Pour une démocratie progressiste

Dans le cadre de ses réflexions sur la gauche latino-américaine, Saúl Escobar, économiste et historien mexicain, présente l’essai de Cuauhtémoc Cárdenas, Pour une démocratie progressiste.

Cuauhtémoc Cárdenas (né en 1934) est l’une des figures tutélaires de la gauche mexicaine. Il a milité à partir de 1954 au sein du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), formation héritière de la Révolution mexicaine. Il a quitté ce parti, avec le « Courant démocratique » priiste en 1987, lui reprochant d’avoir abandonné les valeurs sociales et démocratiques de la Révolution.
Il a fondé en 1989, avec six autres groupes, communistes et socialistes, une force rénovatrice démocratique et sociale, le PRD (Parti de la révolution démocratique). Au nom des mêmes valeurs, selon lui de moins en moins respectées par le PRD, il l’a quitté en 2014, sans pour autant rejoindre le MORENA (Mouvement de régénération nationale), créé en 2011 par Andrés Manuel Lopez Obrador, passé lui aussi du PRI au PRD.
Cuauhtémoc Cárdenas a été gouverneur du Michoacan, de 1980 à 1986, et en 1997 le premier maire de Mexico, issu d’une votation populaire. Il a été candidat malheureux aux présidentielles de 1988, de 1994 et de 2000. 
Cuauhtémoc Cárdenas est le fils du général Lazaro Cárdenas, président du Mexique de 1934 à 1940. Lazaro Cárdenas durant son mandat a nationalisé les pétroles et créé la société Pemex ; il a mis en œuvre une vigoureuse réforme agraire, et accueilli plusieurs milliers de réfugiés républicains espagnols.
Jean Jacques Kourliandsky, directeur de l’Observatoire de l’Amérique latine de la Fondation

Cuauhtémoc Cárdenas Solorzano (CSS) vient de publier un livre intitulé Pour une démocratie progressiste (Penguin House Editorial, novembre 2021). Son point de départ repose sur cette thèse : la Révolution mexicaine [de 1910 à 1920] a voulu édifier une nation démocratique. Les idées issues de cet événement restent actuelles et font partie des courants libertaires et progressistes que nous avons connus au long de notre histoire.

Le texte de CCS est d’abord une histoire des idées forgées dans le cadre du mouvement révolutionnaire. Il y consacre une bonne partie de son œuvre, les quinze premiers chapitres. On trouve donc là une relecture des idées de Flores Magon, Francisco Madero, Emiliano Zapata, Venustiano Carranza, des mouvements paysans et ouvriers, des constituants de 1917, de Salvador Alvarado, Felipe Carrillo Puerto et Lazaro Cárdenas. Ensuite, l’analyse se poursuit jusqu’à la fondation du MLN [Mouvement de libération nationale] (1961), de la CD [Courant démocratique] et du FDN [Front démocratique national] (1986 et 1989). Ces idées distinctes et parfois opposées traitent des diverses situations qui se sont présentées au gré des événements. Il ne s’agit pas d’une idéologie homogène venue d’une école de pensée, mais d’un large éventail d’analyses et propositions apparues en livres, brochures, proclamations, manifestes collectifs et programmes de gouvernement, et de partis politiques. En dépit de cette diversité, il y a selon CSS une ligne fondamentale unificatrice, « la démocratie progressiste ».

Ce livre propose aussi une définition de ce type de démocratie : « Ceux qui ont participé à la Révolution mexicaine ne concevaient pas la mise en place d’une démocratie sans adjectifs […] leur démocratie n’était pas abstraite […] comme la démocratie sans contenu, en fausse fenêtre, pratiquée à l’époque du « porfiriato » [de Porfirio Diaz, président « à vie » du Mexique de 1876 à 1911], qui est celle même que pratique le néolibéralisme […] dont les intérêts et l’esprit sont exclusivement ceux de la démocratie électorale qui exclut les autres formes d’expression démocratique, en particulier celles touchant au social et à la répartition équitable des ressources. ».

Un autre point abordé est celui relatif aux idées de la Révolution mexicaine et le socialisme. Un rappel est fait au propos du Général [Lazaro Cárdenas] qui partageait l’idée selon laquelle, « une fois réalisés les objectifs de la Révolution mexicaine, la nation et la société pourraient aller vers un système socialiste ». CSS ajoute : « ni Cárdenas, ni ses contemporains, ni les spécialistes contemporains de la Révolution ne nous ont donné une ligne de réflexion sur le modèle et les caractéristiques principales qui seraient ceux du socialisme ». CSS se risque à proposer une « approche » de ce concept : respect absolu du droit des gens, à leur liberté d’expression, un interventionnisme économique fort de l’État afin de garantir croissance, distribution équitable des bénéfices entre le travail et le capital, développement équilibré des régions, marchés compétitifs, organisation autonome des travailleurs, réforme agraire encourageant l’organisation collective des communautés (« ejidos ») et, en matière internationale, le respect de l’autodétermination des peuples et la non-ingérence.

Il poursuit pour enlever tout espèce de doute : « le socialisme imaginé par Lazaro Cárdenas, tel que je l’interprète, ne suppose pas que l’intervention de l’État en fasse le propriétaire de tous les moyens de production ; il préférait l’autogestion […], [et que par conséquent] la direction, l’organisation du travail et les bénéfices soient partagés entre travailleurs et entreprises (privées comme publiques).

Mais, dit CSS, quelle que soit notre définition du socialisme, le plus urgent est de nous mettre d’accord sur la construction d’une démocratie progressiste. D’où l’importance que donne le livre à la période de l’histoire du Mexique où entre 1934 et 1940 il a atteint « le point maximum des réalisations révolutionnaires ». « Le déclin » a suivi de 1941 à 1982, et ensuite le virage néolibéral.

Le chapitre XVI est consacré aux années précédant 1982. Il les décrit comme celles où « les acteurs de la Révolution mexicaine avaient et encourageaient un projet national, qui se définissait comme révolutionnaire, mais où on constatait l’existence de faits clairement contraires à la cause de la Révolution ». Ces faits vont de l’assassinat de Zapata à la guerre sale des années 1974-1982.

Ses critiques les plus sévères concernent la dernière étape, celle d’aujourd’hui.

« Les années néolibérales ont été celles de la vassalité et de la destruction du Mexique et des Mexicains. Le contrôle des ressources naturelles a été perdu, les industries clefs pour le développement du pays ont été privatisées, [le tout accompagné] de grandes inégalités sociales, de la croissance de la pauvreté, la décadence économique, la détérioration du système de santé et de sécurité sociale, l’augmentation de la délinquance, de la violence, de l’insécurité, comme de la corruption ».

En contrepoint, au chapitre XVIII, il met en évidence, comme élément de résistance et d’opposition au néolibéralisme, les apports des mouvements sociaux contemporains, et en particulier sur l’expérience « des escargots du Chiapas », et celle du village autonome de Cheran, dans son État de naissance [Le Michoacan].

Le texte ne contourne pas l’administration actuelle [celle d’Andrès Manuel Lopez Obrador, AMLO]. Il estime notamment « que d’avoir placé la Garde nationale sous le contrôle du Secrétariat à la Défense nationale, de l’avoir retiré formellement d’une tutelle civile a été une grave erreur et une régression ». Il ajoute qu’il ne revient pas ou ne devrait pas « revenir aux militaires des fonctions relevant de la police ».

Enfin, avec ces antécédents, CSS dresse une liste de thématiques, de problématiques et de propositions soumises à discussion. On peut en citer quelques-unes : le pouvoir financier et économique ne doit plus imposer le cap fixé au pays. Il faut rompre toute dépendance extérieure et dynamiser l’industrialisation et l’expansion du marché interne. Concernant « le monde du travail », il propose la réduction du temps de travail, un système de protection universelle des revenus et de prestations qui ne soit pas lié au travail formel, et qui soit garanti par l’impôt. Il propose « une réforme fiscale fondée sur un système d’imposition solidaire, progressive et redistributive ».

À propos du débat ouvert sur la réforme de l’électricité, le point de vue de CSS est le suivant : il propose de réviser les contrats signés pendant la contreréforme de 2013/2014 et de revenir sur les amendements constitutionnels portants sur les articles 25, 27 et 28 approuvés ces années-là. Il ajoute que le service public de l’électricité devrait être de la responsabilité exclusive de l’État.

D’autres propositions abordent une grande variété de thématiques. Réflexions, dit-il dans son livre, « destinées à ouvrir un débat permettant de construire un projet bénéficiant de la participation et de l’aval d’une majorité politique et sociale ».

CSS offre un livre foisonnant d’idées. Il nous resterait à citer quelques réflexions : par exemple, son opinion sur les programmes élaborés par le PRD jusqu’en 2014, avant son étonnante conversion en partenaire secondaire des droites. Ou son point de vue sur le programme de MORENA et du gouvernement de Lopez Obrador, en prenant en compte le fait que dans tous ces cas, théorie et pratique n’ont pas toujours coïncidé.

Incontestablement, l’idée centrale du livre est très importante : tenter à nouveau de discuter la société que nous voulons. Être invités à ne pas nous contenter de commenter les erreurs et les vérités du discours matinal du président et les réactions opportunistes de la droite et du pouvoir économique. Il est indispensable, en revanche, de prioriser la révision et la reconstruction des fondamentaux idéologiques de nos aspirations politiques pour la transformation du Mexique.

Pour résumer, alors qu’aujourd’hui nous sommes invités à nous positionner pour ou contre le gouvernement d’AMLO, pour ou contre l’opposition, CSS nous propose de faire le choix d’une démocratie progressiste. Toutes choses incitant à lire le livre, à débattre de façon sans doute plus conceptuelle, mais nécessaire, car sans idées claires, la politique n’est plus que marasme intellectuel, perdue en chamailleries bruyantes et sans consistance.

Traduction de Jean Jacques Kourliandsky

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