Pour une démocratisation du travail : transformer l’entreprise par le « dividende salarié »

Le « dividende salarié », qui vise à augmenter la rémunération des salariés sur la base d’une participation aux bénéfices, suscite des débats aussi bien auprès du patronat que des syndicats. S’inspirant d’un dispositif existant aux États-Unis, Timothée Duverger, co-directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et l’innovation locales de la Fondation Jean-Jaurès, et Christophe Sente, docteur en sciences politiques et sociales, proposent d’en faire l’outil d’une véritable démocratisation de l’entreprise.

Le 20 janvier de cette année, le ministre des Finances a annoncé que « le dividende salarié […] proposé par le président de la République […] sera mis en œuvre »1Laëtitia Lienhard, « « Nous mettrons en place le dividende salarié », insiste Bruno Le Maire », Le Figaro, 20 janvier 2023.. Depuis la campagne présidentielle, cette proposition qui vise à augmenter la rémunération des travailleurs sur la base d’une participation aux bénéfices fait débat. Elle présente la caractéristique d’éveiller jusqu’à présent peu d’enthousiasme dans les rangs du patronat et la méfiance des syndicats, mobilisés par la réforme des retraites. 

Or, plus qu’un simple intéressement aux bénéfices, la proposition de dividende salarié pourrait aboutir à une véritable démocratisation de l’entreprise, à condition de s’inspirer des Employee Stock Ownership Plans (Esop) existants aux États-Unis, consistant à transférer la propriété de l’entreprise aux salariés. Cet instrument pourrait venir consolider le développement de l’économie sociale, mais aussi l’ensemble du secteur des petites et moyennes entreprises qui connaissent d’importantes difficultés de transmission.

Ainsi pensée, l’introduction d’un dividende salarié augmenterait la gamme des dividendes retirés par les travailleurs du régime salarial. 

Une fenêtre d’opportunité

S’il a l’avantage de fournir un revenu et de financer des droits sociaux dans un cadre contractuel, le salariat ne fournit pas une garantie d’emploi. La stabilité de l’emploi, voire le plein-emploi au plan macroéconomique, ne dépend en effet pas de l’organisation du travail sous la forme du salariat mais de la santé économique des entreprises, de la qualité de la négociation collective et des choix de la gestion de ressources humaines, parfois qualifiées de « capital humain ».

La fenêtre d’opportunité ouverte voici quelques semaines par la proposition d’un « dividende salarié », c’est-à-dire d’une forme d’intéressement des travailleurs aux bénéfices de l’activité entrepreneuriale collective, pourrait changer la donne.

Elle est susceptible d’augmenter les revenus du travail, mais aussi de protéger l’emploi à l’intérieur d’une réforme de l’entreprise à inscrire dans le prolongement de la loi Pacte.

L’enjeu d’une compréhension ambitieuse du « dividende salarié » est d’exporter le principe d’une responsabilité collective entrepreneuriale – qui caractérise déjà les entités de l’économie sociale et solidaire (ESS) – dans le cadre de l’économie de marché au sens large et, plus particulièrement, à destination des petites et moyennes entreprises. De celles-ci dépendent en effet la résilience économique européenne et le maintien d’emplois dans le cadre national.

Le débat qui s’ouvre sur le « dividende salarié » survient dans un double contexte. Depuis la présentation par la Commission européenne, en décembre 2021, de son plan d’action « Construire une économie au service des personnes », l’Union européenne reconnaît l’importance de l’économie sociale, définie par l’implication de ses travailleurs dans des projets entrepreneuriaux partagés, et ce notamment dans la redéfinition de ses politiques industrielles, puisqu’elle en a fait l’un des quatorze écosystèmes de sa stratégie industrielle.  

Depuis plusieurs années, les PME sont non seulement exposées aux conséquences de crises économiques et sanitaires, mais aussi au risque d’une cessation d’activités par des propriétaires vieillissants.

Selon les données publiées par l’Observatoire national des greffiers des tribunaux de commerce, 365 000 entreprises ont été radiées en 2022, soit une augmentation de 13% par rapport à 2021 et de 56% par rapport à 2020. Le Syndicat des indépendants et des TPE a particulièrement alerté, l’été dernier, sur le poids qu’y pèsent les cessations volontaires d’activité2Coline Vazquez, « Entreprises : les cessations d’activité volontaires explosent en France (+ 100% en deux ans) », La Tribune, 17 juin 2022.. On constate de plus un vieillissement des dirigeants de PME et des ETI. S’ils étaient moins de 15% à avoir plus de 60 ans en 2005, ils étaient 25% en 2020. La part des PME et des ETI dont le dirigeant est âgé d’au moins 66 ans a même doublé, passant de 5,5% à 11,3%3BPCE L’Observatoire, « Cession des PME et des ETI en 2019 », avril 2021..

De surcroît, le nombre des créations d’entreprises ne suffit pas à compenser le risque d’une insécurité économique pesant, dans le secteur des PME, tant sur les employés en âge d’activité que sur les indépendants auxquels un rachat de leur entreprise n’est pas garanti par le seul marché.

S’inspirer des Esop

La force et l’intérêt de la proposition de « dividende salarié » défendue par le président de la république, alors qu’il n’était encore que candidat à sa propre succession, et mise sur la table des acteurs des mondes du travail au mois de novembre 2022 sont de n’avoir aucun contenu définitif. L’idée est d’augmenter la participation des salariés. Définie de la sorte, elle permet le débat.

En tant qu’élément de langage, le terme de « dividende salarié » est sans doute neuf. En revanche, la notion a une histoire et une actualité, en particulier aux États-Unis où elle séduit tant à gauche qu’à droite et tant des travailleurs que leurs employeurs. En effet, dans ce pays, le régime salarié procure déjà à un nombre non négligeable de travailleurs un dividende supplémentaire : celui d’un accès à la propriété de l’entreprise et aux revenus que celle-ci procure en sus de la rémunération déterminée par les termes du contrat d’embauche4Corey Rosen, John Case, Ownership: Reinventing Companies, Capitalism, and Who Owns What, Berrett-Koehler Publishers, 2022..

Cet accès à la propriété signifie que des employés sont détenteurs d’actions, mais dans un format qui ne se confond pas avec l’actionnariat populaire qui a pu être prôné par des courants libéraux traditionnels. Aux États-Unis, lorsqu’un employé obtient des droits de propriété sur l’entreprise à laquelle il participe dans le cadre du régime dit de l’Esop (Employee Stock Ownership Plan), il n’a pas la possibilité d’en revendre les titres sur le marché secondaire. Que la société prenne ou non la forme juridique d’une coopérative, il obtient de facto un statut de co-entrepreneur qui lui confère un droit de vote et un droit aux dividendes de l’activité. Ce n’est que lors de son départ – présumé volontaire et le plus souvent pour limite d’âge – de la société que le travailleur revend ses parts à ses co-entrepreneurs et en retire un capital qui viendra, le cas échéant, compléter ses revenus d’inactivité.

L’Esop n’a pas été pensé à l’intérieur du mouvement syndical, mais par des économistes progressistes de différentes obédiences, inspirés par l’implication des travailleurs dans l’entreprise et la protection de celle-ci à l’égard de la logique actionnariale, possiblement destructrice d’emplois, incarnée par le private equity. Le raisonnement est simple : si les travailleurs accèdent à la propriété, non seulement ils sont susceptibles de s’impliquer dans l’entreprise davantage que de simples employés, mais l’entreprise elle-même est protégée du risque d’un rachat par des tiers, moins soucieux d’investir à long terme que de retirer un bénéfice immédiat de leur acquisition. En outre, l’Esop ne fait pas peser le financement de l’entreprise sur l’épargne des travailleurs qui ne doivent pas acheter les parts dont ils deviennent des co-propriétaires.

Présenté dans ses grandes lignes, le mécanisme est le suivant. Lorsqu’une entreprise décide d’activer le dispositif de l’Esop, une société tierce est créée et progressivement dotée des moyens financiers qui lui permettront d’acheter, au moment voulu, à la société-mère les parts constituant le capital de celle-ci. Ce sont donc les bénéfices, éventuellement complétés par le produit d’un emprunt, de la société-mère qui alimentent la société tierce. Lorsque l’opération de rachat est réalisée, le montant du rachat est versé aux anciens propriétaires de la société-mère et la société tierce devient l’institution auprès de laquelle les travailleurs détiennent des comptes-titres individualisés. Autrement dit, la société tierce – qui aux États-Unis revêt la forme d’un trust – devient un syndicat d’actionnaires dont les missions sont d’en conserver les titres et de participer, sur la base de ceux-ci, à la gouvernance de la société-mère.

Aux États-Unis, c’est-à-dire à l’échelle de l’État fédéral comme à celle d’États de l’Union, le procédé de l’Esop bénéficie d’un cadre réglementaire et son utilisation par les entrepreneurs, c’est-à-dire tant par les employeurs que par les employés, est encouragée par divers dispositifs fiscaux depuis les Tax Reform Acts de 1984 et 1986. Ce cadre est toujours en cours d’évolution et a bénéficié de l’apport d’élus républicains comme démocrates, parmi lesquels Bernie Sanders.

De l’autre côté de l’Atlantique, des différences de vue séparent ceux qui privilégient un transfert sous la forme d’un one-shot de la propriété aux employés et les tenants d’une approche gradualiste pour lesquels il suffit que les travailleurs disposent collectivement d’une part substantielle du capital pour que le procédé soit efficace. Cependant, par-delà ces divergences, le processus est apprécié par ses bénéficiaires et fait l’objet d’évaluations régulières ainsi que d’un intérêt scientifique, notamment au sein de la Rutgers University5Christopher Mackin, Toward an Economic Democracy, The New Republic, 2020..

L’Esop n’offre pas une garantie d’emploi absolue dès lors que le risque économique, inhérent à l’existence même du marché, ne disparaît pas, même si l’emploi y est plus stable6Fidan Ana Kurtulus et Douglas Kruse, « An empirical analysis of the relationship between employee ownership and employment stability in the US: 1999-2011 », British Journal of Industrial Relations, vol. 56, n°2, 2018, pp. 245-291.. En revanche, il augmente la rémunération des travailleurs en même temps qu’il pérennise l’activité en protégeant celle-ci de la spéculation ainsi que des tendances monopolistiques du capitalisme. Sur ce dernier point, il est en effet douteux que, une fois devenus les capitalistes de leur propre activité économique, les travailleurs disposent des fonds nécessaires pour acquérir d’autres sociétés.

Le débat sur l’intérêt de l’Esop dans le cadre de la mise en place d’un dividende salarié en France est justifié par plusieurs lignes d’arguments. La première est que l’idée de l’association des travailleurs aux bénéfices comme à la gouvernance de l’entreprise n’appartient pas seulement à des courants de pensée américains qui comprennent les héritiers de John Dewey et de Louis Kelso. On la retrouve en Europe au XIXe siècle dans la doctrine sociale de l’Église catholique et chez des socialistes non marxistes, mais aussi dans la réflexion politique d’hommes d’État, parmi lesquels Michel Rocard et Charles de Gaulle7Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, La réforme de l’entreprise : un modèle français de codétermination, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2022.. De même, dans le monde du travail, une tradition autogestionnaire inspire la CFDT tandis que le rapport Sudreau de 1974 défendait des formes de démocratisation de l’entreprise pour répondre, à une époque qui ne connaît pas encore l’expression de « slow quitting », au problème décrit par le théoricien de l’écosocialisme André Gorz dans les termes « l’absentéisme, le turnover, le travail bâclé8André Gorz, Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1973, p 108, cité par Nicolas Aubert et Xavier Hollandts , op. cit., p. 65. ».

La deuxième est que le mécanisme de l’Esop n’est pas typiquement anglo-saxon. La possibilité de le transposer a non seulement été testée en Grande-Bretagne où le régime de l’EOT (Employee Ownership Trust) a été adopté, mais aussi, sur le continent, un travail pionnier est réalisé sous l’égide de l’Institut pour la démocratie économique de l’université de Ljubljana9Tej Gonza, L’Esop, une piste pour l’économie sociale, publication en ligne.. Il a contribué, d’une part, à la diffusion en Slovénie d’un SloEsop qui retient l’attention du gouvernement et, d’autre part, à l’élaboration d’un modèle européen d’Esop susceptible d’inspirer les différents États de l’Union, à charge pour ceux-ci d’en adapter les mécanismes au contexte national.

La troisième est que la mise en lien du projet d’un dividende salarié et des potentialités de l’Esop est de nature à permettre un débat pluraliste fondé sur la rencontre des intérêts des travailleurs et des dirigeants du secteur des petites et moyennes entreprises. Ce débat est d’autant plus justifié que les intérêts des uns et des autres sont menacés par des facteurs économiques comme démographiques et que la transition écologique demande une solidarité aussi bien nationale qu’européenne.

Au-delà de la coopérative

En Europe, l’économie sociale a longtemps été pensée comme un tiers secteur visant à répondre à des besoins sociaux non satisfaits par le marché ou les pouvoirs publics. En témoigne le succès de la notion d’entreprise sociale caractérisée comme « une entreprise dont le principal objectif est d’avoir une incidence sociale plutôt que de générer du profit pour ses propriétaires ou ses partenairesCommunication de la Commission européenne, « Initiative pour l’entrepreneuriat social. Construire un écosystème pour promouvoir les entreprises sociales au cœur de l’économie et de l’innovation sociales », 25 octobre 2011. ».

L’expérience américaine tend aujourd’hui à démontrer, comme le succès en Espagne du groupe coopératif Mondragon10Nick Romeo, « How Mondragon became the World’s largest Co-Op », The New Yorker, 27 août 2022., que les modes de gouvernance et de rémunération qui les inspirent peuvent être diffusés dans l’économie de marché, et sans doute plus particulièrement dans le secteur des petites et moyennes entreprises.

L’ESS offre déjà des outils pour la transmission ou la reprise d’entreprises par les salariés. Selon les chiffres de la Confédération générale des Scop et des Scic, sur les 4 122 sociétés qu’elle comptait fin 2021, 8% provenaient de la reprise d’entreprises en difficulté et 15% de la transmission d’entreprises saines, ce qui représente au total près d’un quart de sa population. Les travaux de la chaire Alter Gouvernance ont fait état de la nécessité de conjuguer quatre conditions pour la réussite d’une reprise en Scop : la légitimation du projet dans son environnement, la formation d’une culture gestionnaire, l’implication de l’ensemble des salariés et la construction de règles, outils et pratiques adaptés11Émilie Bargues, Bertrand Valiorgue et Xavier Hollandts, « Quatre conditions pour réussir une reprise d’entreprise en Scop », The Conversation, 7 décembre 2017..

L’ESS a l’avantage d’offrir des modèles avancés au mouvement de démocratisation de l’entreprise, qui font la preuve de leur performance, tant du point de vue de leur survie que de leur productivité12Thibault Mirabel, Performance and rarity of worker-owned firms: empirical evidence from France, thèse de sciences économiques sous la direction de Nadine Levratto, Université Paris-Nanterre, 2022.. Cependant, malgré son accélération récente, le rythme de développement des Scop nous invite à diversifier la stratégie en l’arrimant aux mécanismes de l’Esop…

En conclusion, l’adaptation du modèle de l’Esop au cadre national français, voire à l’environnement juridique européen sur la base d’un projet de directive qui reste à élaborer, constitue une façon de donner un contenu ambitieux à la proposition de « dividende salarié » lancée par le président de la République.

Elle répondrait tant aux besoins des petites et moyennes entreprises menacées d’extinction qu’aux intérêts de l’économie sociale et solidaire qui gagnerait à diffuser ses modèles.

Enfin, le mécanisme de l’Esop n’est en rien contradictoire avec le projet de « dividende sociétal »13Alain Guillemoles, « Le Crédit mutuel crée un dividende sociétal », La Croix, 5 janvier 2023., récemment mis sur la table par d’autres acteurs, qui se conçoit comme le principe de l’attribution d’une partie du résultat net annuel d’une entreprise au financement de projets à forte plus-value sociale et environnementale. Au contraire, il offre une garantie à l’effectivité d’une telle affectation du bénéfice économique en en confiant la responsabilité aux travailleurs d’une entreprise dont les mécanismes de la gouvernance se trouvent réformés.

  • 1
    Laëtitia Lienhard, « « Nous mettrons en place le dividende salarié », insiste Bruno Le Maire », Le Figaro, 20 janvier 2023.
  • 2
    Coline Vazquez, « Entreprises : les cessations d’activité volontaires explosent en France (+ 100% en deux ans) », La Tribune, 17 juin 2022.
  • 3
    BPCE L’Observatoire, « Cession des PME et des ETI en 2019 », avril 2021.
  • 4
    Corey Rosen, John Case, Ownership: Reinventing Companies, Capitalism, and Who Owns What, Berrett-Koehler Publishers, 2022.
  • 5
    Christopher Mackin, Toward an Economic Democracy, The New Republic, 2020.
  • 6
    Fidan Ana Kurtulus et Douglas Kruse, « An empirical analysis of the relationship between employee ownership and employment stability in the US: 1999-2011 », British Journal of Industrial Relations, vol. 56, n°2, 2018, pp. 245-291.
  • 7
    Nicolas Aubert et Xavier Hollandts, La réforme de l’entreprise : un modèle français de codétermination, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2022.
  • 8
    André Gorz, Critique de la division du travail, Paris, Seuil, 1973, p 108, cité par Nicolas Aubert et Xavier Hollandts , op. cit., p. 65. »
  • 9
    Tej Gonza, L’Esop, une piste pour l’économie sociale, publication en ligne.
  • 10
    Nick Romeo, « How Mondragon became the World’s largest Co-Op », The New Yorker, 27 août 2022.
  • 11
    Émilie Bargues, Bertrand Valiorgue et Xavier Hollandts, « Quatre conditions pour réussir une reprise d’entreprise en Scop », The Conversation, 7 décembre 2017.
  • 12
    Thibault Mirabel, Performance and rarity of worker-owned firms: empirical evidence from France, thèse de sciences économiques sous la direction de Nadine Levratto, Université Paris-Nanterre, 2022.
  • 13
    Alain Guillemoles, « Le Crédit mutuel crée un dividende sociétal », La Croix, 5 janvier 2023.

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