Anne-Claire Mialot, administratrice territoriale, rapporteure à la Cour des comptes
« Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi. […] La loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l’égalité entre les collectivités territoriales. »
Article 72.2 de la Constitution.
L’autonomie et la liberté sont au cœur des mouvements continus de décentralisation en France, toutes les collectivités locales réclamant le droit de s’administrer librement. Mais, dans le même temps, chacune revendique son droit à l’égalité avec les autres collectivités dès que ses ressources financières sont en jeu. La péréquation financière réclamée ainsi par les collectivités en difficulté illustre cette difficile conciliation entre libre administration et égalité des territoires.
La péréquation financière représente une faible part des ressources financières des collectivités locales : en 2013, 8,5 milliards d’euros y sont consacrés, ce qui représente moins de 5 % de leurs recettes de fonctionnement.
Avant la réforme de la taxe professionnelle en 2010, la péréquation était principalement assurée par les dotations de l’État aux collectivités locales, via la part péréquation de la dotation globale de fonctionnement (dotation solidarité urbaine, dotation solidarité rurale, dotation nationale de péréquation, dotation d’intercommunalité). Cette péréquation verticale s’est accrue, passant de 4,5 milliards d’euros en 2004 (12,3 % de la dotation globale de fonctionnement) à 7,5 milliards d’euros en 2013 (18,2 % de la dotation globale de fonctionnement)[1].
Avec la réforme de la taxe professionnelle, qui s’est traduite par une augmentation des inégalités dans les ressources propres des collectivités locales, des dispositifs de péréquation entre collectivités locales, dits « péréquation horizontale », se sont développés. À l’instar du Fonds de solidarité de la région Île-de-France (FSRIF), des fonds de péréquation par niveau de collectivité ont été créés : le Fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (FPIC), le Fonds national de péréquation de la CVAE[2] des départements, le Fonds national de péréquation des ressources des régions. Ces fonds de péréquation représentent en 2013 près d’un milliard d’euros.
En dix ans, le montant de la péréquation financière pour les collectivités locales a doublé. On pourrait donc penser que cet outil s’est montré performant. Or le bilan n’est pas si positif, comme nous allons le voir.
Le recours à la péréquation, on l’a dit, est fondé sur la volonté de réduire les inégalités de ressources fiscales des territoires. Ainsi, en 2013, un tiers de la CVAE a été collecté en Île-de-France, alors que cette région ne compte que 18 % de la population française et que les bases de la fiscalité des ménages varient de 1 à 3 selon les communes, voire davantage selon les départements.
Ces dispositifs de péréquation sont nombreux et complexes – il en existe pas moins de treize. Pour autant, d’après le dernier rapport de la Cour des comptes sur les finances publiques locales, ils ont une « efficacité difficilement mesurable et largement perfectible[3] ». Pour les régions, « les inégalités de ressources se creusent légèrement avec la prise en compte des mécanismes de péréquation verticale et horizontale. En effet, l’écart type augmente à 23,7 % de la moyenne [contre 23,4 % après prise en compte des dotations forfaitaires][4] ». Le constat est le même pour les départements, les dotations forfaitaires de la dotation globale de fonctionnement permettant de réduire la dispersion des ressources des collectivités bien plus efficacement que les dotations de péréquation. L’écart type à la moyenne des ressources ne baisse avec la prise en compte des dotations de péréquation que pour les communes et les intercommunalités.
Face à cette situation, de nombreux rapports[5] appellent à un renforcement de la péréquation financière horizontale entre collectivités locales, considérant que l’État n’a plus les moyens d’assurer seul cette péréquation et que les inégalités territoriales nécessitent d’être combattues.
Mais la péréquation financière telle qu’elle est conçue aujourd’hui est-elle la solution appropriée pour compenser les inégalités entre les territoires ? Allons même plus loin : est-il pertinent de chercher à y remédier ?
La péréquation financière entre les collectivités locales se heurte en permanence à deux difficultés majeures : l’identification scientifique des inégalités et les critères de répartition du fonds. À cet égard, on a quasiment tout testé. Sur le premier point, on a essayé le potentiel fiscal, le potentiel financier, l’indice synthétique de ressources et de charges (pour prendre en compte les charges particulières de certains territoires) ; sur le second : l’indice synthétique de charges, l’indice synthétique de ressources, l’ajustement du montant du fonds dans le temps. Comme le souligne l’économiste Guy Gilbert, professeur émérite à l’ENS Cachan, il est illusoire de vouloir renforcer l’intensité de la péréquation « tant que des doutes subsisteront sur la mesure des inégalités et sur la performance péréquatrice des fonds ».
L’autre écueil, et non des moindres, auquel est confrontée la péréquation est le processus de décision politique lié à la répartition des fonds. Face aux risques politiques d’application de critères réellement discriminants, les jeux d’acteurs au Parlement conduisent à l’atténuation des critères de distinction, voire à la mise en place ou à la perpétuation de dispositifs de lissage qui, in fine, annulent l’effet péréquateur attendu. L’idéal égalitaire se heurte au pragmatisme des intérêts particuliers…
Au-delà des difficultés techniques pour trouver les bons outils de péréquation, certains remettent en cause la pertinence même de la péréquation. L’économiste Laurent Davezies[6] estime qu’il ne faut pas chercher à rétablir l’équité territoriale mise à mal par la mondialisation. Il remarque en effet que la croissance d’un territoire (et, partant, sa richesse) ne profite pas nécessairement à ce territoire (ni à sa population), et n’aboutit donc pas systématiquement à son développement[7]. Il serait dès lors contre-productif de vouloir ponctionner des richesses sur un territoire dont la population n’est pas nécessairement aisée, alors surtout que le développement de ce territoire pourrait tirer vers le haut les autres alentour. À l’inverse, certains territoires peu productifs, à dominante résidentielle, bénéficient de ressources importantes captées de l’extérieur (revenus publics, transferts sociaux…) sans participer à la croissance économique globale de la France. Le géographe Jacques Lévy résume ce paradoxe du débat sur la péréquation financière : « Le discours sur l’égalité des territoires se traduit souvent par l’inégalité des habitants[8]. »
C’est pourquoi, en conclusion, nous voudrions interroger la pertinence du renforcement des outils de péréquation financière, qui ont trop souvent montré leurs limites. Il doit exister des moyens plus efficaces pour renforcer l’égalité entre les habitants des territoires.
La seule péréquation qui nous semble in fine intéressante est celle qui repose sur des territoires aux frontières adaptées pour tenir compte de la réalité des transferts financiers entre zone productive et résidentielle. Sur ces territoires adaptés, devenus des espaces politiques légitimes, des politiques d’équité sociale et territoriale pourront être mises en œuvre, sans différenciation entre les habitants du centre et de la périphérie. Ces territoires adaptés, les métropoles dans certains cas, les départements en zone rurale, pourront librement s’allier pour coproduire des biens publics indispensables au développement de tous les territoires. Et l’État devrait garder à son compte la production des biens premiers, et notamment des transferts sociaux de première nécessité pour garantir l’égalité entre tous les habitants, où qu’ils résident sur le territoire.
Cessons de tenir ce discours paradoxal qu’illustrent bien la première et la dernière phrase de l’article 72.2 de la Constitution de 1958. Libre disposition des ressources et péréquation sont difficilement conciliables dans les mêmes mains. Le risque est une inefficacité globale du système, tant pour le développement économique que du point de vue de l’équité sociale.
[1]. Cour des comptes, « Les finances publiques locales », octobre 2014.www.ccomptes.fr/Publications/Publications/Les-finances-publiques-locales2
[2]. Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises.
[3]. Cour des comptes, « Les finances publiques locales », op. cit.
[4]. Ibid.
[5]. IGF et IGA, « Enjeux et réformes de la péréquation financière des collectivités territoriales », 2013 ; Cour des comptes, « Les finances publiques locales », op. cit.
[6]. Laurent Davezies, La République et ses territoires : la circulation invisible des richesses, Paris, Le Seuil, 2008.
[7]. La situation de la communauté d’agglomération de Plaine Commune est à ce titre édifiante. Celle-ci se caractérise aujourd’hui par un fort développement économique poussé par un foncier abordable et par la proximité de Paris. Pour autant, ses habitants ne jouissent pas de ce développement en termes d’emploi, les salariés venant d’autres territoires plus résidentiels.
[8]. Daniel Béhar, Jacques Lévy, Alice Béja, « Y a-t-il une bonne échelle locale ? », entretien in Esprit, février 2015, p. 96-108.