Avec en toile de fond les manifestations – aujourd’hui bénignes – de la tension historique entre les réseaux catholiques et laïcs, les institutions universitaires belges achèvent la lente digestion de la réforme dite de Bologne axée sur une intégration communautaire des parcours d’études. Alors que, pendant ce temps, la contestation étudiante, qui fut longtemps collective, acquiert un caractère facultaire et corporatiste puisque le débat sur l’opportunité d’un numerus clausus concerne principalement, du moins jusqu’à présent, les études médicales.
Cette présentation synthétique dégage l’impression d’un enseignement supérieur stable, démocratique et performant au sein du pays qui accueille les instances décisionnelles d’une Union européenne qui adopta, en mars 2000, la stratégie de Lisbonne visant à transformer la région en une « économie de la connaissance » compétitive. Or, si le secteur de l’enseignement francophone belge évolue, la dynamique de cette évolution demeure insatisfaisante lorsque celle-ci est considérée d’un point de vue socialiste – sous l’angle défendu par Jean Jaurès – selon lequel l’enseignement constitue un droit de l’enfant dont la défense et les conditions de l’exercice relèvent de la démocratie.
Cette insuffisance s’explique par le contraste entre un financement public prépondérant accordé à tous les réseaux – y compris confessionnels – de tous les niveaux d’enseignement et la persistance de formes d’exclusion cristallisées dans l’échec scolaire. À titre d’illustration, le financement public permet aux universités de maintenir des droits annuels d’inscription inférieurs à 1 000 euros par an tandis que le taux de réussite des étudiants francophones dans l’enseignement supérieur en première année d’études est de l’ordre de 40%.
Ce formidable gaspillage de ressources financières et humaines suscite en Belgique, comme ailleurs, un débat sur l’opportunité de l’introduction d’un examen d’entrée et d’un contingentement strict du nombre d’étudiants. Selon leurs défenseurs, de telles mesures contribueraient à l’efficience de l’orientation professionnelle de jeunes adultes. De même, elles permettraient aux établissements d’échapper, dans l’organisation des cursus, à la contrainte de la massification, née d’une démocratisation progressive des conditions d’accès aux études au fil du XXe siècle ainsi que de la libre-circulation des personnes.
Si ces arguments doivent être entendus, un débat sur l’avenir de l’enseignement supérieur en ces seuls termes est biaisé car il ne porte que sur la partie émergée de l’iceberg. Ainsi, le problème fondamental de l’enseignement francophone en Belgique – celui qui doit orienter la réflexion des progressistes – réside dans le fait que l’optimalisation des bénéfices d’un long parcours scolaire, financé par l’ensemble des contribuables, est réservée aux rescapés d’une succession d’épreuves de sélection. Dans de telles conditions, un débat productif ne devrait pas opposer partisans et adversaires du numerus clausus, mais faire surgir le handicap que constitue la persistance d’une forme pernicieuse de darwinisme logée au cœur même d’un système scolaire dont le financement a pourtant été pensé dans le but d’immuniser toutes les catégories sociales de la logique du marché.
En 2002, les institutions en charge de la gestion de l’enseignement francophone ont mis en place une série d’indicateurs qui visent à « assurer le suivi statistique des élèves en vue de comprendre les décrochages, les problèmes rencontrés et les orientations successives, y compris l’articulation avec les autres opérateurs de formation ». En 2016, le commentaire relatif au phénomène de l’échec scolaire soulignait que si « à l’âge théorique d’entrée dans l’enseignement supérieur (18 ans), le taux de scolarisation est de 90% », ce « taux élevé reflète un retard important puisque 59% des jeunes de 18 ans fréquentent encore l’enseignement secondaire ». Dans les faits, « à 12 ans, 25% des élèves ont cumulé un retard puisqu’ils sont toujours en primaire » selon les indicateurs de l’enseignement 2016 publiés par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Par conséquent, c’est à la lumière de ces chiffres qu’il faut apprécier la relativité du service rendu à la collectivité par un enseignement supérieur auxquels accèdent, avant élimination de 60% d’entre eux en première année, 70% des élèves du secondaire ayant réussi une épreuve qui s’inspire du « bac » français.
Réinstaller l’enseignement dans une conception socialiste de sa mission de service public n’exige pas seulement une réforme des pratiques de l’enseignement supérieur, mais une refonte globale des structures et des méthodes d’éducation. Au cours des années 1990, la principale formation socialiste belge, c’est-à-dire le Parti socialiste francophone actuellement dirigé par Elio Di Rupo, a choisi de centrer son programme en matière d’enseignement sur la lutte contre l’échec scolaire dans un monde où la « globalisation » laisse peu de chances aux jeunes sans qualification. Son passage à la tête de l’équivalent du ministère de l’Éducation nationale dans la partie francophone de la Belgique a certainement permis un bond qualitatif en acclimatant instituteurs, professeurs et parents à l’idée que la fonction de l’école était l’épanouissement des compétences de chacun et non l’élimination des plus faibles. Cependant, l’implémentation des réformes envisagées n’a été que trop partielle. En effet, une vingtaine d’années plus tard, elles trouvent un prolongement dans un nouveau chantier intitulé « pacte d’excellence », porté cette fois par la démocratie chrétienne. Mais vingt ans de réformes ou de discours sur la réforme ont lassé les acteurs du secteur et le risque d’un nouvel enlisement est fréquemment évoqué dans les médias.
Redéfinir une politique progressiste dans ce domaine exige d’un parti qu’il fasse preuve d’une audace l’exposant au risque, au regard du conservatisme des parents et des enseignants, de voir une partie de son électorat se détourner provisoirement, voire définitivement, de lui.
Cette audace exige d’abord de tourner le dos à une approche fragmentée dans l’exercice des compétences ministérielles. Jusqu’à présent, en effet, les compétences gouvernementales sur les différents niveaux d’enseignement ont été généralement réparties entre deux ministres d’obédience philosophique différente. Résidu de la « guerre scolaire » à laquelle un armistice a été trouvé dans les années 1950 et produit d’un système électoral proportionnel qui contribue à l’alliance de partis proches comme adversaires d’un réseau confessionnel subsidié par les pouvoirs publics, cette fragmentation de la gestion politique entretient inutilement une guerre de positions et contrarie une appréhension du caractère unitaire et global de l’enseignement en tant que service public.
L’audace impose ensuite de substituer à une organisation centrée sur les enseignants qui font une carrière, une structure axée sur les besoins d’apprentissage des enfants. La formule n’a rien de rhétorique. Il ne s’agit rien de moins que de remplacer un système organisé sur la base de la logique des diplômes des chargés de cours par une communauté pédagogique soudée autour de l’épanouissement de futurs adultes. Dans l’enseignement francophone belge, une telle révolution copernicienne devrait commencer par la substitution au mécanisme actuel de candidatures spontanées et de carrières à l’ancienneté, d’une vérification, dans le cadre de concours inspirés des pratiques françaises, des compétences des candidats. Cette révolution pourrait ensuite trouver un prolongement dans l’importation des méthodes pédagogiques scandinaves – dont des variantes sont prônées partout en Europe par les héritiers de Freinet, Montessori, Decroly ou Steiner – qui tendent à remplacer un univers organisé en classes par un univers plus communautaire, interactif et solidaire ressuscitant une logique d’apprentissage collective, dynamique déjà typique des classes uniques du monde rural au cours des siècles passés. Prônées et encensées par les progressistes, ces méthodes révolutionnaires n’ont été que trop peu introduites dans les établissements qui certifient les compétences des futurs instituteurs et professeurs.
Enfin, l’audace consiste à combattre l’idée selon laquelle la démocratisation de l’école signifierait un allongement de la durée des études à concurrence du nombre des années nécessaires à la formation des docteurs des universités. Ce combat comprend plusieurs champs de batailles.
Le premier est celui de la revalorisation de la filière technique et professionnelle. Celle-ci doit cesser d’être le lieu de relégation des élèves qui ont échoué dans l’enseignement général et redevenir, moyennant une coopération avec les mondes du travail, l’espace d’une acquisition relativement rapide des compétences nécessaires à la création de petites et moyennes entreprises, garantes de la stabilité de l’assise économique des régions. En Belgique, dans les années 1920 et 1930, le développement d’un enseignement technique figurait tout en haut de l’agenda du Parti socialiste, fier de contribuer à la création à Charleroi d’une « université du travail ». Cette ambition délaissée doit être retrouvée. Au XXIe siècle, la gauche ne doit pas se replier sur la défense d’une fonction publique réputée constituer son pré carré : elle doit promouvoir la qualification professionnelle des jeunes en tant que futurs employés et dirigeants de nouvelles générations d’entreprises locales, capables de ressusciter une offre de travail sur un marché dynamique. Des pas ont été accomplis dans cette direction depuis quelques années, avec la mise en place de formes d’enseignement en alternance, mais le pas de course n’a pas encore été adopté.
Le second théâtre des opérations est la révision de la durée nécessaire à la formation post-secondaire sachant qu’un alignement de toutes les études sur une durée de cinq ans présente un coût économique évident. Si l’allongement de la durée des études peut satisfaire les établissements dont le financement repose sur le nombre d’élèves et contribuer à la réduction du nombre des demandeurs d’emplois, il n’est pas financièrement soutenable pour tous. En Belgique, une augmentation du nombre des étudiants qui travaillent toute l’année a déjà été enregistrée. Encadrée par un nouveau dispositif légal et observée de près par les institutions de la sécurité sociale, elle n’est pas inquiétante en soi puisqu’elle peut signifier une acclimatation des jeunes aux réalités du monde du travail, notamment dans le cadre de stages en entreprise. Elle doit cependant être analysée afin de déterminer dans quelle mesure elle constitue un indicateur pertinent de l’accroissement des inégalités devant l’enseignement supérieur ou une nouvelle forme de financement de l’accès à ces études au bénéfice de catégories sociales qui en étaient jusqu’à présent exclues.
Enfin, et en lien avec ce dernier point, l’audace politique impose de considérer les enjeux de l’enseignement en dehors du seul cadre des établissements. Entendue d’un point de vue progressiste, l’éducation devrait être synonyme d’autonomie et d’émancipation. Or, la rime entre éducation et émancipation est devenue pauvre dans un contexte où les coûts de la vie, et en particulier du logement, deviennent insoutenables pour la génération qui n’a pas eu accès à la propriété immobilière avant l’envolée des prix au cours des vingt dernières années. Il en découle une tendance au renforcement des familles en tant que cadres, par défaut, de solidarité intergénérationnelle. Si les idéaux de la gauche socialiste sont irréductibles à l’individualisme libertarien et compatibles avec la fondation de familles en tant que projets contractuels, leur poursuite doit trouver un remède à cette forme d’évolution socio-économique susceptible de restaurer la dimension conservatrice, voire autoritaire, de la cellule familiale et de peser sur les choix d’orientation des jeunes. Aussi les débats sur la détermination des montants et des bénéficiaires des allocations familiales ratent-ils souvent le coche. En effet, lorsque des adolescents atteignent l’âge de la majorité civile, l’enjeu ne devrait plus être le financement des familles, mais celui de l’autonomie de jeunes adultes confrontés, au sortir de l’enseignement secondaire, à l’alternative entre la recherche d’un emploi et la poursuite de leurs études.
Plutôt qu’à un dispositif administratif de numerus clausus et d’examen d’entrée, il revient à l’introduction d’un « revenu garanti générationnel », embryon éventuel de l’allocation universelle prônée par Jean-Marc Ferry, d’accompagner ce moment et aussi, sans doute, à une réinvention des politiques de logement qui ont fait les grandes heures du socialisme municipaliste. À qui en douterait, l’échec du Parti socialiste d’Elio di Rupo aux dernières élections nationales fournit la démonstration du prix électoral payé par une force progressiste qui avait accepté, pour sceller une coalition gouvernementale éphémère, de réduire, dans le cadre de l’assurance chômage, les droits financiers des jeunes adultes au sortir de leurs études.