Une enquête comparative au niveau européen1Elle a été conduite auprès d’un échantillon représentatif de 18 500 jeunes âgés de 16 à 38 ans résidant dans onze États membres de l’Union européenne (UE). pilotée par la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) et Think Young, avec le soutien du Parti socialiste européen (PSE) et en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, décrypte la perception qu’ont les jeunes Européens de onze pays de l’Union européenne. Lola-Lou Zeller, chargée de mission au secteur international de la Fondation, analyse ses résultats sur les questions de démocratie, d’État de droit et de rôle de l’Europe dans le monde.
« La jeunesse n’est qu’un mot », écrivait Pierre Bourdieu en 1960. Pour le sociologue, il était un abus de langage de subsumer sous un seul et même concept – celui de jeunesse – des univers sociaux pourtant différents2Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, 1950, pp. 143-154.. La jeunesse ne serait alors qu’une séquence de la trajectoire biographique de chacun, trajectoire davantage déterminée par la classe sociale d’appartenance que par l’âge. Les perceptions que nourrissent sur l’Europe les jeunes qui la peuplent corroborent cette posture, ces derniers ne participant pas de la même manière ou divergeant autour de la démocratie ou l’État de droit en Europe.
Comment les jeunes Européens participent-ils politiquement ? Des usages en recomposition
Sans surprise, le vote apparaît au premier rang des pratiques politiques des 16-38 ans, 55% d’entre eux ayant déjà glissé un bulletin dans l’urne. Un chiffre pouvant sembler faible et pourtant étayé par les records d’abstention ponctuellement battus par cette tranche d’âge, tant aux élections nationales qu’européennes3Entretien avec Anne Muxel, propos recueillis par Luc Cédelle, « Le surcroît d’abstention des jeunes accentue le problème posé à la démocratie », Le Monde, 2 juillet 2020.. En mobilisant la sociologie des comportements électoraux d’Anne Muxel, on peut toutefois justifier cette singularité moins par un manque d’intérêt pour le fait politique que par une entrée progressive dans la participation électorale. Il existerait en effet une période d’inertie entre l’acquisition du droit de vote et son plein exercice. Ce « moratoire politique »4Pour citer Anne Muxel, le moratoire « est un temps d’accumulation et de concentration d’expériences, non borné par des échéances précises, au cours duquel le jeune adulte va négocier son orientation personnelle, qu’il s’agisse de son insertion sociale comme de son insertion politique. », tel qu’il est désigné par Anne Muxel dans ses travaux5Voir Anne Muxel, L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2001., prendrait fin une fois que les individus auraient atteint la trentaine, voire la quarantaine – âge auquel leur taux de participation équivaudrait à celui du reste de la population. Cette assertion se confirme empiriquement dans l’étude, les 27-38 ans votant davantage que les 16-26 ans6Précisons toutefois que peu de pays européens permettent aux jeunes de voter avant leurs 18 ans : si la majorité électorale est fixée à 16 ans en Autriche et à Malte et à 17 ans en Grèce, il existe quelques pays dans lesquels les citoyens de plus de 16 ans peuvent voter aux élections locales sous certaines conditions. Une minorité donc, au sein de l’Union européenne.. À noter que les jeunes Européens qui votent le plus sont les Italiens, les Espagnols, les Suisses, les Allemands et les Hongrois7Respectivement 58,5%, 58,4%, 57%, 56,7% et 56,3% des jeunesses italiennes, espagnoles, suisses, allemandes et hongroises ont déjà glissé un bulletin dans l’urne.. Si les abstentionnistes prennent moins part que les votants aux différentes formes de participation politiques existantes (exception faite du sit-in et de la création d’œuvre d’art à dessin politique), ils agissent tout de même. 19% d’entre eux ont par exemple déjà signé des pétitions, contre 34% des votants.
En cela, les jeunes Européens sont loin de se cantonner au vote et s’inscrivent dans de nouveaux « répertoires d’action collective », pour emprunter au sociologue Charles Tilly l’un de ses concepts. Cette notion couvre les ressources utilisées par des acteurs contestataires au cours d’une période donnée, et permet de rendre compte de l’évolution des pratiques séditieuses sur le long terme8Voir par exemple Charles Tilly, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°4, octobre 1984.. Alors que le répertoire de l’action moderne était composé de la manifestation, de la grève et de la syndicalisation, ces pratiques ont déjà respectivement mobilisé 18%, 15% et 10% des jeunes Européens. Des différences culturelles marquées existent entre pays : parmi la jeunesse, un tiers des Espagnols ont déjà fait grève pour 8% des Suisses ; 28% des Espagnols ou 24% des Français ont déjà manifesté pour 9% des Hongrois ; 24% des Danois se sont déjà syndicalisés pour 6% des Slovènes. Loin de signifier que les jeunes ne se mobilisent plus, la faible récurrence des pratiques traditionnelles est compensée par l’apparition de nouvelles formes d’action. Outre la pétition ou le sit-in évoqués précédemment, 38% des jeunes ont déjà effectué des dons d’argent : une forme de philanthropie privilégiée en ce que cette tranche d’âge catalyse l’effort de don le plus élevé9Vincent Mongaillard, « Dons aux associations : les moins de 30 ans sont les plus généreux », Le Parisien, 13 décembre 2017, et Marie Simon-Rainaud, « Philanthropes : de plus en plus de jeunes donnent leur argent », Les Échos Start, 26 novembre 2021.. 25% des jeunes ont par ailleurs déjà pratiqué le boycott, ce refus systématique de consommer un produit dont l’éthique est questionnée ou remise en cause. Une pratique qui connaît pléthore d’opportunités d’application – protestation contre la tenue de la Coupe du monde au Qatar, rejet de l’exploitation de minorités ethniques dans la conception de prêt-à-porter ou hostilité face aux conditions d’élevage de l’industrie agroalimentaire, pour n’en citer que quelques-unes. Enfin, une dernière donnée peut sembler contre-intuitive : seul un jeune sur cinq a déjà posté un contenu à des fins politiques sur les réseaux sociaux. Ces derniers, que l’on tend parfois à imaginer inhérents au comportement politique des plus jeunes, ne figurent de fait pas au rang de leurs pratiques les plus privilégiées. Notons toutefois que les 16-26 ans sont plus nombreux à en avoir déjà fait l’usage que les 27-38 ans. En somme, seul un jeune Européen sur dix ne s’est jamais consacré à aucune des pratiques mentionnées précédemment.
Un désir d’investissement à l’échelle communautaire différencié
Si l’on comprend que les jeunes s’investissent à des fins politiques – votes, pétitions ou boycotts – permettant de participer à la gestion de la cité, l’enquête montre également que ces derniers ne privilégient pas uniquement l’échelon national. Apparaît ainsi une volonté d’inclusion européenne en ce que plus de deux tiers des jeunes du panel estiment qu’ils devraient être davantage mêlés aux affaires publiques de l’Union. Un constat toutefois variable selon les États : s’il est partagé par près de 70% des Allemands et des Roumains et par plus de 70% des Espagnols, des Slovènes et des Italiens, ce n’est le cas que de 43% des Danois. Les jeunes Français figurent également en-dessous de la moyenne européenne, étant 56% à être en accord avec cette assertion. Autre élément sujet aux disparités nationales, l’existence d’une réponse claire à cette question. Alors qu’entre 8 et 12% des jeunes Français, Italiens, Espagnols, Allemands ou Slovènes affirment ne pas avoir d’opinion sur la nécessité d’une souhaitable – ou non – inclusion dans les affaires publiques européennes, c’est le cas de 20% des Hongrois et de 23% des Danois. Une différence pouvant tant s’expliquer par un désintérêt que par une méconnaissance du fonctionnement de l’UE.
L’enquête traduit, en outre, la volonté de certains jeunes Européens de renforcer les compétences communautaires. En matière de défense de l’État de droit par exemple, plus de deux tiers des enquêtés estiment que l’UE devrait être mieux armée pour empêcher les possibles violations du droit européen de ses membres. En cas de manquement à la règle communautaire, près de 65% d’entre eux souhaiteraient suspendre le versement de fonds européens à l’État fautif. Un sujet fréquemment d’actualité au sein d’institutions qui tentent ponctuellement de sanctionner la Pologne et la Hongrie – États auxquels sont respectivement reprochés un manque d’indépendance de la justice et une forte corruption – en les frappant au portefeuille. Le socle de droit européen permet de telles charges, notamment depuis l’adoption en décembre 2020 d’un règlement conditionnant les aides européennes au respect de l’État de droit. Validée par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne le 16 février 2022 (Cour de justice qui avait été préalablement saisie par la Hongrie et la Pologne), cette procédure inédite a été déclenchée pour la première fois à l’encontre de la Hongrie le 27 avril 202210« La Cour de justice de l’UE conditionne le versement de fonds au respect de l’État de droit », Le Parisien avec AFP, 16 février 2022.. Ces données rappellent que l’Union européenne tire son origine dans un corpus de valeurs communes, au premier rang desquelles figurent le respect des droits de l’homme, la liberté et la démocratie. Des valeurs intériorisées et embrassées par les jeunes qui la peuplent.
En matière de défense, un peu moins d’un Européen sur deux se dit favorable à l’instauration d’une armée européenne. Il convient bien de parler d’instauration : ce que l’on désigne actuellement comme « forces armées des États de l’Union européenne » n’a d’européen que le nom, celles-ci étant sous le contrôle politique et militaire respectif de chaque État membre. Pour l’heure, nulle armée supranationale donc, un tel projet ayant connu un coup d’arrêt il y a de cela une soixantaine d’années11En 1954, le traité instituant la Communauté européenne de défense est rejeté par l’Assemblée nationale. Le projet d’une armée commune est alors avorté.. Ce, même si les jeunes Européennes s’y trouvent en partie favorables. Si l’on pouvait penser que l’invasion de l’Ukraine par la Russie aurait rebattu les cartes parmi l’opinion, il n’en est rien : on note seulement une variation de deux points de pourcentage entre l’automne 2021 et le printemps 2022. Il en va différemment pour certains Européens, à l’instar des jeunes Roumains. Alors qu’ils étaient 53% à être favorables à l’instauration d’une armée européenne il y a de cela un an, ils sont dorénavant 61% à y aspirer. Rien d’étonnant : la Roumanie partage en effet une frontière de plus de 600 kilomètres avec l’Ukraine et pâtit économiquement des conséquences du conflit. Les belligérants russes peuvent en cela apparaître comme l’une des raisons justifiant le projet d’une armée commune, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne de 2014 à 2019, affirmant dès 2015 : « Une armée commune ferait comprendre à la Russie que nous sommes sérieux quand il s’agit de défendre les valeurs de l’Union12Jean-Pierre Stroobants, « M. Juncker relance l’idée d’une armée européenne », Le Monde, 10 mars 2015.. »
Quel horizon de solidarité chez les jeunes Européens ?
Par les millions de réfugiés qu’elle a engendrés, la guerre conduit 70% des jeunes Européens à penser que l’accueil des Ukrainiens constitue une mesure humanitaire incontournable. 70% d’entre eux aspirent également à ce que davantage de fonds soient débloqués pour leur venir en aide. Toutefois, seule la moitié se prononce en faveur de futurs élargissements de l’UE. Ce, alors même qu’Ursula von der Leyen affirmait en septembre dernier devant le Parlement européen : « Ukraine, Moldavie, Géorgie : notre Union n’est pas complète sans vous13Discours sur l’état de l’Union européenne d’Ursula von der Leyen, Parlement européen, 14 septembre 2022.. »
Les institutions communautaires ont estampillé 2022 « année européenne de la jeunesse », avec pour objectif affiché de débloquer des fonds et de donner la parole à une génération ayant particulièrement souffert de la crise sanitaire. Transparaît dans cette enquête la volonté nourrie par cette jeunesse d’être davantage intégrée aux affaires publiques de l’Union. Une volonté que l’on notera toutefois variable selon les États. Ce constat pourrait ainsi, peut-être, appeler à de nouvelles perspectives participatives à l’échelle européenne.
- 1Elle a été conduite auprès d’un échantillon représentatif de 18 500 jeunes âgés de 16 à 38 ans résidant dans onze États membres de l’Union européenne (UE).
- 2Pierre Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot », Questions de sociologie, 1950, pp. 143-154.
- 3Entretien avec Anne Muxel, propos recueillis par Luc Cédelle, « Le surcroît d’abstention des jeunes accentue le problème posé à la démocratie », Le Monde, 2 juillet 2020.
- 4Pour citer Anne Muxel, le moratoire « est un temps d’accumulation et de concentration d’expériences, non borné par des échéances précises, au cours duquel le jeune adulte va négocier son orientation personnelle, qu’il s’agisse de son insertion sociale comme de son insertion politique. »
- 5Voir Anne Muxel, L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2001.
- 6Précisons toutefois que peu de pays européens permettent aux jeunes de voter avant leurs 18 ans : si la majorité électorale est fixée à 16 ans en Autriche et à Malte et à 17 ans en Grèce, il existe quelques pays dans lesquels les citoyens de plus de 16 ans peuvent voter aux élections locales sous certaines conditions. Une minorité donc, au sein de l’Union européenne.
- 7Respectivement 58,5%, 58,4%, 57%, 56,7% et 56,3% des jeunesses italiennes, espagnoles, suisses, allemandes et hongroises ont déjà glissé un bulletin dans l’urne.
- 8Voir par exemple Charles Tilly, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°4, octobre 1984.
- 9Vincent Mongaillard, « Dons aux associations : les moins de 30 ans sont les plus généreux », Le Parisien, 13 décembre 2017, et Marie Simon-Rainaud, « Philanthropes : de plus en plus de jeunes donnent leur argent », Les Échos Start, 26 novembre 2021.
- 10« La Cour de justice de l’UE conditionne le versement de fonds au respect de l’État de droit », Le Parisien avec AFP, 16 février 2022.
- 11En 1954, le traité instituant la Communauté européenne de défense est rejeté par l’Assemblée nationale. Le projet d’une armée commune est alors avorté.
- 12Jean-Pierre Stroobants, « M. Juncker relance l’idée d’une armée européenne », Le Monde, 10 mars 2015.
- 13Discours sur l’état de l’Union européenne d’Ursula von der Leyen, Parlement européen, 14 septembre 2022.