Nouvelle-Calédonie : les ressorts d’un nouveau conflit

Comment analyser le conflit qui touche la Nouvelle-Calédonie depuis le mois de mai dernier ? Déclenché par le passage en force du dégel du corps électoral par le Sénat et l’Assemblée nationale, le conflit semble aujourd’hui s’enliser dans le territoire et changer de nature avec pour focale principale celle de l’indépendance. Simon Guillouet, expert associé à la Fondation, revient sur les ressorts de la crise politique et institutionnelle calédonienne, la recomposition politique en cours entre loyalistes et indépendantistes et les deux scénarios qui se présentent.

La Nouvelle-Calédonie vit depuis deux mois une reprise du conflit qu’elle avait connu dans les années 1980. La situation a brutalement basculé le 13 mai 2024 quand le passage en force du dégel du corps électoral au Sénat puis à l’Assemble nationale a déclenché une émeute et une insurrection inédites dans l’agglomération de Nouméa. Si le pic de violences semble passé, le territoire s’enfonce toutefois progressivement dans un conflit qui a toutes les chances de durer dans la mesure où il a changé de nature. D’émeutes urbaines anarchiques portant sur le refus du dégel du corps électoral, le conflit s’étend aujourd’hui au-delà de Nouméa, radicalise les deux camps et s’est graduellement recentré sur la question centrale de l’indépendance. Cette note propose d’éclairer trois aspects cruciaux de ce conflit : sa nature, la recomposition du jeu politique provoquée par ces émeutes et les possibles évolutions à moyen terme.

La nature du conflit calédonien

La première démarche, si l’on souhaite comprendre ce qu’il se passe dans ce territoire situé à 16 000 kilomètres de Paris, est de qualifier et de nommer de manière appropriée cette succession d’événements qui ont débuté le 13 mai dernier. Il s’agit d’un conflit de nature politique, opposant d’un côté les loyalistes et depuis 2020-2021 l’État français et, de l’autre, les indépendantistes Kanak, peuple premier colonisé du territoire. Cette observation peut à première vue paraître évidente ou tautologique mais mérite d’être réaffirmée pour cerner de manière objective la situation et de trouver des solutions adéquates. En effet, les autorités administratives françaises locales et les acteurs politiques loyalistes présentent une lecture très différente des événements : soit ils associent l’ensemble du mouvement actuel à l’univers de la criminalité, de l’émeute, de la délinquance, le disqualifiant dans son ensemble ; soit ils dissocient les indépendantistes en deux groupes : les pacifiques et les radicaux minoritaires « terroristes ». Dans les deux cas, le caractère politique des troubles est le plus souvent ignoré, tu ou dénaturé : 

Vous êtes les victimes collatérales de la folie indépendantiste radicale, vous êtes les victimes directes des criminels de la CCAT.

Sonia Backès, présidente de la Province Sud, dans un discours prononcé le 14 juillet 20241Voir cet article de la 1ère-Francetvinfo ici.

 Il y a une espèce de rage, je ne sais pas comment vous le dire autrement, qui anime ces individus, ces émeutiers. Beaucoup sont alcoolisés. Beaucoup ont consommé des produits stupéfiants. Donc c’est difficile quand on a affaire à des gens comme ça de leur faire entendre raison.  

Louis Le Franc, haut-commissaire de la république en Calédonie le 26 juin 2024 sur la radio RRB

Il y a deux stratégies dans le monde indépendantiste. La stratégie à la tahitienne, plutôt portée par le Palika et qui semble être le cas également de Monsieur Tjibaou. […] Ce sont des démocrates avec qui je suis prêt à discuter. En revanche, il y a une autre école chez les indépendantistes portée par ceux qui ont créé la CCAT […] C’est la stratégie de la terreur qui fonctionne et c’est pour ça que je dis aux non-indépendantistes de rester et de nous aider à résister à ça en montrant qu’on n’accepte pas ces manœuvres inacceptables. 

 Nicolas Metzdorf, député loyaliste, dans un entretien donné dans Les Nouvelles calédoniennes le 11 juillet 2024

Cette stratégie de dissociation du camp indépendantiste ou de négation du caractère politique du conflit est problématique pour plusieurs raisons. Elle irrite les indépendantistes, condamne les autorités françaises à prendre des décisions inappropriées et surtout rend impossible toute solution aux tensions que traverse le territoire. Personne ne nie l’existence de ces violences et l’importance d’y mettre fin mais ces dernières – parfois anarchiques, parfois organisées – sont bien l’expression d’un problème politique. Sans reconnaissance de l’aspect politique de ces troubles, le territoire ne peut que plonger dans une longue période d’incertitude. L’exemple des années 1980 est pourtant suffisamment vif pour le rappeler. Ni la répression, ni la disparition des leaders indépendantistes les plus intransigeants, ni même la mise sous les barreaux des militants n’ont mis fin aux troubles. Les tensions ne se sont achevées que par une négociation politique sincère et équitable concrétisée par les accords de Matignon-Oudinot (1988) puis de Nouméa (1998). Comme hier, de nouvelles négociations s’imposent. Si le dégel du corps électoral était la pomme de discorde initiale, il faut aujourd’hui acter que, depuis huit semaines, le conflit s’est transformé et que la question de l’indépendance est redevenue centrale – point sur lequel il faudra inévitablement discuter.

Le deuxième qualificatif qu’il convient d’utiliser pour décrire la situation actuelle est le caractère communautaire du conflit. La Nouvelle-Calédonie, avant d’être un territoire d’Outre-mer, fut une colonie de peuplement où plusieurs milliers de colons et bagnards furent envoyés dans l’optique de prendre le contrôle de cette terre au profit du gouvernement français. Cette politique fut considérée par l’État français comme un échec relatif dans la mesure où la population autochtone a toujours constitué une part importante de la population totale, à la différence d’autres territoires comme l’Australie, le Canada ou les États-Unis où les colons ont fini par marginaliser complètement la population autochtone. Néanmoins, si la population Kanak a réussi à se maintenir et à ne pas disparaitre, cette politique coloniale a profondément marqué le territoire et a laissé des traces et des rancœurs indélébiles entre la communauté Kanak et la communauté européenne. Malgré les métissages et une cohabitation le plus souvent pacifique ces dernières décennies, ces deux groupes restent politiquement rivaux. Les Kanak demeurent les représentants du camp indépendantiste et les Européens le noyau dur du camp loyaliste. Une étude du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) de 2021 montre ainsi que, malgré cent soixante-dix ans d’histoire commune, les clivages sont saillants et irréconciliables : 80% des Kanaks étaient partisans de l’indépendance et 90% des Européens y étaient opposés. Par conséquent, le rapport de force démographique entre les deux communautés est une des données fondamentales du « problème calédonien ». Plus l’une des communautés est importante, plus elle est en mesure d’imposer sa vision de l’avenir. Or, aucun des deux groupes ne constitue aujourd’hui une majorité absolue de la population. Mais cet équilibre précaire n’est pas intangible. Si un groupe devient pour raisons diverses beaucoup plus important, cela impactera de manière irréversible les rapports de force politiques et in fine la situation institutionnelle du territoire. La présence de nombreux ressortissants de l’ancien empire colonial français (Vietnamiens, Tahitiens, Wallisiens) ajoute un degré de complexité supplémentaire mais n’enlève rien à l’existence structurante de ces deux pôles communautaires et politiques.

Enfin, ce conflit est amené à durer. La souveraineté ou l’auto-détermination est un puissant facteur de mobilisation des peuples, colonisés ou non. Il touche au sentiment national, à la dignité, à la volonté de décider pour « soi » sans intervention extérieure. Le peuple Kanak semble aujourd’hui déterminé à mener cette lutte et devra trouver des solutions originales pour vivre avec les autres populations qui y ont pris racine et sont aussi légitimes à vivre sur ce territoire. Le temps, la répression, les difficultés économiques ne réduiront pas ce désir et cette demande. Le conflit possède maintenant sa propre dynamique et peut s’auto-entretenir par la multiplication des rancœurs et des motifs de revanche. Côté indépendantiste, on dénombre plus de 1500 gardes à vue (soit environ 1,3% de la population Kanak), 139 incarcérations (dont les leaders politiques membres de la CCAT2Interview du procureur de la République à Nouméa, radio RRB, 10 juillet 2024.), sept personnes tuées3Information provenant du ministère de l’Intérieur. et un nombre important (bien qu’inconnu) de blessés. Les victimes directes ou les proches et les familles de ces derniers ont désormais des motifs de mobilisation décuplés. La forme même que prend la mobilisation actuelle est propice à son extension dans le temps : incendies, barrages, caillassages. Ces actions ne nécessitent ni budget, ni logistique, ni organisation complexe. Elles ne coûtent rien et peuvent être répétées pendant des mois ou des années. Côté loyaliste, on ne décolère pas devant la destruction de centaines d’entreprises et de logements ainsi que de milliers de voitures4Mentionné lors de l’interview du 26 juin du haut-commissaire pour la République sur la radio RRB., les dégradations ayant touché l’ensemble de la population. Plus de 480 agents des forces de l’ordre ont été blessés et 3 personnes ont été tuées (deux gendarmes et un Européen). La colère est immense. Le sentiment que la répression est insuffisante est largement partagé et entraîne un fort lobbying pour des sanctions exemplaires et une attitude plus répressive de l’État. Certains loyalistes demandent même l’expulsion des logements sociaux des personnes ayant participé aux émeutes. Les dernières tensions en dates concernent le développement des relations du parti indépendantiste – l’Union calédonienne – avec le gouvernement autoritaire et peu fréquentable azerbaïdjanais. Ainsi, plus les troubles durent, plus de nouveaux sujets de discordes et de revendications apparaissent, entraînant à leur tour de nouvelles mobilisations. 

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L’impact des émeutes, un rapport de force qui devient défavorable à la France et aux loyalistes

Dans ce paysage politique complexe et instable, l’impact des émeutes est majeur et redéfinit les cartes en termes de rapports de force. Alors que la situation semblait relativement favorable au camp loyaliste depuis les trois échecs du « oui » aux référendums de 2018, 2020 et 2021, l’onde de choc des émeutes de mai-juin a entraîné un brusque affaiblissement du camp loyaliste et une consolidation du camp indépendantiste.

Dans un contexte où la communauté européenne domine la vie économique, le camp loyaliste a été proportionnellement plus touché par ces émeutes dont l’ampleur a été sans précédent : environ 700 entreprises employant 20% des salariés du secteur privé ont été mises hors d’état de fonctionner. Les pertes financières et économiques sont abyssales : plus de 2 milliards d’euros, soit 24% du PIB5Voir cet article et celui-là.. Le pouvoir économique des loyalistes, levier d’influence et de puissance, s’est brusquement effondré. L’onde de choc des émeutes va, par ailleurs, fortement influer sur le poids démographique des Européens. Les ressortissants métropolitains, qui constituent environ la moitié de ce groupe, risquent de massivement déserter le territoire du fait du chômage massif, de l’insécurité, de l’instabilité. Les Caldoches, Européens nés en Calédonie, ne seront pas épargnés par cette tentation de l’émigration car ils sont nombreux à avoir des liens avec l’Hexagone : ils y ont souvent fait leurs études, y ont de la famille et y conservent des opportunités économiques. Cette tendance lourde et de long terme d’affaiblissement démographique de la population « européenne » n’est pas nouvelle. Elle date du milieu des années 1970 et s’est accélérée depuis la fin des années 1990. Elle ne pourrait que se renforcer avec la déflagration du 13 mai 2024. Ils constituaient 24% de la population en 2019 et il est vraisemblable que ce chiffre soit aujourd’hui autour de 21%. Une accélération des départs ferait chuter selon toute vraisemblance leur part autour de 15% dans les années à venir.

Source : Institut de statistique et des études économiques (données du recensement de la population).

Affaibli économiquement et privé progressivement d’une partie de son noyau dur, le camp loyaliste souffre aussi d’une absence de capacité à proposer un futur stable et désirable qui rallierait une partie de la population. Or, ces derniers ont été complètement pris au dépourvu par les émeutes. Choqués et parfois directement impactés par les émeutes, la masse des loyalistes « européens » semble se radicaliser comme l’illustre le discours récent de Sonia Backès, présidente de la Province Sud, à l’occasion du 14 juillet dernier : « Deux civilisations se côtoient en Nouvelle-Calédonie […]. Au même titre que l’huile et l’eau ne se mélange pas, je constate à regret que le monde kanak et le monde occidental ont malgré cent soixante-dix ans de vie commune des antagonismes indépassables ». Cet électorat a massivement plébiscité lors des dernières élections législatives la tendance la plus intransigeante du mouvement. Au premier tour des dernières législatives anticipées, « Calédonie Ensemble », la formation modérée, n’a obtenu que 7% des voix contre 40% pour les tendances appelant à un positionnement plus dur (les loyalistes et le Rassemblement national). Prisonniers de leur posture de fermeté, ils condamnent le territoire à une instabilité chronique dont personne ne veut sur le long terme. Une partie de la population calédonienne, en particulier les personnes ni européennes ni Kanak, pourrait finir par se lasser d’un conflit sans fin et, sans perspective, et se détourner du camp loyaliste. 

Cette tendance semble déjà à l’œuvre et s’est manifestée lors du dernier scrutin législatif anticipé. On y constate un rétrécissement politique des loyalistes et un score historique des indépendantistes qui ont remporté 53% des voix, du jamais vu6Voir les résultats des élections législatives sur le site du ministère de l’Intérieur.. Ce score majoritaire ne peut s’expliquer que par un ralliement d’une partie de ce groupe issu du « melting pot colonial » (Tahitiens, Vietnamiens, Javanais, etc.) qui voit dans le camp indépendantiste le seul capable de proposer une vision claire et crédible à long terme : la fin du conflit par l’indépendance et la coexistence pacifique des différentes communautés sur l’île. En plus de ce mouvement d’opinion inattendu, le camp indépendantiste peut compter sur sa bonne dynamique démographique car la population Kanak continue d’augmenter à un rythme continu. Si leur proportion n’était que de 41% en 2019, le départ des Européens et de certains autres groupes (Tahitiens, Indonésiens, Vietnamiens) entraînerait mécaniquement une hausse de la proportion de Kanaks qui pourrait atteindre 45% d’ici quelques années. Cela n’est pas la majorité absolue mais cela ferait des Kanaks le groupe de loin le plus important face aux 20% d’Européens ou aux 8% de Wallisiens (le troisième groupe le plus nombreux).

Source : Institut de statistique et des études économiques (données du recensement de la population).

Les deux scénarios à envisager dans l’évolution du conflit calédonien

Avec cette nouvelle donne, deux scénarios semblent se dessiner quant au futur du territoire.

Le premier est le statu quo, c’est-à-dire la prolongation de cette situation « ni guerre ni paix » où il n’y a pas d’affrontement continu et permanent sur l’ensemble du territoire mais où une multitude de petits accrochages, d’incendies, de barrages, de blocages, de vols et d’agressions vont émailler la vie locale et perturber le fonctionnement normal du territoire. Ce scénario, la Nouvelle-Calédonie le connaît bien, c’est celui des années 1980 où les « événements » se sont étalés de 1981 à 1989. Cette situation instable empêchant tout investissement du secteur privé et limitant les arrivées de nouveaux habitants rendrait l’économie du territoire inopérante. Ce serait par ailleurs au gouvernement français de combler les trous en portant à bout de bras le territoire. Ce dernier est déjà en cessation de paiement et est incapable de faire face à ses obligations (Sécurité sociale, paiement des fonctionnaires, etc.). À cela s’ajouterait le maintien d’importants contingents des forces de l’ordre qui coûteront cher au contribuable. Le territoire accueille actuellement environ 3500 agents des forces de l’ordreplus du double des effectifs de la région corse, pourtant 30% plus peuplée que le territoire océanien. Cela resterait néanmoins envisageable pour la France qui pourrait accepter de payer ce prix pour maintenir une présence stratégique dans la région indopacifique.

Le second scénario est celui de l’escalade. Le conflit se transformerait en un réel affrontement armé ouvert. Il pourrait se produire à la suite d’une action de revanche de loyalistes excédés par la situation, d’un dérapage des forces de l’ordre ou d’une décision de la tendance dure du camp indépendantiste de lancer une guérilla armée. Si cela se produit, le gouvernement français se trouverait dans une situation très délicate, devant mobiliser plusieurs milliers de militaires à 16 000 kilomètres de Paris dans un territoire montagneux, couvert de forêts et grand comme trois fois la Corse. Un tel conflit a toutes les chances de s’enliser et pourrait se transformer en une lutte contre-insurrectionnelle coûteuse en vies et en ressources. Le soutien politique dans l’Hexagone serait probablement très faible. Ce scénario demeure le moins probable, même si sur le papier la Nouvelle-Calédonie a tout d’une poudrière : une arme pour trois habitants, un passif colonial douloureux, de fortes inégalités sociales, une structuration de la société sur des bases ethniques. Néanmoins, depuis les années 1970, le territoire a l’art de naviguer sur une ligne de crête sans jamais basculer dans la guerre civile. Cela est en parti dû aux forces politiques indépendantistes ayant toujours maintenu leur volonté de ne pas amener le pays à la guerre, à l’État français qui modère l’intensité de sa répression, limité par le droit et souhaitant conserver le conflit à un niveau de basse intensité, et à une histoire commune certes difficile mais où les communautés se côtoient et se connaissent.

Ces deux scénarios ont des points communs : la France et les loyalistes sont en position de faiblesse et seul un accord politique permettra de sortir du conflit. Dans ce contexte, ces négociations devront contenter les indépendantistes qui sont aujourd’hui, objectivement, les acteurs centraux de la vie politique du territoire : ils dirigent 19 des 33 communes et 2 des 3 provinces, président le gouvernement du territoire et ont récemment obtenu 53% des voix aux législatives. Sans forcément proposer une indépendance immédiate, il serait nécessaire d’aller vers des solutions créatives mais convaincantes : la possibilité ouverte d’un quatrième référendum, un processus d’indépendance-partenariat s’étalant sur plusieurs dizaines d’années, une redistribution accrue des richesses… Toutes les possibilités sont sur la table, aux acteurs de prendre les décisions qui s’imposent. 

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