Dans le cadre de la série « Mon Solfé » – à la demande de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation Jean-Jaurès, des personnalités livrent certains de leurs souvenirs ou de leurs liens avec le « 10 rue de Solférino » –, Laurent Azoulai, administrateur de la Fondation, nous propose malicieusement de décaler le regard vers l’autre « Solfé », la brasserie voisine.
Pour beaucoup d’entre nous, le nom Solférino restera longtemps indissociable de ces fabuleuses années passées à militer au sein du Parti socialiste. Que l’on soit venu dans ce magnifique siège les soirs d’élections, que l’on s’y soit rendu pour des réunions de travail ou de formation, ou que l’on y ait travaillé, sans forcément mesurer l’immense honneur que l’on avait de gagner notre vie en faisaient avancer nos idées, Solférino symbolisait un enthousiasme et une espérance.
Ça claquait comme une évidence : Solférino était le siège historique du PS, celui d’où les commentateurs politiques intervenaient en direct, non pas d’un simple siège de parti politique : ils disaient « nous sommes en direct de Solférino » ! Cette identification est d’ailleurs assez étonnante puisque ce n’est qu’en 1980 que le PS s’y est installé. Et Solférino, c’est avant tout la victoire de François Mitterrand en 1981, la première d’un président de la République de gauche sous la Ve république.
Assez rapidement, Solférino n’a plus été uniquement cette rue de Paris portant le nom de la bataille qui permit aux armées de Napoléon III de défaire celles de l’empereur autrichien François-Joseph. Non, Solférino est devenu une histoire, un siège mais aussi… une brasserie incontournable.
Indissociable. La brasserie Solférino, située à l’angle de la rue de Solférino et du boulevard Saint-Germain, est pour moi inséparable du siège du PS, et j’en parle d’expérience.
Dès 1981, pour le simple militant que j’étais, comme pour le responsable de la fédération PS de la Gironde que j’étais devenu, venir au siège était à la fois impressionnant pour le provincial que j’étais, mais aussi valorisant quand je rentrais à Bordeaux et que je racontais mes pérégrinations parisiennes. J’avais, un tout petit peu, côtoyé certains de nos dirigeants ! Mais aussi et surtout, j’avais eu, à de nombreuses occasions, le plaisir de m’attabler à la brasserie du Solférino pour préparer, puis débriefer les réunions de travail et là… ils venaient ! Simple café au comptoir, petit-déjeuner à plusieurs, repas avec les collaborateurs, les leaders du PS s’installaient. Certains me reconnaissaient et, accessibles, engageaient le dialogue, d’autres plus distants se protégeaient des interpellations agaçantes. Cette « cantine » est progressivement devenue « the place to be » pour qui voulait donner l’impression qu’il jouait un rôle au sein de la famille socialiste.
Mais soudainement en 1988, date de la réélection de François Mitterrand, le Solférino est passé, pour moi, de lieu mythique à quartier général. En effet, par un surprenant retournement de situation personnelle, et surtout grâce à la bienveillance de mes fidèles amis Lionel Jospin et Daniel Vaillant, j’ai eu l’immense plaisir de venir travailler pendant huit ans au siège du PS comme délégué général. Mais en bon provincial que je restais, les horaires de travail tardifs des Parisiens m’étant étrangers (!), j’ai pris l’habitude de prendre quotidiennement mon petit-déjeuner à la terrasse de ce qui était devenu « le Solfé ». Revues de presse, rencontres avec les autres permanents qui arrivaient petit à petit, rendez-vous organisés avec mes interlocuteurs politiques… : le Solfé était devenu progressivement une annexe de mon bureau. Si je n’étais pas à Solférino, j’étais forcément au Solfé ! Beaucoup le savait, y compris André, le patron du Solfé avec lequel j’ai progressivement tissé d’abord des liens de sympathie, puis d’amitié qui se sont concrétisés, sportivement, un peu plus tard.
En effet, en 1991-1992, ayant progressivement acquis une certaine légitimité à la direction du PS, j’ai proposé aux permanents les plus sportifs, avec lesquels j’avais noué des liens plus qu’amicaux, de constituer une équipe de football du PS qui aurait la possibilité de rencontrer d’autres équipes corporatives (Assemblée nationale, Sénat, magistrats…) pour des matches amicaux, mais dynamiques, sans autre enjeu que le plaisir du sport collectif. Il fallait donc s’équiper et pour le PS, quoi de plus naturel que de porter un maillot Solférino. C’est alors que ma relation personnelle avec André, le patron du Solfé, m’a permis de négocier un sponsoring efficace : un maillot portant au dos le nom de Solférino, chacun pouvant l’interpréter comme il l’entendait : le PS en politique, le Solfé comme un sponsoring local ! Et notre « mercato » fut assez prestigieux puisque nous avons eu dans nos rangs, au gré leur disponibilité, quelques futurs prestigieux responsables : François Hollande, Stéphane Le Foll, Benoît Hamon, Jacques Salvator et d’autres…
Depuis cette belle époque, beaucoup de temps a passé mais le Solfé est resté invariablement identifié au siège du PS parce que cette brasserie était un lieu naturel d’échanges, de rencontres et de poursuite des réunions.
Il y eut même quelques moments cocasses.
Après avoir quitté « professionnellement » le siège du PS, ma bonne connaissance des instances et des réalités de la vie interne du PS m’a permis de siéger (1997-2013) puis d’avoir l’honneur d’être élu président (depuis 2013) de la Commission nationale des conflits (CNC) du PS, sorte de tribunal d’appel interne pour arbitrer, au niveau national, les conflits entre socialistes. Le travail n’a pas manqué, surtout ces dernières années, mais au-delà de la réalité de cette instance, j’ai pris l’habitude de déjeuner au « Solfé », le vendredi, jour de la tenue de la CNC, avec les rapporteurs des dossiers, avec Pascal Jailloux, mon fidèle collaborateur, et quelques vice-présidents pour préparer nos réunions. Mais très souvent, les camarades invités à comparaître devant notre Commission, soucieux et je les comprends, de ne pas être en retard, préféraient arriver en avance. Ils se donnaient rendez-vous par commodité… au Solfé. Il est donc arrivé, assez régulièrement, que nous nous retrouvions face à des copains dont allions décider, quelques instants plus tard, du maintien ou non dans notre Parti. Eux gênés parce que ne sachant pas quelle attitude avoir à notre égard, nous faussement distants pour ne pas qu’ils puissent imaginer une seconde que leur sort était scellé par avance. C’était aussi ça le Solfé !