Gilles Finchelstein, directeur général de la Fondation Jean-Jaurès, raconte son « Solfé » – une histoire qui commence, pour lui, le 25 janvier 1989 par sa rencontre avec Pierre Mauroy, alors Premier secrétaire du Parti socialiste, dont il deviendra la « plume ». Il fait partie de ceux qui ont bien voulu nous livrer, à la demande de l’Observatoire de la vie politique de la Fondation, certains de leurs souvenirs ou de leurs liens avec le « 10 rue de Solférino ».
Premier souvenir. 25 janvier 1989. Bureau du Premier secrétaire. Je vais à Solfé pour la première fois. J’ai vingt-cinq ans. Le Parti socialiste est tout-puissant. J’ai rendez-vous avec Pierre Mauroy. Dernier souvenir. 9 octobre 2018. Salle Marie-Thérèse Eyquem. Je vais à Solfé pour la dernière fois. J’ai trente ans de plus – ou presque. Le Parti socialiste est en plein doute. Je vais présenter au Bureau national une étude sur les sympathisants du Parti socialiste.
Janvier 1989, donc. Une grande porte à franchir, l’entrée du 10. Une grande cour pavée à traverser. Un grand escalier à monter. Un grand bureau où patienter – le bureau, stratégique, peuplée de femmes, où travaillent dans une activité joyeuse et foisonnante cheffe de cabinet, secrétaire particulière et assistantes. Et puis, enfin, le bureau du Premier secrétaire – le bureau est plus petit mais c’était, je crois, celui de François Mitterrand. Pierre Mauroy me reçoit. Ou, plutôt, il nous reçoit. Nous sommes deux, en effet, à passer ce qui ressemble moins à un entretien d’embauche qu’à une cérémonie d’accueil. Nous sommes deux à venir renforcer l’équipe et plus particulièrement à servir de « plume ». Nous sommes deux et, en réalité, nous sommes plus nombreux encore ce jour-là, comme à peu près pour toutes les réunions de travail qui suivront. Pierre Mauroy ne conçoit l’écriture que dans un rapport collectif et oral. Il est derrière son grand bureau, sa bande sur le côté, nous devant. Je suis intimidé et je ne me souviens de rien à l’exception d’une question qui m’est adressée avec bienveillance et amusement : « et vous pensez réussir à faire tout cela ? ». Il me vouvoie – cela ne durera pas longtemps mais lui sera le seul socialiste que je continuerai de vouvoyer. Il m’interroge car il faut dire que, après Sciences Po, j’ai choisi de revenir à mes premières amours – l’université et le droit social – et de rédiger des dossiers pour un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Censé travailler à mi-temps pour Pierre Mauroy, tout cela me semble se compléter à merveille. Mais Pierre Mauroy, bienveillant et amusé donc, sait ce que signifie un mi-temps en politique : douze heures par jour. Très vite, il n’y aura plus que lui… et Solfé.
Un peu plus loin, trois ans durant, il y aura mon bureau. Mon bureau n’est pas un peu plus loin mais beaucoup plus loin. Dans l’arbitrage entre la proximité et l’espace, j’ai choisi l’espace – même si je ne suis pas sûr d’avoir réellement eu le choix. J’ai, comme je le ferai toujours par la suite, privilégié le plaisir de la vie sur la symbolique du pouvoir. Bref, j’occupe le dernier bureau tout au bout du couloir. Un beau bureau – qui était une salle de réunion et deviendra le bureau du numéro deux du Parti socialiste. Un volume impressionnant – presque aussi haut que large. Et, surtout, une porte-fenêtre qui ouvre sur une passerelle – celle-là même où, quelques années plus tard, un soir de défaite, Ségolène Royal promettra d’emmener les socialistes vers d’autres victoires.
Et, parce que, en politique, la pâte humaine compte davantage que le lieu physique, entre le bureau de Pierre Mauroy et le mien, il y aura surtout la bande à Mauroy. Au quotidien, son cabinet. Les grands jours, pour le Bureau exécutif ou le Comité directeur, les politiques. La politique est un sport qui se pratique en bande – pour défendre sa bande, Laurent Fabius était redoutable mais, pour vivre en bande, Pierre Mauroy était inégalable.
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9 octobre 2018. Salle Marie-Thérèse Eyquem.
La salle Marie-Thérèse Eyquem se trouve de l’autre côté de la cour.
C’est là que ce qui est vraiment important se passe – notamment, chaque semaine, le Bureau exécutif. Comme ce qui s’y passe est important, il va sans dire que, en 1989, ma présence n’y est qu’exceptionnelle. Les rares fois où j’ai le droit d’y assister, je suis frappé de mesurer à quel point la politique se confond avec la géographie. Le Parti socialiste est structuré – mais vraiment structuré – en courants ; alors, chaque courant a son espace propre, chaque courant reste groupé, soudé et souvent figé… Les fabiusiens. Les jospinistes. Les rocardiens. Les chevènementistes. Les poperenistes. Les mermaziens. Les mauroyistes évidemment. Et quelques autres.
Mais, dans cette salle, se déroulent aussi les grandes conférences de presse. En janvier 1992, Pierre Mauroy y crée la surprise. Alors que rien ne l’y oblige – ou, peut-être, parce que précisément rien ne l’y oblige –, il annonce sa démission. Il a tenu dans la tempête du congrès de Rennes – une épreuve folle dans un parti devenu fou. Il a rebondi après – réussissant avec le congrès de l’Arche ce qui reste l’une des plus profondes réflexions de fond sur le projet socialiste. Mais il sait que la paix est armée et il veut, lui qui est si attaché à l’avenir et à la transmission, mettre en place un dispositif robuste et rassembleur : Laurent Fabius devient Premier secrétaire et Michel Rocard candidat « naturel » à l’élection présidentielle. Je crois que je rédige le discours de démission – je m’en ferai après, grâce à Dominique Strauss-Kahn, une spécialité sur un créneau malheureusement étroit. Toute la presse s’y presse – y compris, je les observe du fond de la salle, tous les grands éditorialistes qui font le déplacement : Alain Duhamel, Catherine Nay, Jean-Pierre Elkabbach. Il y a de notre côté de l’émotion. Il y a du leur du respect : une fois n’est pas coutume, les papiers seront bons. Pierre Mauroy aura réussi à sortir par le haut.
9 octobre 2018. Je suis invité par Olivier Faure à présenter devant le Bureau national l’étude que j’ai réalisée sur les sympathisants du Parti socialiste. Le déménagement se prépare. La nuit tombe. Les pièces se vident. Les bennes se remplissent. Et l’assistance est clairsemée. Qu’importe. Comme souvent lorsque les socialistes le veulent bien, le débat est intéressant. Et, surtout, je suis heureux et ému : c’est la première fois que je m’exprime devant le Bureau national. C’était le dernier qui se tenait à Solfé. C’était le soir ou jamais !
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Solfé.
Beaucoup a commencé ici – pour moi, tout a commencé ici.
Pour les socialistes comme pour moi, tout n’y finit pas.