Allemagne : vers un résultat inédit aux élections fédérales

Le résultat des élections fédérales du 26 septembre 2021 en Allemagne s’annonce inédit. Après les seize années de règne d’Angela Merkel, la mauvaise campagne des conservateurs laisse une chance aux sociaux-démocrates et aux Verts d’obtenir les clés de la chancellerie. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux des dernières semaines de campagne.

Le résultat des élections fédérales du 26 septembre 2021 en Allemagne s’annonce inédit. Les sondages permettent d’ores et déjà d’anticiper plusieurs tendances : aucune coalition ne parviendra à former un gouvernement si elle ne compte que deux partis en son sein, les chrétiens-démocrates s’apprêtent à payer l’usure des seize années au pouvoir d’Angela Merkel, la soirée électorale offrira plusieurs combinaisons possibles de coalition, et il est probable que les négociations qui en résulteront verront le parti arrivé en deuxième position prendre le leadership du gouvernement au détriment du vainqueur apparent du scrutin. 

Une campagne pleine des surprises

Selon les derniers sondages de la mi-août 2021, les chrétiens-démocrates disposent encore d’une avance comprise entre 2 % et 5 % sur le SPD. Pour autant, les sociaux-démocrates enregistrent une remontée spectaculaire ces dernières semaines. Avec 20% des intentions de vote, ils devancent désormais les Verts qui, après avoir un temps devancé les chrétiens-démocrates en début de campagne, sont désormais en troisième position, autour de 18 %. La désignation d’Annalena Baerbock comme candidate laissait pourtant entrevoir de nouvelles perspectives pour le parti écologiste. Capable de mobiliser l’électorat du parti comme personne et entrée brillamment en campagne, elle a depuis multiplié les faux pas et notamment souffert de la polémique autour de son CV maquillé pour dissimuler un manque criant d’expérience gouvernementale. Pour réussir à dépasser l’Union chrétienne, il apparaît désormais clair que les Verts auraient probablement mieux fait de confier leur destin à Robert Habeck. Avec sa popularité et son expérience gouvernementale, il aurait eu une meilleure chance d’attirer les électeurs indécis de la CDU, de la CSU et du SPD dans l’escarcelle électorale des écologistes. 

Sous l’influence des vieux sages du parti Wolfgang Schäuble et Volker Bouffier, les chrétiens-démocrates ont de leur côté nommé Armin Laschet pour succéder à Angela Merkel, quand bien même la majorité des élus et des militants du parti ne considéraient pas leur propre président comme le candidat idoine. Beaucoup considéraient en effet que Markus Söder, ministre-président de la Bavière et président de la CSU, aurait été un meilleur atout dans la perspective de mobiliser les indécis et de convaincre les Allemands au-delà des électeurs traditionnels du parti. À l’inverse, Arnim Laschet semble avoir du mal à mobiliser ne serait-ce que l’électorat traditionnel de la CDU, dont une partie penche désormais vers les Verts ou le SPD. À l’image d’Annalena Baerbock, Armin Laschet se retrouve désormais dans la situation inconfortable de devoir faire campagne contre ses adversaires politiques et contre les doutes de son propre parti. 

Les sondages sur l’absence de popularité de Laschet sont tels que certains posent une question tabou : peut-on remplacer le candidat à la chancellerie à quelques semaines du scrutin ? Un scénario qui semble inenvisageable. D’abord pour des raisons pratiques : les clips de campagne sont déjà tournés, et les affiches électorales ont été imprimées. Mais aussi pour des raisons politiques et humaines : qui aurait la légitimité pour prendre une telle initiative et assumer les incalculables dégâts internes qui en résulteraient pour le parti ? Surtout, une telle décision ne ferait rien pour rendre la CDU plus attractive aux yeux des électeurs : comment un parti qui se trompe sur son propre candidat pourrait-il prétendre gouverner le pays ? Dans un interview au tabloïd BILD, Markus Söder clôt le débat en déclarant ainsi que “la messe est dite“

Ces tiraillements internes de la CDU expliquent en partie la lente remontée dans les sondages d’Olaf Scholz, le candidat du SPD. Désigné dès septembre 2020, celui qui est entré en campagne sans grands espoirs, et contre le souhait des militants de son propre parti qui avaient rejeté sa candidature à la présidence du SPD il y a deux ans, devance désormais clairement ses concurrents en termes de popularité personnelle. Auteur d’une campagne sérieuse, il se présente comme un homme politique expérimenté, garant de la stabilité en période de crise et héritier du calme et du pragmatisme d’Angela Merkel. Son succès auprès de l’électorat l’aide à consolider sa base : longtemps sceptique, la frange la plus à gauche de son parti se rallie désormais à lui. Même Kevin Kühnert, ancien chef des jeunesses socialistes, vice-président du SPD et adversaire acharné de sa candidature, s’affiche désormais volontiers avec lui, jurant au cours d’un meeting berlinois qu’ils “ne se mettent pas juste en scène pour des photos de poignées de main et qu’ils ont beaucoup travaillé ensemble pour former l’unité au sein du parti“.

Les coalitions se dessinent

Un des faits marquants de cette séquence électorale réside dans la proportion élevée d’électeurs indécis et abstentionnistes : elle serait actuellement de 26 %. Une des explications est que la campagne ne s’est pas encore cristallisée autour d’un sujet mobilisateur majeur. On observe pourtant des mouvements d’électeurs intéressants à analyser. Selon Manfred Güllner, directeur de l’institut de sondage FORSA, Arnim Laschet pousse les électeurs vers les Verts, le SPD et surtout vers les libéraux. En s’abstenant de se positionner clairement et en évitant de tenir des positions controversées, Laschet  pourrait amener les anciens électeurs de l’Union chrétienne à choisir de s’abstenir. Ce qui, mathématiquement, favorise le candidat du SPD.

Malgré tout, Arnim Laschet parviendra probablement à porter la CDU à la première place au soir du scrutin. Mais malheureusement pour lui, la question la plus importante cette année ne devrait pas être de savoir qui est en tête des votes, mais bien qui arrive deuxième. Car c’est en effet probablement le candidat ou la candidate qui arrivera en seconde position qui sera amené à diriger le prochain gouvernement. 

Si les Verts parviennent à devancer le SPD, la question décisive sera de savoir s’ils pourront former une majorité avec l’Union chrétienne, un scénario peu probable au regard des sondages actuels. L’option “naturelle” serait une coalition “noir-vert” sous le leadership d’Arnim Laschet à la chancellerie. À défaut, Arnim Laschet pourrait également tenter, comme en 2017, de nouer une coalition “noir-vert-jaune” (Jamaïque) avec les Libéraux et les Verts. 

On peut cependant douter que les Verts laisseront passer la chance de porter l’une des leurs à la chancellerie, et ils devraient donc tenter de former une coalition “feu vert” avec le SPD et les libéraux du FDP. Les militants des Verts et une partie du SPD y seraient favorables, mais le FDP accepterait-il d’y participer ? Ce dernier pourrait en effet refuser et être tenté de faire le forcing pour une coalition “Jamaïque”, étant entendu qu’il serait plus confortable et naturel pour eux de voir la chancellerie occupée par Laschet. Le FDP et ce dernier forment en effet déjà une coalition harmonieuse pour diriger la Rhénanie du Nord-Westphalie. Mais ce scénario ne pourrait se réaliser que si le SPD venait à accepter une nouvelle fois de participer à une coalition en tant que partenaire minoritaire, et non comme leader. Un scénario identique à celui de 2017 et contre lequel une grande partie des militants sociaux-démocrates s’était déjà opposée à l’époque. 

À l’inverse, et comme cela semble actuellement se dessiner, si le SPD devance les Verts, Olaf Scholz fera tout ce qui est en son pouvoir pour devenir chancelier dans une coalition soutenue par les Verts et le FDP. Il reproduirait alors le scénario de Willy Brandt qui, en 1969, avait formé une coalition avec les libéraux après être arrivé en deuxième position derrière la CDU/CSU. Toutefois, une coalition “feu rouge » pourrait être plus tentante pour les libéraux qu’une coalition “feu vert“ : le chef des Libéraux, Christian Lindner, s’entendrait certainement mieux avec le chancelier Olaf Scholz qu’avec la chancelière Annalena Baerbock.

L’impact de vote par correspondance

Le vote par correspondance est ouvert depuis le début du mois d’août. Avec la crise sanitaire, il faut selon le directeur du scrutin fédéral Georg Thiel s’attendre cette année à une « augmentation significative de la participation des électeurs par correspondance ». En 2017, 28 % des électeurs avaient voté par correspondance. Cette fois-ci, on estime que plus de la moitié des Allemands votera depuis son domicile. Cela modifie le timing de la campagne : avec la possibilité de voter dès à présent, le sprint final est d’ores et déjà enclenché. 

Vu l’état actuel des sondages, il s’agit d’une bonne nouvelle pour les sociaux-démocrates, mais moins pour les chrétiens-démocrates. Il en va de même pour les Verts, qui n’ont pas réussi à faire de la crise climatique le sujet majeur de la campagne. Si les électeurs pouvaient désigner directement le chancelier, Olaf Scholz l’emporterait haut la main : 29 % des Allemands voteraient pour lui, loin devant les 15 % en faveur d’Annalena Baerbock et les 12 % de Laschet. Un chiffre frappant illustre la crise que connaît la candidature de ce dernier : seulement 15 % des électeurs pensent qu’il peut encore renverser la situation. Il en irait différemment en cas de candidature de Markus Söder : un quart des électeurs s’apprêtant à choisir un autre parti déclarent qu’ils opteraient alors pour un vote en faveur de celui-ci. Si ne serait-ce que la moitié de ces électeurs joignait la parole aux actes, la CDU/CSU recueillerait alors 33 % des votes, soit son score de 2017. Un chiffre qui montre à quel point le principal problème de la CDU/CSU n’est autre que son candidat lui-même. 

L’impact de la crise en Afghanistan

Si l’été 2021 a été marqué par les inondations terribles de juillet, la campagne se fait en cette rentrée sous le signe de la crise afghane. Comme partout en Occident, la prise du pouvoir des talibans islamiques radicaux en Afghanistan a surpris le gouvernement fédéral. Quelle position adopter face à un nouveau gouvernement taliban ? Combien de réfugiés l’Allemagne doit-elle accueillir ? Que signifie l’échec des opérations militaires en Afghanistan pour les futures missions à l’étranger ? La politique étrangère joue soudainement un rôle énorme dans les débats. 

Sans surprise, l’opposition désigne le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas (SPD), et la ministre de Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer (CDU), comme les principaux responsables du retard pris dans l’évacuation des ressortissants allemands et du personnel afghan travaillant pour eux dont la vie est désormais menacée. Les Verts, les Libéraux et Die Linke parlent d’un désastre de politique étrangère et demandent la démission immédiate des deux ministres. 

Heiko Maas a publiquement reconnu des erreurs, tandis que la ministre de la Défense ne parle que d’une situation “très compliquée”. De son côté, Angela Merkel a parlé d’une conclusion « amère, dramatique et terrible » de l’opération militaire internationale en Afghanistan, reconnaissant sans fard que la mission de près de vingt ans n’a « pas été aussi réussie que nous l’avions prévu”. 

Faisant référence à la crise migratoire déclenchée à l’époque par la guerre en Syrie, Arnim Laschet a quant à lui mis l’accent sur le fait que “2015 ne devrait pas se répéter“. Cette phrase est problématique à bien des égards. D’abord parce que la situation en 2015 est difficilement comparable à celle de 2021. Ensuite parce que cette déclaration a immédiatement été aussi utilisée par les extrémistes de droite de l’AfD. Enfin, elle sous-entend que venir en aide aux personnes en danger de mort constitue un événement purement négatif, un danger à écarter pour la société allemande. Sans surprise, il a été critiqué dans toute la presse.

La candidate des Verts est a quant à elle affiché son agacement, constatant que cette crise “a été annoncée“. Elle a souligné qu’il était clair que si les troupes de l’OTAN étaient retirées, les Afghans seraient menacés. Il y a quelques semaines, les Verts avaient ainsi déposé une demande pour mettre au plus vite les personnel local afghan en sécurité. Une initiative refusée par le SPD et l’Union.

Dans ses déclarations, Olaf Scholz a pour sa part mis l’accent sur la nécessité de faire sortir de Kaboul le plus vite et le plus efficacement possible les personnes en danger, insistant sur le fait que le gouvernement faisait tout son possible pour y parvenir. La situation le met dans une position délicate : il doit tenir compte des violentes critiques des médias à l’égard de la gestion de Heiko Maas, ministre des Affaires étrangères, mais il lui est difficile de s’attaquer publiquement à un membre de son propre parti. Les électeurs ne lui en tiennent pour l’instant pas rigueur : une enquête récente du magazine Der Spiegel montre qu’Olaf Scholz est considéré par 39 % des Allemands comme « très compétent » ou « plutôt compétent“ en politique étrangère. Un chiffre qui tombe à seulement 16 % pour Armin Laschet et Annalena Baerbock.

Une campagne sans sujet majeur

La campagne électorale a cette année une particularité : aucun thème ne s’est imposé. Les Verts n’ont pas su mettre le changement climatique au centre des débats. Tout se joue donc autour de la personnalité des candidats et du professionnalisme de leur campagne. 

Annalena Baerbock a fait trop d’erreurs en début de course, si bien que la première place n’est plus atteignable et que la possibilité de finir en deuxième position est en train de s’envoler. Du côté de la CDU/CSU, Arnim Laschet n’a pas su trouver l’énergie nécessaire pour s’imposer. D’après un dirigeant du parti cité dans la presse, “tant qu’on est en tête, ce n’est pas un problème. Mais quand on est sur la défensive comme maintenant … » Récalcitrant à polariser, ce qui était sa plus grande force est aujourd’hui sa principale faiblesse. Il est à présent si affaibli qu’il ne peut désormais plus profiter de son statut d’héritier des seize années réussies d’Angela Merkel au pouvoir. 

De son côté, Olaf Scholz met l’accent sur sa compétence et son expérience gouvernementale, centrant sa communication autour d’un mot-clé : “respect“. Une stratégie que semble apprécier la population allemande, qui a toujours voté pour un changement dans la continuité et la stabilité. Toutefois, rien n’est fait. Les dernières semaines de la campagne seront agitées, et il est déjà évident que le suspense sur l’identité du futur chancelier perdurera au-delà du jour du scrutin. 

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