient d’ailleurs raisonnablement supporter une augmentation. Dans un scénario de mise en œuvre complète du scénario Chancel-Piketty, le surcoût important pourrait, il est vrai, entraîner la fermeture de petits aéroports. L’adaptation au changement climatique nécessite de profonds changements. Les revenus générés par cette taxe faciliteraient l’aboutissement de la transition entre de petits aéroports inutilement polluants vers de plus amples interconnexions ferroviaires souvent réclamées par les usagers du rail.
L’aviation est une utopie qui risque de se transformer en symptôme. Nous vivons une occasion cruciale de « civiliser la menace ». Alors que ladite guerre contre le changement climatique se déroule sous nos latitudes, ceux qui comprennent qu’elle est d’abord un défi logistique prennent de l’avance. Ils seront en mesure de façonner un avenir durable.
Le transport aérien doit être conçu comme un concentré de nos questions les plus brûlantes. Nous ne sommes pas égaux lorsqu’il s’agit de prendre l’avion. Il convient de vite en tirer des conséquences, tout en gardant en tête que la transition écologique ne peut décemment se faire sans justice sociale – qui pourrait en douter dorénavant ? Les prévisions indiquent que cette source d’émissions de gaz à effet de serre s’apprête à devenir massive. Nous avons la responsabilité de nous confronter à cette problématique de manière concertée. Une taxation progressive est une réponse simple et puissante.
Cette note est disponible en anglais sur le site du Progressive Post, magazine de la Fondation européenne d’études progressistes.