Pierre Mauroy et François Mitterrand, la conquête du pouvoir : témoignage

À l’issue des contributions scientifiques de la première partie de la journée d’études « Pierre Mauroy et François Mitterrand, une longue histoire (1965-2013) » organisée le 19 juin 2015 à Lille et consacrée aux années de la conquête du pouvoir (1965-1981), Louis Mermaz, ancien ministre, ancien président de l’Assemblée nationale, a livré son témoignage.

Après Anne-Laure Ollivier et Alain Bergounioux, il ne me reste qu’à apporter quelques touches, car leur analyse est fouillée et très précise. Une des premières fois où j’ai rencontré Pierre Mauroy, c’était en 1968. Nous étions devant la Sorbonne et voulions y entrer. Elle était occupée par les étudiants. Un CRS nous empêchait d’avancer en nous disant : « Messieurs, comprenez-moi, mon fils est en train de manifester à Toulouse, mais moi, j’ai ordre de vous empêcher d’entrer, je ne peux pas faire autrement. » Deux jours après, j’étais avec Roger Fajardie. Nous avons alors assisté au « sac de la Bourse » au palais Brongniart, juste en face depuis le balcon de l’AFP. On a d’ailleurs vu que la provocation jouait à plein : la police a laissé faire pour affoler les téléspectateurs qui verraient les événements le soir à la télévision.

En 1965, nous étions un certain nombre d’acteurs aux côtés de François Mitterrand dans la campagne présidentielle. Daniel Vaillant en a été témoin. Je me souviens très bien que nous n’avions pas à nous occuper de deux fédérations, celles du Nord et des Bouches-du-Rhône. « Ne vous inquiétez pas, je m’en charge », nous avait dit François Mitterrand. En fait, son correspondant pour la fédération du Nord était déjà Pierre Mauroy. J’ai donc mis en place de nombreux comités de soutien, sauf dans le Nord et dans les Bouches-du-Rhône.

D’ailleurs, François Mitterrand s’est alors rendu à Lille où il a été reçu par Pierre Mauroy pour une réunion dans le cadre de la campagne présidentielle. Il y a eu ce fameux retour en train dont Pierre Mauroy parle dans ses mémoires. Georges Dayan était présent. Dès cette époque s’est nouée une relation directe entre François Mitterrand, Georges Dayan et Pierre Mauroy. Georges Dayan, dans les périodes de conflit, est toujours intervenu comme ambassadeur pour éviter que les choses ne s’enveniment entre les deux hommes. Il tenait beaucoup à cette alliance.

La préparation du congrès d’Épinay est une histoire classique sur laquelle peu de contestations, peu de divergences existent aujourd’hui. Pierre Mauroy travaille à la rénovation à l’intérieur du Parti socialiste, Guy Mollet n’en est pas mécontent, de même qu’il soutient les efforts du CERES sans se douter qu’un jour, cette rénovation ne se faisant pas vraiment, il sera bien obligé, sinon de l’organiser, du moins de la subir. Donc, Pierre Mauroy travaille à cette rénovation de l’intérieur, notamment avec le Centre d’études et de promotion (CEDEP), alors que nous, membres des clubs, la Ligue pour le combat républicain dès 1958, puis la Convention des institutions républicaines, accomplissons le même travail de l’extérieur, sans évidemment avoir la même vision de la SFIO que ceux qui, comme Pierre Mauroy, veulent la rénover de l’intérieur.

Le congrès d’Épinay a été raconté si souvent qu’il est inutile d’y revenir longuement, sinon pour dire que Pierre Mauroy y a joué un rôle décisif, comme Gaston Defferre. D’ailleurs, il est assez curieux de voir que l’on va retrouver dans la même union Gaston Defferre et Pierre Mauroy, alors qu’ils n’ont absolument pas les mêmes analyses politiques. Pierre Mauroy est très engagé dans l’union de la gauche et Gaston Defferre fait alliance avec les centristes présents dans sa municipalité de Marseille. C’est donc une alliance qui réunit le désir de modernité que partagent Pierre Mauroy et Gaston Defferre et le choix d’une stratégie nouvelle que souhaite François Mitterrand, celle de l’union de la gauche.

François Mitterrand a compris très tôt, après avoir été le président de la petite Union démocratique et socialiste de la Résistance sous la IVe République, que, pour arriver aux responsabilités nationales il fallait disposer d’un grand parti. On a oublié à ce propos qu’il fut très impressionné par le manifeste de Jean-Jacques Servan-Schreiber Ciel et Terre, et qu’avec Charles Hernu il s’était même posé la question d’entreprendre la rénovation de la gauche en s’appuyant sur le parti radical. Ce serait probablement plus facile que de s’attaquer à cette casemate qu’était devenue la SFIO. Et puis, comme l’histoire a tourné court, il s’est avéré que le grand parti dont on avait besoin pour gagner le pouvoir en France était le Parti socialiste, SFIO. Encore fallait-il le bousculer.

Après les événements de 1968, lorsqu’il était en disgrâce complète – les socialistes SFIO ne le saluaient même plus à l’Assemblée nationale après l’avoir porté aux nues pendant trois années –, François Mitterrand refusa de participer à deux congrès successifs, le congrès d’Alfortville et celui d’Issy-les-Moulineaux. Au moment du congrès d’Alfortville, on sait qu’Alain Savary déclara : « Eh bien, Mitterrand va venir au Parti socialiste… à notre nouveau Parti socialiste, et puis on l’assiéra au fond de la classe près du radiateur et il nous fichera la paix. »

Pierre Mauroy souhaite que nous participions au congrès d’Issy-les-Moulineaux. Nous déjeunons à quelques-uns, François Mitterrand, Georges Dayan, Charles Hernu, Georges Fillioud et moi-même à la brasserie périgourdine qui se trouve sur la rive gauche de la Seine, face au Quai des Orfèvres – elle n’existe plus aujourd’hui. Pierre Mauroy nous rejoint pour le café. Il dit à François Mitterrand : « Mais il faut que vous veniez, on vous attend, on a besoin de vous, vous serez acclamé. » Et François Mitterrand de répondre : « Non, Pierre, ce n’est pas mûr, je vous assure, ce n’est pas le moment. » Il faudra attendre le congrès d’Épinay où Pierre Mauroy jouera un rôle décisif. François Mitterrand disait des deux premiers congrès : « S’il s’agit de mettre un coup de peinture sur le vieux banc vermoulu de la SFIO, eh bien, non ! »

Donc on ne va pas s’asseoir sur le vieux banc pour créer un nouveau parti. Cela a été très bien exposé par les deux intervenants qui m’ont précédé. Nous, les conventionnels, avons toujours considéré que le congrès d’Épinay constituait l’an un d’un parti vraiment nouveau, tandis que pour Pierre Mauroy – ce que l’on peut comprendre –, c’était la continuation du parti de 1905 qui avait connu des heures glorieuses, même si cela avait très mal tourné à partir de la guerre d’Algérie. Nous avions donc deux visions très différentes des choses.

Au début du congrès d’Épinay, il y a eu un instant décisif lorsque Dominique Taddéi, sur la suggestion de Guy Mollet, a proposé que l’on modifie le mode de vote sur les motions. Celle qui aurait recueilli le plus de voix – c’était celle de Mollet et de Savary qui était attendue – obtiendrait un nombre très substantiel de sièges au comité directeur. C’est apparu comme une telle magouille aux yeux des congressistes que nous avons gagné le congrès quasiment sur cette question de procédure. La proposition de Taddéi a été rejetée d’emblée. Defferre et Mauroy ont joué un rôle décisif dans le rejet de cette proposition modifiant les statuts.

La fin, vous la connaissez. Les mandats de la fédération du Nord ont échappé à Guy Mollet. Le congrès d’Épinay a été gagné de justesse. Deux mille voix ont séparé la motion Savary de celle soutenue par François Mitterrand. Il y a eu quatre mille abstentions, mille bulletins blancs ou nuls. C’est dire à quel point ce fut serré, cela s’est joué à rien. Augustin Laurent et Pierre Mauroy devaient se partager les voix de la fédération du Nord. Je me souviens du moment – j’étais là avec Dayan – où Pierre Mauroy a reconduit Augustin Laurent à sa voiture et lui a dit : « Augustin, tu es fatigué, il faut que tu rentres. Ne t’inquiète pas. » Augustin Laurent sentait la situation évoluer. Dans le fond, il ne voulait plus tellement se mêler de tout cela. Dès son départ, Guy Mollet l’a fait chercher partout, jusque dans les toilettes. « On recherche Augustin Laurent, entendait-on dans les micros, on demande Augustin Laurent au bureau du congrès. » Il était parti. Le vote s’est ensuite déroulé comme vous le savez.

Je passe tout de suite à l’histoire du congrès de Metz en 1979. Pourquoi, après la rupture de Metz, François Mitterrand a-t-il nommé Pierre Mauroy Premier ministre ? Et pourquoi d’ailleurs a-t-il nommé Michel Rocard en 1988 ? Dans le fond, il appréciait assez les gens qui s’opposaient à lui, plus que les flatteurs, dont il ne manquait pas. Voilà donc deux choix qui peuvent sembler paradoxaux si l’on n’y réfléchit pas.

En 1974, le rôle de Pierre Mauroy avait été essentiel dans la tenue des Assises du socialisme, qui finalement furent une bonne chose ; même si Rocard a rapidement irrité beaucoup de monde. Constatant que le PSU ne pouvait parvenir à la conquête du pouvoir, à peine arrivé, il voulait rajeunir, moderniser, moraliser ce Parti socialiste fondé à Épinay. François Mitterrand disait : « Il y va un peu fort quand même, il a voulu venir, on le reçoit et puis à peine arrivé il nous fait la leçon. » C’était le côté particulier de Michel Rocard, qui avait aussi ses qualités.

Lors des Assises du socialisme, Pierre Mauroy est un acteur important. Nous, les conventionnels, nous montrons beaucoup plus prudents. Je suis alors secrétaire aux fédérations et aux entreprises. François Mitterrand me dit : « Dans le fond, ce serait bien de donner à Rocard la responsabilité des entreprises. » Je réponds : « Ah, surtout pas. » Et on s’est contenté de nommer délégué un de ses amis, avec lequel je me suis très bien entendu. Quant à Michel Rocard, il est devenu secrétaire national au secteur public, ce qui était une attribution est plus vague.

Nous, les conventionnels, pensions qu’il fallait se méfier d’une alliance possible entre Mauroy et Rocard. Mauroy disait : « Faisons entrer les chrétiens au parti avec les Assises. » Quant à moi, je suis circonspect concernant la notion de chrétiens de gauche. Pour moi, le christianisme a toute sa force en soi, « chrétiens de gauche » est vraiment réducteur. François Mitterrand disait à propos des militants PSU qui nous avaient rejoints : « Ce n’est pas parce qu’ils ne peuvent plus embêter leur évêque qu’ils vont le faire avec moi, le premier secrétaire du Parti socialiste. »

1978 ! Il est vrai que, à cette époque, Michel Rocard ne se sent plus d’aise. Il croit dénoncer l’archaïsme, l’archaïsme du parti, c’est-à-dire l’archaïsme de François Mitterrand, etc. Après le Printemps de Prague en 1968, Pierre Mauroy commence à se dire : ce programme commun, avec cette actualisation qui a été impossible, devient au fond un objet un peu encombrant, c’est assez démodé. En revanche, nous, les conventionnels, ainsi que François Mitterrand, le premier, pensons que cet objet curieux qui s’appelle le Programme commun de gouvernement est le talisman de l’unité. C’est la seule façon de dominer les communistes. Nous les avons supplantés en 1978. Et, si nous avons perdu les élections à cause de Georges Marchais et n’avons pas pris cinquante sièges de plus à la droite, il n’en reste pas moins que, pour la première fois dans une élection générale, le Parti socialiste est passé nettement devant le parti communiste. Donc c’est absolument décisif. Et nous pensons qu’il faut faire avaler jusqu’à plus faim le Programme commun de gouvernement au Parti communiste parce que c’est la garantie de l’unité. Alors que Pierre Mauroy hésite et que Michel Rocard considère que c’est une marotte, nous nous y cramponnons.

Nous lançons à cette occasion « l’appel des trente » à la fin de 1979. Sur le banc des historiens, dans cette salle, je dirais que je suis probablement le seul à l’époque à savoir que les Trente, ce sont ceux qui à Athènes ont renversé la démocratie. Personne ne s’en est rendu compte, même pas le remarquable Raymond Barrillon, journaliste au Monde, qui a donné beaucoup d’importance à notre texte, parce qu’il était très favorable à l’union de la gauche. Dans cet « appel des trente », nous affirmons en effet la vocation unitaire du Parti socialiste. Nous enfonçons le clou sur la nécessité de maintenir coûte que coûte l’union de la gauche contre ceux qui hésitent. Ce qui est encore très étonnant, c’est que Georges Dayan nous conseillait de demander à Mauroy et à Fajardie de signer notre texte. Il ne voulait pas que cela puisse apparaître comme une opération contre Pierre Mauroy. De notre côté, évidemment, nous voulions nous affirmer très clairement et ne souhaitions pas mêler nos signatures à celles d’autres. Nous avons tenu une conférence de presse en janvier 1980 au Lutetia. En février 1980, la rupture se produit, entraînant des motions diverses. Mauroy en signe une, différente cependant de celle de Rocard. À un moment, Mauroy a pu se demander si François Mitterrand voulait encore être candidat. À chaque fois – et ce fut encore vrai en 1988 –, Mitterrand nous demandait de ne pas dévoiler ses intentions. Je me souviens qu’il m’a fait venir : « Arrêtez de dire que je vais me représenter ; comme on est proches, on va croire que je veux être candidat. Je dois entretenir le mystère le plus absolu. » Mais de notre côté, nous avions la certitude en 1979 qu’il serait à nouveau candidat. Cependant, nous ne sûmes pas qu’après le congrès de Metz, il rencontra Pierre Mauroy régulièrement – je l’ai appris en lisant les Mémoires de ce dernier. François Mitterrand ne voulait absolument pas rompre. Cependant, il avait parfois des mots très durs. Je me souviens l’avoir entendu dire : « Quand même, ces gens du Nord, Pierre Mauroy, ils restent à table jusqu’à quatre heures de l’après-midi ! » Il avait ses moments de colère, mais il ne voulait pas de divorce. Il y eut bientôt ces déjeuners mensuels entre eux. Mauroy allait bientôt déclarer : « Eh bien, Mitterrand, pourquoi pas ? Mais il faut tout de même qu’on connaisse son programme. » Et Mitterrand le charge alors de travailler à ce programme. Mauroy s’y met. Il parle un peu de nationalisations, mais surtout de décentralisation. Donc, à partir du moment où il a participé au programme et où Mitterrand a accepté le programme qu’ils ont conçu ensemble, Mauroy se dit : pourquoi pas Mitterrand ?

Ainsi, lors d’un déjeuner le 5 novembre 1980, Mitterrand dit à Mauroy (et c’est très bien raconté dans les mémoires de ce dernier, moi je l’avais su par la suite, et quand j’ai lu son livre, je me suis dit que c’était bien celà) : « Il faudrait qu’on fasse un ticket. » Mauroy réplique : « Qu’est-ce que c’est, cette histoire ? – Mais écoutez, je peux vous le dire, Pierre, sous le sceau du secret, je serai candidat en 1981 et, si je gagne, vous serez Premier ministre. » Et le plus étonnant c’est que, le matin même, nous nous étions retrouvés, les conventionnels, rue de Bièvre autour de Mitterrand. Ce dernier s’était bien gardé de nous dire qu’il allait déjeuner avec Pierre Mauroy et lui annoncer que, s’il gagnait, il serait Premier ministre. Mitterrand, comme le conducteur de l’attelage platonicien, avait son cheval noir et son cheval blanc : Mauroy d’un côté, les conventionnels de l’autre. Il avait besoin des conventionnels pour que Mauroy ne se croie pas tout permis. Il fallait que Mauroy comprenne qu’il existait une force qui pouvait le contrecarrer. Mais il fallait aussi que nous sachions que Mauroy représentait quelque chose. Donc François Mitterrand jouait de l’attelage des deux. Les politiques sont ainsi. Il n’y a que les imbéciles pour dire qu’il était malin. Mais ne vaut-il pas mieux être astucieux qu’idiot ?

Voilà comment les choses se sont déroulées et comment nous avons gagné en 1981. Nous n’avons pas écrasé Valéry Giscard d’Estaing, mais nous l’avons tout de même battu. Il faut dire que, de bout en bout, à travers les querelles qui ont pu survenir, il a toujours existé une estime réciproque et même de l’affection entre François Mitterrand et Pierre Mauroy, et c’est ainsi qu’ils ont joué un rôle historique qui peut encore servir d’exemple.

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