Pierre Mendès France, socialiste atypique

Le 18 octobre 1982 disparaissait Pierre Mendès France. Quarante ans plus tard, la trace de sa pensée audacieuse reste marquante dans notre vie politique1Frédéric Potier, Pierre Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021. et son héritage disputé. De nombreuses personnalités, de gauche comme de droite, issues de la majorité actuelle comme des oppositions, aiment à se référer à la figure de Mendès France. Mais qu’en est-il du rapport de Mendès France aux socialistes et au socialisme ? C’est l’objet de cette réflexion de Frédéric Potier.

Une ascension au sein du Parti radical aux côtés, et parfois en opposition, des socialistes français

Grande figure de la gauche française, Pierre Mendès France entra en politique sous la bannière du Parti radical républicain – radical-socialiste. Il est élu pour la première fois député de l’Eure à vingt-cinq ans en 1932 dans la foulée de la victoire du « nouveau » Cartel des gauches. Il fut dès son élection l’un des animateurs de l’aile gauche de ce mouvement politique, plus connue sous l’appellation des « Jeunes Turcs ». Aux côtés de Jean Zay ou de Pierre Cot, il plaide pour l’union de la gauche, mais surtout pour une politique économique et sociale ambitieuse. En 1936, il soutient le Front populaire associant les radicaux, les socialistes et les communistes, sans masquer certaines réserves concernant la politique financière, et notamment le refus de dévaluer. En 1938, Mendès France occupe les fonctions de sous-secrétaire d’État au Trésor aux côtés de Léon Blum. Avec l’aide de Georges Boris, proche collaborateur des deux hommes2Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Georges Boris. Trente ans d’influence. Blum, de Gaulle, Mendès France, Paris, Gallimard, 2010., il rédige un projet de loi d’inspiration clairement keynésienne ayant pour but de relancer l’économie et de préparer le réarmement de la nation. Happé par le conflit mondial, il est ministre de l’Économie nationale du général de Gaulle au sein du gouvernement provisoire de la République française puis du gouvernement de libération nationale. En 1945, Mendès France le keynésien s’oppose violemment aux socialistes et aux communistes, mais aussi aux gaullistes et à son collègue centriste René Pleven chargé des Finances. Face aux besoins immenses de la reconstruction, Pierre Mendès France plaide pour un blocage des prix et des salaires et une politique de rigueur afin de ralentir la hausse des prix et d’allouer les marges de manœuvre budgétaires disponibles au financement des équipements et des infrastructures. Il n’est pas écouté par de Gaulle et démissionne. De fait, la France connaît une période de fortes tensions économiques et sociales qui ne vont être conjuguées qu’avec l’aide du plan Marshall à partir de 1947.

Dans les années 1945-1950, la distance entre les socialistes français et Mendès France s’accroît. D’abord, le député de Louviers s’illustre par la rigueur de ses conceptions économiques là où la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) semble réciter une vulgate marxiste parfaitement orthodoxe. Siégeant à la conférence de Bretton Woods en 1944, puis représentant la France au FMI, il est l’un des rares politiques français à comprendre l’économie moderne. Hostile au marxisme, dont il ne partage pas la vision prophétique fondée sur la lutte des classes, il reste fidèle au radicalisme, héritier de la philosophie des Lumières et de la Révolution française. Dans le contexte de la guerre froide, il réaffirme une adhésion nette à une forme d’atlantisme et une méfiance à l’égard de la construction européenne, ce qui l’amène à voter notamment contre le traité de Rome en janvier 1957. L’expérience du gouvernement Mendès France de juin 1954 à février 1955 présente un paradoxe. Si les socialistes ne siègent pas au gouvernement, ils le soutiennent largement, tant dans les efforts diplomatiques pour mettre fin à la guerre d’Indochine que sur l’autonomie interne de la Tunisie (discours de Carthage) ou sur les propositions de réformes économiques et sociales. D’ailleurs, si Mendès France chute en février 1955 sur la question algérienne, c’est parce que vingt députés radicaux lui font défaut dans l’approche libérale qu’il défend avec son ministre de l’Intérieur François Mitterrand. Lors des élections législatives de 1956, Mendès France constitue la figure de proue du Front républicain qui rassemble les radicaux, les gaullistes sociaux de Chaban-Delmas, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR) de François Mitterrand et la SFIO de Guy Mollet. Mais c’est bien le député d’Arras qui est appelé à former le gouvernement par René Coty. Pierre Mendès France occupe la fonction de ministre sans portefeuille, mais démissionne en mai 1956 en raison d’un désaccord majeur sur la façon de gérer ce qu’on appelle à l’époque « les événements d’Algérie ». Battu aux élections législatives de 1958, il démissionne de tous ses mandats, locaux comme nationaux.

La conversion progressive à un socialisme réformateur et démocratique

Constatant l’échec de sa tentative de revivifier le radicalisme entre 1955 et 1957, Mendès France rejoint le Parti socialisme autonome (PSA) en 1957. Il y croise des dissidents communistes et socialistes (Édouard Depreux, Jean Poperen, Alain Savary…) en rupture de ban, mais aussi des mouvances marquées par un certain gauchisme (autogestionnaires, libertaires, etc.). Lors de son adhésion au PSA, Mendès France salue le socialisme humaniste de Jaurès et de Blum et semble s’éloigner définitivement du centrisme du Parti radical. Cette évolution est la traduction d’une forme de mutation de la pensée de Mendès France qui considère qu’on ne peut plus réformer par petits bouts, dossier par dossier, mais qu’il est indispensable de réformer la société dans son ensemble. C’est clairement le projet socialiste qui figure au cœur de La République moderne3Pierre Mendès France, La République moderne, Paris, Gallimard, 1962.. Chez Pierre Mendès France, on constate un travail de réflexion en profondeur, une analyse politique des fondements du socialisme, de son lien avec la démocratie. Son adhésion au Parti socialiste unifié (PSU) en 1959, qui succède au PSA, s’accompagne de réflexions approfondies sur les pères fondateurs du socialisme français (Jaurès, Briand, Blum…). Contrairement à beaucoup de militants et d’élus de l’époque, Mendès France a été amené à penser en socialiste à partir de l’héritage du radicalisme et de sa propre expérience gouvernementale. Le départ de la rue de Valois avec une partie de ses proches n’est pas seulement une affaire de tactique politique ou de stratégie électorale. L’adhésion de Pierre Mendès France au socialisme est franche et sincère. Il s’agit d’une décision mûrement réfléchie, d’un ralliement au socialisme démocratique et républicain, dans sa branche jaurésienne dont Léon Blum fut l’incarnation. Le député-maire de Louviers veut en effet rendre possible un socialisme réformiste à la fois rigoureux et ambitieux, sans céder aux mirages révolutionnaires : « Je ne suis pas de ceux qui disent : “Il faut d’abord tout détruire et on repartira de zéro.” On ne repart pas de zéro – ou alors on impose des cruautés, des convulsions que nous avons le devoir d’épargner aux faibles et aux nouvelles générations. Et on perd du temps4Pierre Mendès France, La vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976, p. 258.. » Cette conversion assumée à un socialisme humaniste suscite cependant en retour une hostilité toujours plus marquée de la vieille maison de la SFIO restée aux mains de Guy Mollet, pour laquelle Pierre Mendès France fait office de mauvaise conscience sur la guerre d’Algérie et de rival dangereux.

L’espoir d’un renouveau socialiste n’est pas au rendez-vous et le PSU va se perdre dans des querelles byzantines aujourd’hui incompréhensibles et des luttes de factions interminables. L’aventure du PSU s’achève pour Pierre Mendès France par une démission du parti en juin 1968, quelques jours avant des élections législatives qu’il pressent difficiles. Il est effectivement battu à Grenoble. À partir de 1969, faute de pouvoir continuer à réfléchir et militer au sein d’un parti qui correspond à ses idées et à la pratique politique exigeante qu’il souhaite promouvoir, Pierre Mendès France se résout non sans regret à devenir un « sans-parti ».

Entre-temps, il a soutenu à l’élection présidentielle de 1965 le candidat de la gauche unie, François Mitterrand. Pierre Mendès France évoque dans Le Nouvel Observateur du 27 octobre 1965 la candidature de Mitterrand comme « le lieu géométrique où peuvent se rencontrer un certain nombre de partis et de groupes » et appelle sans aucune hésitation à voter pour lui, « le mieux placé pour réunir l’ensemble des voix démocrates et socialistes »5Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1989, p. 141.. Pierre Mendès France soutient la stratégie consistant à présenter une candidature bénéficiant du soutien de toute la gauche, y compris communiste, à partir du moment où ce rassemblement s’effectue sur une plateforme de propositions précises. Le raisonnement est simple : plus le rassemblement autour de François Mitterrand sera large, moins il sera dépendant du soutien du PCF, hégémonique à gauche.

De Gaulle élu, conforté dans son pouvoir à l’Élysée, Pierre Mendès France cherche à rebâtir une gauche moderne sur la base d’un travail de fond, qui n’a pas été possible faute de temps et de volonté au cours de la campagne présidentielle de 1965. Il participe à cet effet aux travaux d’élaboration d’un contre-plan différent de celui du gouvernement et de la Rencontre socialiste de Grenoble d’avril 1966, qui constitue un moment d’apothéose du courant moderniste par sa capacité de rassemblement entre les experts techniciens, les universitaires et une nouvelle génération de militants. Mais entre Pierre Mendès France, qui fonde ses espoirs sur la rédaction d’une plateforme programmatique détaillée commune à toute la gauche non communiste, et François Mitterrand, qui privilégie la voie inverse de l’accord d’appareil au niveau national entre tous les partis de gauche, sans trop entrer dans les questions de fond, se creusent un fossé d’incompréhension et un désaccord stratégique insurmontable.

En 1969, lors de l’élection présidentielle anticipée en raison de la démission de Charles de Gaulle, afin de refonder une gauche réformiste et contester l’hégémonie communiste, Mendès France accepte de former un ticket avec le député-maire socialiste de Marseille Gaston Defferre, afin de sauvegarder la possibilité de reconstruire la gauche démocratique. Avec Gaston Defferre, Mendès France tente de défendre un programme modernisateur : modernisation de l’appareil productif, de l’enseignement, des grands équipements collectifs. Mais surtout, les deux hommes veulent « mettre fin à un système autoritaire et monarchique6« Pourquoi j’entre dans la bataille », Le Nouvel Observateur, 19 mai 1969. » pour organiser une nouvelle répartition des pouvoirs plus équilibrée. Mais en dépit des qualités des deux hommes, l’alchimie ne prend pas. Jean Lacouture se désole que « trois semaines durant, on verra alterner ou cohabiter sur l’écran de la télévision, pendant les rares minutes accordées au tandem Defferre-Mendès, deux candidats à l’air navré qui semblent sortir des funérailles du socialisme7Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Seuil, 1981. ». Quand la gauche ne suscite ni l’enthousiasme ni l’espoir, elle se condamne inévitablement. Loin de s’additionner, les électorats socialiste et mendésiste semblent s’être annulés, et le binôme dépasse à peine 5% des suffrages exprimés. 

À l’été 1972, il soutient a minima le programme commun de la gauche signé par les socialistes, les communistes et les radicaux tout en émettant un avertissement clair : « On ne peut pas tout faire à la fois, ou en quelques semaines, sinon, on se condamne à la faillite financière et par conséquent politique8« Le programme commun définit une orientation valable », Le Dauphiné libéré, 17 février 1973.. » Il importe de briser une image souvent fausse de la pensée de Pierre Mendès France. Si la mémoire nationale a retenu à juste raison une forme exigeante de l’éthique républicaine et de la démocratie, sa pensée économique ne peut pas se résumer à la rigueur financière qu’il défendait mordicus dans les années 1950. Tout au contraire, la pensée économique de Mendès France résumée notamment dans La République moderne (1962)9Pierre Mendès France, La République moderne, op. cit., 1962., puis dans Science économique et lucidité politique (1973)10Pierre Mendès France, Science économique et lucidité politique, Paris, Gallimard, 1973. présente un volontarisme économique caractérisé par une place majeure donnée à l’État. Pierre Mendès France défend tout à la fois les nationalisations, une planification économique d’ampleur, des investissements massifs dans l’éducation et la formation, une association plus grande des syndicats dans les entreprises, une politique du logement et d’aménagement du territoire assumée… tout en débarrassant le pays de ses réflexes malthusianistes et protectionnistes. Par ailleurs, la modernisation fiscale qu’il défendait passait par une plus grande progressivité de l’impôt pour corriger les inégalités et financer les services publics. 

À mesure que Mendès France réfléchit en tant que socialiste, la notion de plan occupe d’ailleurs une place toujours plus croissante. La planification démocratique de Mendès France, c’est ce qui fait de lui un socialiste réformiste et non plus un radical de gauche à la fibre sociale. Au cours d’un débat avec d’autres personnalités de la gauche européenne, il fait de la planification un marqueur important du camp progressiste. « La planification est le fondement d’une politique de gauche […] parce qu’elle permet de réaliser le plein emploi, assurant ainsi à la classe ouvrière la meilleure position pour se défendre dans les négociations de salaires. Ensuite, parce qu’en réalisant le meilleur emploi des ressources, des machines et des hommes en fonction de priorités nationales clairement débattues, la planification assure le rythme du progrès de la production le plus rapide possible (compte tenu du fait, cependant, qu’en démocratie il ne peut être question de sacrifier à l’excès les générations présentes aux générations futures). Enfin, la planification, en donnant aux pouvoirs publics la maîtrise des mécanismes essentiels de la vie économique (ce qui non seulement n’implique pas, mais doit exclure systématiquement, le dirigisme tatillon du détail), permet de répartir de la façon la plus juste, socialement, les fruits de progrès rapide. En somme, la planification est de gauche, parce qu’elle permet d’associer le maximum d’efficacité avec le maximum de justice11Pierre Mendès France, Rencontres Nenni-Bevan-Mendès France, Paris, Julliard, 1959.. » Le Plan revêt donc un caractère global, structurant et éminemment démocratique. C’est une forme de contrat démocratique entre les citoyens, les territoires et l’État.

Pierre Mendès France renouvelle son soutien à François Mitterrand lors des élections présidentielles de 1974 et de 1981. L’ancien chef de gouvernement intervient plusieurs fois dans les médias pour dénoncer les échecs économiques des sortants et soutenir, non sans quelques réserves, le programme économique de la gauche. Pour François Stasse, « Pierre Mendès France est l’homme d’État qui aura appris à la gauche que la rigueur n’est pas de droite12François Stasse, L’Héritage Mendès France. Une éthique de la République, Paris, Seuil, 2004. ». Celle-ci est d’ailleurs probablement encore plus nécessaire à gauche lorsqu’elle porte un programme de réformes ambitieuses qui doivent être soigneusement organisées et priorisées. Si ce n’est pas une fin en soi, la rigueur peut aussi être la condition du succès des réformes. Pour cette raison, après la folle année 1981 et l’élection de François Mitterrand où la gauche relève de très nombreuses prestations sociales, il soutient, peu avant sa mort, le tournant de la rigueur engagé par le Premier ministre Pierre Mauroy et son ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors, qu’il rencontre régulièrement13Jean Daniel et Jean Lacouture, Le Citoyen Mendès France, Paris, Seuil, 1992, p. 82..

Conclusion

Mendès France n’était donc pas un simple gestionnaire prudent et rigoureux, une version sociale-démocrate d’Antoine Pinay, mais bien un authentique socialiste soucieux de transformer profondément le réel ! En réalité, la figure de Pierre Mendès France constitue une synthèse remarquable entre un attachement viscéral à la démocratie et à la République et une modernité économique rompant avec un capitalisme non régulé. Ainsi Simon Nora, le principal conseiller économique de Pierre Mendès France, note qu’être keynésien à la façon de Pierre Mendès France, c’était « une façon polie d’être socialiste 14Cité par Pierre Rosanvallon, « Histoire des idées keynésiennes en France », Revue française d’économie, vol. 2, n° 4, 1987. ». Un socialisme assurément atypique.

  • 1
    Frédéric Potier, Pierre Mendès France, la foi démocratique, Paris, Bouquins, 2021.
  • 2
    Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Georges Boris. Trente ans d’influence. Blum, de Gaulle, Mendès France, Paris, Gallimard, 2010.
  • 3
    Pierre Mendès France, La République moderne, Paris, Gallimard, 1962.
  • 4
    Pierre Mendès France, La vérité guidait leurs pas, Paris, Gallimard, 1976, p. 258.
  • 5
    Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1989, p. 141.
  • 6
    « Pourquoi j’entre dans la bataille », Le Nouvel Observateur, 19 mai 1969.
  • 7
    Jean Lacouture, Pierre Mendès France, Paris, Seuil, 1981.
  • 8
    « Le programme commun définit une orientation valable », Le Dauphiné libéré, 17 février 1973.
  • 9
    Pierre Mendès France, La République moderne, op. cit., 1962.
  • 10
    Pierre Mendès France, Science économique et lucidité politique, Paris, Gallimard, 1973.
  • 11
    Pierre Mendès France, Rencontres Nenni-Bevan-Mendès France, Paris, Julliard, 1959.
  • 12
    François Stasse, L’Héritage Mendès France. Une éthique de la République, Paris, Seuil, 2004.
  • 13
    Jean Daniel et Jean Lacouture, Le Citoyen Mendès France, Paris, Seuil, 1992, p. 82.
  • 14
    Cité par Pierre Rosanvallon, « Histoire des idées keynésiennes en France », Revue française d’économie, vol. 2, n° 4, 1987.

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