Nord Stream 2 : un enjeu géopolitique et énergétique majeur pour l’Allemagne et l’Europe

Nord Stream 2 va-t-il couler dans la dernière ligne droite ? Il ne manque plus que quelques kilomètres pour achever la construction du controversé gazoduc devant traverser la mer Baltique pour relier la Russie à l’Allemagne, mais la tentative d’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny pourrait mettre un terme au chantier. Ernst Stetter, conseiller spécial du président de la Fondation Jean-Jaurès pour l’Europe, analyse les enjeux géopolitiques d’un projet stratégique pour l’avenir de l’Allemagne et de l’Union européenne.

Nord Stream 2 : un gigantesque projet d’approvisionnement de gaz

Construit entre la ville de Vyborg, près de la frontière russo-finlandaise, et Lubmin, sur la côte nord-est de l’Allemagne, le pipeline a été conçu pour acheminer le gaz naturel russe jusqu’au marché européen. Prévues pour s’étaler sur 2460 kilomètres, les canalisations ont déjà été posées sur plus de 2300 kilomètres, soit 94% du tracé final. Basée en Suisse, la société NordStream2 AG appartient à 100% à Gazprom, la société énergétique russe. Les sociétés Shell, OMV, Engie, Uniper et Winterhall sont les cinq investisseurs principaux d’un consortium international travaillant à la réalisation du pipeline. Les coûts d’investissements sont à la hauteur du gigantisme du projet : 7,4 milliards d’euros. 

Le gazoduc Nord Stream 2 est ainsi l’un des plus grands projets d’infrastructure d’Europe. S’il a suscité dès son origine en Allemagne, en Europe et ailleurs les critiques des défenseurs de l’environnement et de la société civile, c’est le récent empoisonnement d’Alexeï Navalny qui vient de donner un nouvel argument à ceux qui souhaitent y mettre un terme. Cherchant un moyen d’exprimer leur indignation après la tentative d’assassinat contre le leader de l’opposition russe, de nombreux responsables politiques allemands ont choisi de dénoncer un partenariat énergétique qui va à contre-courant de la politique occidentale visant à isoler la Russie de Vladimir Poutine. 

Le lobbying de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder

Le problème Nord Stream 2 ne peut être analysé sans s’arrêter sur le rôle de l’ancien chancelier Gerhard Schröder dans le travail de lobbying effectué en Allemagne en faveur de la réalisation du projet. Depuis son départ du pouvoir en 2005, l’ancien chef du SPD s’est illustré par son amitié personnelle avec Vladimir Poutine et son emploi au sein du géant russe Gazprom. Il a ainsi été nommé président du conseil d’administration de la société NordStream2 AG dès sa création, et n’a depuis jamais hésité à utiliser ses contacts au plus haut niveau du gouvernement allemand pour aider la Russie à faire avancer le projet via des rencontres régulières avec la chancelière Merkel, des ministres de son gouvernement et les ministres-présidents des Länder concernés par le projet. Force est aujourd’hui de constater que l’ex-chancelier a réussi son travail de lobbying et convaincu le gouvernement Merkel de la nécessité du gazoduc pour assurer la sécurité énergétique de l’Allemagne à l’heure de la transition énergétique et de l’élimination progressive du nucléaire et du charbon.

Gerhard Schröder se considère comme un médiateur qui cultive un indispensable dialogue avec la Russie. C’est ainsi qu’il nous faudrait interpréter l’absence de la moindre critique de sa part envers Vladimir Poutine, sa guerre en Ukraine, les meurtres des critiques du Kremlin ou les tentatives d’empoisonnement d’opposants russes.  

Gerhard Schröder a désormais passé plus de deux fois plus de temps au service des entreprises énergétiques russes qu’il ne l’a été au service des Allemands à la tête de la chancellerie fédérale. Mais depuis 2014 et l’invasion russe lancée contre l’Ukraine, son soutien ouvertement affiché aux intérêts de Moscou fait l’objet de critiques grandissantes de la part de la presse allemande, de la société civile et de son parti, le SPD.

Avec l’empoisonnement d’Alexeï Navalny et son sauvetage organisé par un hôpital de Berlin, l’ex-chancelier Schröder se trouve donc dans une position délicate. Le soutien dont il jouissait au sein du gouvernement allemand s’amenuise, et des responsables de la CDU lui demandent désormais publiquement de renoncer à ses fonctions au service de la Russie. C’est notamment le cas de Johann Wadephul, vice-président du groupe parlementaire de la CDU/CSU au Bundestag, qui a ainsi estimé dans un communiqué de presse que son rôle auprès du Kremlin était « profondément indigne d’un ancien chancelier ». Et, malgré la timidité de la direction du parti sur le sujet, les critiques se font également de plus en plus vives au sein même du SPD.  

Le rôle du gaz russe dans l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne 

En dépit de nos états d’âme, il est cependant incontestable que l’approvisionnement en énergie du marché européen dépend actuellement des importations de gaz en provenance de pays non européens. L’Allemagne ne produit elle-même que 7% de sa consommation de gaz. Les livraisons de gaz russe sont ainsi essentielles pour l’approvisionnement allemand. Si la Norvège et les Pays-Bas lui fournissent 50% des livraisons de gaz liquide, près de 40% proviennent malgré tout de Russie.

Fort de ce constat, les défenseurs du projet Nord Stream 2 insistent sur le fait que pour compenser l’élimination à venir du nucléaire et du charbon, l’Allemagne aura besoin d’encore plus de gaz naturel dans les années à venir. Ils font ainsi de ce partenariat avec la Russie un élément indispensable de la politique allemande, voire européenne, de protection du climat. 

Il faut cependant souligner que près des trois quarts du gaz naturel consommé en Allemagne sont en réalité utilisés pour chauffer les bâtiments et approvisionner l’appareil de production industrielle. Moins d’un cinquième de ce gaz est utilisé pour produire de l’électricité. On trouve la même structure dans le reste de l’Union européenne, où près des deux tiers de la consommation de gaz naturel sert au chauffage, tandis que moins de 30% est destiné à la production d’électricité. Les besoins en gaz naturel de l’Allemagne et de l’Europe ne sont donc pas dictés par nos besoins en électricité, mais par le chauffage

Pour évaluer ces besoins futurs, il faut noter que les ambitions politiques actuellement déployées pour protéger le climat devraient permettre de réduire considérablement la future consommation de gaz naturel fossile. En tenant compte des objectifs actuels de limitation du réchauffement climatique, des analyses détaillées montrent ainsi qu’on peut s’attendre, pour les 27 États membres, à une réduction dans un futur proche d’environ un cinquième des importations de gaz naturel nécessaires. 

Les intérêts géopolitiques et économiques des États-Unis

Aux États-Unis, l’opposition à Nord Stream 2 est l’un des rares sujets à faire consensus entre républicains et démocrates et, d’Obama à Trump, les administrations successives déploient depuis des années leurs arguments politiques et économiques pour empêcher ou retarder l’achèvement du pipeline, un objectif partagé par Joe Biden. Le Congrès américain est sur la même ligne : trois sénateurs républicains – Ted Cruz du Texas, Tom Cotton de l’Arkansas et Ron Johnson du Wisconsin – ont ainsi proposé de durcir l’opposition américaine en imposant des sanctions dites secondaires aux entreprises européennes participant à sa construction, ce qui a déjà convaincu une entreprise suisso-néerlandaise de cesser la pose des canalisations. 

Outre leurs préoccupations géopolitiques, les États-Unis souhaitent bien sûr développer leurs propres exportations de gaz naturel liquéfié vers l’Europe et vers l’Allemagne. L’écologiste Jürgen Trittin, ancien ministre fédérale de l’Environnement, estime ainsi que l’opposition américaine à Nord Stream 2 est principalement motivée par la défense de leurs propres intérêts économiques. Les futures capacités d’exportation des États-Unis atteindront à terme les 70 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL), ce qui serait suffisant pour couvrir l’ensemble des besoins annuels de l’Allemagne. Le président de l’Association des exportateurs américains, Charlie Riedl, a ainsi déclaré que les États-Unis avaient l’intention de devenir le plus grand fournisseur de gaz liquéfié en Europe d’ici 2025. Il devra cependant faire face à une difficulté majeure : le gaz américain issu du « fracking » et transporté par bateaux est en moyenne 20% plus onéreux que le gaz naturel acheminé depuis la Russie par un gazoduc. Pour le marché européen, il n’est donc pas compétitif. Malgré tout, et même en cas de victoire de Joe Biden en novembre prochain, il ne faut pas s’attendre à un changement de position de la part de Washington sur ce sujet. 

L’opposition des pays de l’Europe de l’Est

Bien évidemment, les pays de l’Europe de l’Est sont également opposés au gazoduc russe. Huit d’entre eux ont ainsi signé une déclaration pour en rejeter le principe et dénoncer les risques de chantage énergétique auquel ce projet exposerait l’Europe de la part de Moscou. Le Premier ministre polonais a fermement appelé Berlin à faire marche arrière. Faisant allusion à Navalny, Mateusz Morawiecki a rappelé que le meurtre d’opposants politiques était une pratique digne des pires dictatures et qu’il était dans l’intérêt commun des européens d’annuler Nord Stream 2. Il a souligné que le projet déstabiliserait le flanc oriental de l’Union européenne et de l’OTAN en même temps qu’il constituerait un crime contre les peuples biélorusse et ukrainien en lutte contre l’ingérence russe. Un temps disparu, l’ancien concept de « Zwischeneuropa », une région intermédiaire entre les deux centres de gravité que seraient la Russie et l’Allemagne, fait aujourd’hui son retour en Pologne, accompagné de stéréotypes qu’on pensait dépassés depuis 2004 et l’élargissement de l’Union européenne vers les pays de l’Est. 

Dans la configuration actuelle, de grandes quantités de gaz naturel russe circulent vers l’Union européenne au travers de lignes terrestres traversant l’Ukraine et la Biélorussie que Nord Stream 2 permettrait à Moscou de contourner. Au-delà de ces deux pays, c’est l’approvisionnement énergétique de la Pologne, de la République Tchèque et de la Slovaquie qui peut aujourd’hui être utilisé par Vladimir Poutine comme un levier politique à sa disposition. C’est ce qui pousse Varsovie à envisager la construction de son propre gazoduc pour être en mesure d’acheminer du gaz « sûr » depuis la Norvège. Si l’Allemagne devait mettre un terme à Nord Stream 2, la Pologne se déclare prête à lui en ouvrir l’accès. Dans la foulée de cette déclaration du Premier ministre, l’autorité polonaise de la concurrence (UOKiK) a jugé début octobre dernier que Nord Stream 2 constituerait une entrave à la concurrence et «porterait atteinte aux intérêts des consommateurs», raison pour laquelle l’autorité a infligé des amendes de 6,5 milliards d’euros au groupe russe Gazprom et de 52 millions d’euros aux investisseurs Uniper, Wintershall Dea, OMV et Shell, ainsi qu’au groupe français Engie Energy. Rejetant avec indignation cette condamnation, Gazprom et ses partenaires ont d’ores et déjà entamé une procédure juridique pour la contester. 

L’argument économique de l’Allemagne

Malgré toutes ses évidentes implications géopolitiques, le gouvernement fédéral allemand maintient que Nord Stream 2 demeure un projet purement économique. Berlin souligne ainsi que même au cœur de la guerre froide, la Russie avait continué à fournir du gaz de manière fiable et scrupuleusement respecté ses obligations contractuelles. Berlin rejette donc les arguments de ses partenaires européens et américains, et la dernière lettre des trois sénateurs de Washington y a suscité de vives critiques. La Première ministre SPD du Mecklembourg-Poméranie occidentale, Manuela Schwesig, a rejeté des demandes qu’elle considère comme inacceptables. Heiko Maas, le ministre des Affaires étrangères, a de son côté profité d’une rencontre avec son homologue russe Sergueï Lavrov pour dénoncer un sérieux empiétement sur la souveraineté nationale allemande et indiqué qu’il avait d’ores et déjà fait passer ce message auprès de Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain. 

Malgré le déni de Berlin, il n’en demeure pas moins que pour les autres acteurs du dossier, Nord Stream 2 n’est pas une réalisation purement économique : c’est au contraire un projet stratégique ancré au cœur des enjeux géopolitiques actuels. Pour la Russie de Vladimir Poutine, c’est en effet là l’occasion de consolider son rôle sur la scène internationale en s’imposant définitivement comme un fournisseur d’énergie incontournable. Il s’agit pour Moscou de sécuriser le rendement de ses gisements gaziers. Au vu de l’état désastreux de l’économie russe, il s’agit là d’un impératif indispensable pour la stabilité interne du régime de Poutine. 

Peu de possibilités pour l’Union européenne de stopper le projet

L’Union européenne n’est pas équipée pour gérer le dossier du pipeline. Malgré les critiques de la part de la Pologne et d’autres pays d’Europe centrale et orientale, malgré les crises récentes au cours desquelles la Russie a interrompu ses livraisons de gaz à l’Ukraine et entravé l’approvisionnement du reste de l’Europe, malgré l’annexion de la Crimée, malgré les assassinats d’opposants politiques russes réfugiés à l’étranger, le projet Nord Stream 2 a pu jusqu’à présent continuer à progresser sans entrave pour une raison très simple : au sein de l’Union européenne, l’énergie reste de la seule compétence des États membres. Pour ralentir le projet, l’Union européenne a malgré tout créé un levier d’action en élargissant la directive gaz : elle ne s’applique plus seulement aux projets intra-européens, mais aussi aux pipelines transportant le gaz de pays-tiers vers le territoire européen. Il s’agit là d’un sérieux revers pour la rentabilité du projet : pour y faire face, Gazprom devra en effet en ouvrir l’accès à d’autres fournisseurs, ce qui devrait réduire ses marges. C’est pour se soustraire à cette possibilité que Gazprom utilise actuellement tous les moyens possibles pour empêcher sa mise en œuvre. Force est de constater qu’elle a pu jusqu’à présent compter pour cela sur le soutien de l’Allemagne. 

L’enjeu des élections fédérales d’Allemagne en 2021

À l’heure actuelle, l’intérêt de la Russie est évidemment de compléter les travaux de construction du gazoduc aussi vite que possible et de le mettre en marche avant qu’un nouveau gouvernement allemand n’entre en fonction en 2021 avec la probable participation des Verts. 

Ces derniers ne voudront en effet pas décevoir leurs électeurs. Le Deutsche Umwelthilfe, une organisation de protection de l’environnement très influente en Allemagne, a déjà entamé une action en justice afin que le permis d’exploitation délivré par l’Autorité minière allemande soit réexaminé sur la base de critères climatiques. Elle affirme ainsi que l’évaluation des incidences du projet sur l’environnement devrait être revue pour prendre en compte les nouvelles découvertes scientifiques tendant à montrer que les fuites de méthane, qui contribuent au réchauffement climatique, sont nettement plus élevées qu’on ne le pensait jusque-là. L’organisation environnementale insiste donc pour que la construction du gazoduc soit gelée en attendant que ne soient rendus publics les résultats d’un nouvel examen permettant de déterminer si le projet est bien compatible avec les objectifs climatiques du pays. 

Malgré les efforts de Moscou et de Gerhard Schröder, Nord Stream 2 reste donc un projet très controversé, et il semble désormais peu probable que le plan orchestré par la Russie se réalise aussi facilement que prévu. Les derniers kilomètres de tuyaux qui restent encore à construire pourraient bien être les plus longs. 

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