Non à l’embolie parlementaire

Dans sa contribution d’une série réalisée en partenariat avec L’Hétairie, le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille et auteur du blog La Constitution décodée, explique que sur le fond, l’état d’urgence sanitaire est toujours en vigueur, du moins partiellement, et que la démocratie parlementaire risque aujourd’hui l’embolie.

Sommes-nous en état d’urgence sanitaire ?

À poser la question au juriste formaliste, il répondra négativement, puisque les articles L. 3131-12 et suivants du code de la santé publique – qui régissent l’état d’urgence sanitaire – ne sont plus formellement en application.

À poser la question au responsable politique, il répondra tout aussi négativement (du moins, s’il est dans la majorité…), puisqu’une loi organisant « la sortie de l’état d’urgence sanitaire » est en vigueur depuis le 9 juillet dernier.

À poser la question aux Français, la réponse risque d’être moins tranchée. Ce n’est que pure spéculation, on en convient, mais l’on peut facilement imaginer que, si certains sont au fait du formalisme juridique et de l’actualité politique, d’autres seront plus hésitants, constateront que des mesures toujours plus exceptionnelles, toujours plus restrictives, toujours plus urgentes sont prises chaque semaine et que, en définitive, l’état d’urgence sanitaire est toujours en vigueur.

Et ils auraient raison.

L’état d’urgence sanitaire n’a pas été prorogé, mais transformé, ce qui est pire

Car le juriste le sait : toute notion se définit certes par sa forme, mais aussi par le fond. Or, sur le fond, l’état d’urgence sanitaire est toujours en vigueur, du moins partiellement.

Le propre d’un état d’urgence, qui fait partie des états d’exception, est de permettre que soient prises des mesures exceptionnelles et (donc) temporaires, pour répondre et gérer urgemment une crise. Tel est le sens de l’état d’urgence « sécuritaire », prévu par la loi du 3 avril 1955, modifiée en 2015 et tel est également le sens de l’état d’urgence sanitaire, créé en mars 2020.

Tel est encore le sens de cette loi du 9 juillet dernier, qui est en cours de modification.

Ainsi, l’état d’urgence sanitaire ne fut pas prorogé, mais transformé, ce qui est pire. En effet, en plus de permettre des mesures d’urgences et exceptionnelles, sur le fond, l’état d’urgence sanitaire a l’intérêt, sur la forme, d’alerter qu’une situation exceptionnelle et dérogatoire est en vigueur : il est plus lisible, la situation est plus claire.

À l’inverse, permettre de telles mesures alors que l’on affiche, par la loi, une « sortie de l’état d’urgence » ne fait qu’induire le peuple en erreur, en laissant supposer que l’on sort d’une situation exceptionnelle, alors qu’on y reste et même, pis, qu’on la prolonge.

Car la loi du 9 juillet prévoit quatre types de mesures, toutes possibles sous l’égide de l’état d’urgence sanitaire. Elle prévoyait un effet limité dans le temps, comme c’est le cas de l’état d’urgence, jusqu’au 30 octobre. Le gouvernement demande à ce qu’il soit prorogé jusqu’au 1er avril, tandis que les sénateurs proposent de le limiter au 31 janvier.

L’enjeu est évident : inclure ou non les prochaines élections régionales et départementales, prévues en mars prochain. Il serait sage, sur le plan de la démocratie, qu’une loi spécifique, débattue par les parlementaires, envisage les mesures exceptionnelles d’organisation de ces élections, si elles sont nécessaires.

La démocratie mérite d’ailleurs d’autres égards. Nous avions déjà frisé l’arrêt respiratoire du Parlement, entre mars et mai derniers, du fait des mesures draconiennes et anticonstitutionnelles prises pour limiter l’accès des parlementaires à la séance publique. Aujourd’hui, alors que, formellement, l’état d’urgence n’est plus applicable, de nouvelles mesures sont prises, à l’Assemblée nationale et au Sénat, pour limiter à la moitié le nombre de parlementaires pouvant accéder à l’hémicycle.

Certes, le Parlement siège à Paris, classé en « rouge écarlate » ou « zone d’alerte maximale », mais il s’agit de la représentation nationale, qui va se concentrer, dans les semaines à venir, sur la loi la plus essentielle de la démocratie et qui fait la raison d’être des Parlements : la loi de finances.

Peut-on admettre que pour une telle loi et un tel débat parlementaire, la démocratie fonctionne à moitié ? D’autant que le risque d’escalade est grand : aujourd’hui, on en est à la demi-jauge, mais quid de demain ? Le quart de jauge ? Un dixième ? Un parlementaire par groupe ? Et selon quel critère, dès lors que chaque parlementaire a reçu un même mandat politique, pour siéger et représenter la nation ?

La démocratie parlementaire a frisé l’arrêt respiratoire, elle risquerait alors l’embolie et de sérieuses complications : l’histoire constitutionnelle nous révèle que l’entrave à la réunion des parlementaires n’est jamais anodine. On ne peut pas accepter cela, d’autant moins lorsque le gouvernement refuse la clarté et la lisibilité face à un régime d’exception.

 

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