Mille jours de guerre en Ukraine : Européens, continuez le combat ! 

Le 19 novembre 2024 marque le millième jour de la guerre en Ukraine. Si le retour de Donald Trump à la Maison Blanche risque de constituer un tournant dans l’aide américaine à la résistance ukrainienne, Sylvain Kahn, historien et géographe, spécialiste de l’Union européenne géopolitique et de sa construction, rappelle ici que les Européens ont les moyens d’aider Kiev à continuer le combat.

L’administration de Joe Biden vient d’autoriser l’armée ukrainienne à utiliser les missiles américains pour cibler les bases militaires de l’armement russe en profondeur sur le territoire de la Russie1Piotr Smolar, « Joe Biden autorise l’Ukraine à utiliser des missiles à longue portée pour frapper la Russie en profondeur », Le Monde, 18 novembre 2024.. Ce faisant, Joe Biden, débarrassé des prudences de la campagne électorale, répond à l’arrivée de soldats de Corée du Nord comme supplétifs de l’armée russe. Ces derniers sont 10 000 aujourd’hui2Franck Alexandre, « Soldats nord-coréens en Russie, l’amorce d’une mondialisation du conflit ukrainien », RFI.fr, 17 novembre 2024.. Combien pourraient-ils être demain ? Seul coûte le premier pas… Dans le même mouvement, l’équipe Biden lègue un cadeau embarrassant à l’équipe Trump : il lui sera politiquement plus difficile d’empêcher un pays ami et envahi d’utiliser les armes que l’Amérique lui a données pour se défendre que de réduire l’aide militaire pour des raisons budgétaires ou de priorités géographiques.  

Joe Biden donne également une leçon à ses alliés européens : non, ce n’est vraiment pas le moment de téléphoner à Vladimir Poutine ni de négocier avec les Russes. Les efforts fournis depuis mille jours pour soutenir l’Ukraine agressée et pour sanctionner l’agresseur russe ont-ils donc compté pour du beurre qu’on puisse, sans crier gare, tendre la main à Vladimir Poutine comme vient de le faire le chancelier Scholz ? 

Depuis l’élection de Trump le 5 novembre dernier, les Européens spéculent sur un changement à 180 degrés de la politique ukrainienne des États-Unis à compter de son entrée en fonction le 20 janvier prochain. Pourtant, on ne sait pas ce qu’elle sera. Les signaux émis par le président élu et son premier cercle sont à la fois flous et contradictoires.

Les Européens seraient donc mieux inspirés d’avoir de la suite dans les idées et de rester fermes sur leurs convictions et leurs engagements. D’un point de vue idéaliste comme d’un point de vue réaliste. C’est en effet leur crédibilité qui risque d’en prendre un coup si, au premier doute et au premier flou, les Européens ont un coup de mou, chancellent et donnent le sentiment de ne pas croire en eux-mêmes et dans les valeurs qu’ils mettent en avant depuis le 24 février 2022, date du début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En soutenant l’Ukraine, on défend la démocratie, la liberté, l’État de droit et le droit international. En sanctionnant la Russie, on montre aux États violents et voyous que tous les coups ne sont pas permis et que la flibusterie d’État est perdante. En s’opposant au coup de force de l’État russe à sa frontière, l’Union européenne (UE) montre qu’elle sait se défendre et ne se laisse pas intimider. 

Ce serait aussi un piètre calcul d’investisseur que de mollir là, d’un coup, et d’envisager une défaite de l’Ukraine en rase campagne et une paix aux conditions du Kremlin : ce dernier a annexé la Crimée en 2014, occupe 20% du territoire de l’Ukraine (le Donbass) et bombarde tous les jours les villes, les civils et les infrastructures critiques. Les dizaines de milliards mobilisés par les Européens depuis mille jours, la hausse des coûts de l’énergie et de l’alimentation, tous les efforts douloureux entrepris pour se déprendre de la dépendance aux énergies fossiles russes et pour couper à leurs entreprises l’accès au marché russe, tous les efforts pour accueillir près de six millions de réfugiés ukrainiens, tout ce soutien à l’armée ukrainienne, à ses dizaines de milliers de morts, à ses dizaines de milliers d’estropiés, toutes ces reconstructions matérielles quotidiennes et inlassables pour que les citadins ukrainiens ne gèlent pas dans la nuit noire sans électricité de l’hiver oriental, tous ces efforts auraient été fournis et dépensés en pure perte ?

Les Européens ont fait le choix de l’influence et du renoncement à la puissance depuis 1950. Ils ont eu de bonnes raisons de le faire : de 1914 à 1945, la passion pour la puissance, la grandeur, l’État, le nationalisme et le racisme les a en partie détruits physiquement et moralement. Depuis, ils ont cessé de se faire la guerre et renoncé au rapport de force entre eux. Ils ont opté pour l’interdépendance, le respect et la supranationalité. Avec succès. La remise du prix Nobel de la paix en 2012 l’a souligné.

Les Européens, toujours prospères et forts de leur marché unique au monde, disposent tous ensemble d’une des plus profondes et efficaces diplomaties du monde. Qu’ils la mobilisent pour convaincre Donald Trump que l’intérêt des États-Unis comme de la place qu’il laissera dans l’histoire n’est pas du tout de se détourner de l’Ukraine. Derrière l’impérialisme de l’État russe, il y a en effet la coalition des intérêts de la Corée du Nord, des avancées de la Chine et de l’alliance avec l’Iran. Trois puissances que Donald Trump considère comme inamicales ou dangereuses. 

Les Européens se sont démontré à eux-mêmes la supériorité de la cohésion et des politiques décidées et mises en œuvre ensemble : face à la pandémie de Covid-19 et à ses 1 350 000 morts dans l’Union européenne (en comptant le Royaume-Uni, la Norvège, la Suisse et l’Islande) ; face, également, à l’agression russe de l’Ukraine : tous registres confondus, l’aide européenne est supérieure à l’aide américaine ! Sans les Européens, la Russie aurait frappé plus fort, plus loin, conquis et tué bien davantage ; et les Ukrainiens seraient à un degré de souffrances, de destructions et d’infériorité militaire bien plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui. 

Car si l’Ukraine souffre, elle résiste héroïquement ; elle combat valeureusement et elle tient. Alors quoi ? Les Européens qui ne combattent pas ne pourraient-ils plus l’aider ? Les Européens ne pourraient-ils plus mobiliser une petite part de leurs immenses ressources et de leur gigantesque patrimoine pour continuer à soutenir l’Ukraine ? Les Européens seraient-ils donc si étriqués qu’ils ne sauraient plus voir le tableau d’ensemble de leurs vulnérabilités ? Alors qu’ils ont, aussi, d’authentiques robustesses. Ne sauraient-ils plus faire la distinction entre l’intérêt particulier à courte vue et l’intérêt général de long terme ? On ne va pas revivre une défaite de l’esprit tout de même ? De l’esprit des Lumières, qui plus est ! On n’a pas fait l’Europe pour cela, si ? 

Pendant ce temps, si la Russie bombarde, détruit et tue, elle s’affaiblit et s’érode. Depuis janvier 2024, les pertes russes sont 3,3 fois plus élevées qu’entre février 2022 et février 2023. Ses diplômés et ses forces vives ont fui. L’inflation est élevée. Les réserves de la Banque centrale russe s’amenuisent. La Russie est devenue aveugle et paralysée en matière d’innovation technologique, obligée de faire appel à l’Iran et à la Corée du Nord. Toutes ses ressources sont mobilisées pour faire la guerre, que ce soit une industrie incapable de se renouveler ou un Trésor qui achète à grands frais le siphonnage des prisons, la mobilisation forcée de soldats non formés et sacrifiés, et le silence des familles des morts au combat. À l’image de ses supertankers interdits et qui naviguent clandestinement hors de toute assurance et de tout écran radar, l’économie russe est en train de devenir une économie fantôme. L’Ukraine tient et la Russie flanche. Derrière la propagande de Poutine et de son discours de peur, la réalité est bien celle-ci.

Gouvernements et parlements européens, ce n’est vraiment pas le moment de relâcher votre effort tenu avec ténacité et cohésion depuis mille jours que l’Ukraine se bat contre l’envahisseur : au contraire, c’est le moment, avec Joe Biden, d’accentuer vos sanctions contre l’économie de guerre russe et votre soutien à l’Ukraine ! 

Recevez chaque semaine toutes nos analyses dans votre boîte mail

Abonnez-vous

Du même auteur

Sur le même thème