Alors que les enjeux écologiques ont été peu abordés au cours de la campagne électorale (excepté par Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon), Nikolaj Schultz, coauteur avec Bruno Latour du Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, janvier 2022), revient sur les raisons de la difficulté pour l’écologie politique et ses représentants à s’imposer culturellement et politiquement dans un contexte où la question écologique, tout autant que la question sociale, s’impose pourtant concrètement à l’ensemble de l’humanité. Comme l’a été le socialisme, l’écologie politique est un combat idéologique, politique et social.
Alexandre Minet : En lisant votre Mémo, il semble que vous reprochiez aux écologistes d’avoir pensé à tort que, le désastre environnemental étant désormais clair pour tout le monde, les gens allaient nécessairement agir. Est-ce bien cela ?
Nikolaj Schultz : Le problème ne concerne pas seulement le parti écologiste français – il traverse les partis écologistes en général. Mais oui, il est juste de dire que les écologistes n’ont pas été capables de transformer l’énorme attention portée à la question climatique en une mobilisation politique. Il s’agit rarement d’un argument provocateur ou controversé ; dans le cas français, il suffit de comparer les statistiques prouvant que les électeurs ont effectivement le climat comme préoccupation principale, et le soutien électoral déprimant et faible en faveur de Jadot…
Pourquoi pensez-vous que les gens n’agissent pas face à une catastrophe annoncée ?
Il y a bien sûr de nombreuses raisons, mais l’un des arguments que nous avançons est que l’écologie politique ne s’est pas suffisamment engagée dans le combat culturel et politique des idées. Elle n’a pas permis aux électeurs de reconnaître une idéologie forte, profonde, cohérente, en tout cas pas une qui puisse rivaliser avec tout l’univers d’idées, d’affects et d’images offert par les idéologies du socialisme, du libéralisme, etc.
Au lieu de cela, il s’est reposé sur ce que nous appelons une vision pédagogique de son propre projet politique. Les écologistes pensaient que, dès que les faits catastrophiques seraient bien affirmés, nous nous rassemblerions en quelque sorte sous les drapeaux de Mère Nature et agirions collectivement.
Mais c’est une erreur. La « fin du monde » est malheureusement terriblement ennuyeuse comme incitation à voter, contre-productive. Par définition, voter, c’est avoir le choix. C’est pourquoi personne ne veut voter pour un parti ou un candidat pour lequel il faut voter ! Au lieu de cela, vous avez besoin d’un inventaire culturel complet d’idées, de valeurs, d’esthétique, etc., qui rende votre projet politique désirable, dans lequel les gens peuvent se reconnaître, et qui permette de recueillir des affects et susciter de l’enthousiasme. Il nous semble ici que l’écologie politique a échoué.
Pour l’instant, l’écologie politique réussit à « affoler les esprits et à les faire bâiller d’ennui », peut-on lire dans un de vos chapitres. Pouvez-vous expliciter ce propos ?
C’est la même chose que ce dont j’ai parlé plus haut. Tout le monde est d’accord sur les faits terribles, que la Terre tremble sous nos pieds, mais en même temps, chaque fois qu’un écologiste parle, les gens sont très peu touchés politiquement. Et c’est logique, car l’écologie politique n’a pas été assez efficace pour construire des concepts, des visions, des notions, des imaginaires et des récits qui soient reconnaissables et souhaitables. Elle n’a pas été suffisamment capable de donner une dynamique positive à son propre projet. Au lieu de cela, il s’est trop reposé, pourrait-on dire, sur des récits négatifs, sur des récits punitifs, sur des récits restrictifs. Par exemple, qui veut voter pour une idéologie politique qui veut simplement « décroître » économiquement et qui délimite la « liberté » ? Pas grand monde, apparemment, et c’est logique, car cela ne semble certainement pas très attrayant.
Mais que se passerait-il si l’on renversait la charge de la preuve et que l’on disait qu’il ne s’agit pas de décroissance, mais de prospérité, comme nous le suggérons, parce que le développement détruit la condition d’habitabilité de la planète ? Ou en démontrant que l’écologie est en fait un récit d’émancipation, voulant se libérer des conséquences destructrices du productivisme, et en tant que volonté d’établir de bonnes relations avec les êtres humains et non humains dont notre vie dépend pour prospérer ? Encore une fois, ce ne sont que deux exemples, mais comme nous l’écrivons dans le Mémo, l’écologie continuera à être accusée d’ennuyeuse tant que nous n’aurons pas été capables de réorienter de tels affects politiques.
Alors, diriez-vous que les Verts n’ont pas su mener la bataille culturelle ? Est-ce pour vous l’un des éléments stratégiques clés pour l’accession des Verts au pouvoir ?
Oui et oui, c’est exactement le but. Encore une fois, on ne peut pas sauter par-dessus ce travail d’imagination culturelle et politique si l’on veut créer un « nous » écologique fort, un peuple, une classe, qui correspondent à la question écologique. L’histoire sociale le montre assez clairement : les « intérêts objectifs » seuls ne suffisent jamais à construire un peuple uni dans une lutte, il faut pouvoir s’appuyer sur un volet culturel. Encore une fois, c’est ce que Gramsci entendait par « hégémonie » : pour conquérir le pouvoir politique, il faut d’abord affirmer le pouvoir culturel.
Comme vous le soulignez à juste titre dans votre Mémo, il a fallu des décennies, voire des siècles, au socialisme pour atteindre une hégémonie culturelle. L’environnementalisme a-t-il vraiment le temps d’attendre aussi longtemps ? Est-ce cette « limite de temps » qui explique que les forces vertes ne semblent pas intéressées à mener ces batailles culturelles ?
C’est une question vraiment intéressante, et je pense que vous avez raison. Oui, en effet, une autre leçon de l’histoire sociale est qu’imposer une hégémonie prend du temps, et vous avez encore probablement raison de dire que ce manque de lutte culturelle vient des Verts, d’une part en pensant que les faits seuls imposeraient leur vision, mais aussi, d’autre part, estimant que nous n’avons pas le temps pour un tel travail culturel. Mais peu importe la limite de temps, on ne peut pas l’éviter. Pour utiliser une métaphore moins écologique, même si vous êtes en retard au travail, vous devez quand même aller à la station-service et mettre du carburant dans votre voiture si le réservoir est vide ! Comme le dit parfois Bruno [Latour], nous n’avons pas le temps, nous devons donc prendre le temps. C’est exactement parce que nous courons tête baissée, et ce à grande vitesse, que nous devons suivre toutes les étapes nécessaires à la création d’une conscience de classe écologique forte.
Qu’est-ce que les Verts n’ont pas réussi à faire et imposer dans cette bataille culturelle alors que d’autres forces, notamment à droite, y sont parvenues ?
Un autre aspect important que nous abordons dans notre Mémo est que l’écologie politique n’a pas suffisamment embrassé et représenté les conflits sociaux qu’elle génère. En effet, comme nous l’avons indiqué plus haut, pendant longtemps, les écologistes ont pensé que le changement climatique allait « mettre fin » aux conflits sociaux ; que la « question écologique » était quelque chose sur laquelle nous finirions par tous nous mettre d’accord, et que le changement climatique nous unirait tous dans l’action, lorsque la « science objective rationnelle » aurait prouvé que les faits étaient clairs.
Mais parler de « nature » n’est pas un traité de paix, c’est plutôt une déclaration de guerre ou un cri de guerre. Les questions écologiques ne nous unissent pas, l’écologie nous divise… Cela est clair si l’on regarde les « gilets jaunes », la ZAD qui lutte contre la construction d’un aéroport, ou les mobilisations des jeunes générations. Au lieu de mettre fin aux conflits sociaux, l’écologie les multiplie, tant à l’échelle locale que mondiale.
En d’autres termes, l’écologie ne crée pas de consensus mais des dissensus, et elle doit sortir au plus vite de ce « faux traité de paix », et en quelque sorte tracer des fronts nets entre amis et ennemis. Si le mouvement écologique veut gagner en cohérence et en autonomie idéologique, il doit se doter d’un récit politique qui reconnaisse, embrasse et représente efficacement son projet en termes de conflits, comme nous l’écrivons dans le livre. L’écologie politique doit accepter qu’elle apporte la division, elle doit offrir une cartographie convaincante des conflits qu’elle génère et, sur cette base, elle doit tenter de définir un horizon commun d’action collective.
Cela est nécessaire pour créer un « nous », un « peuple » à la hauteur de la question écologique, de la même manière que Marx a pu créer un peuple à la hauteur de la question sociale au XIXe siècle. C’est pourquoi nous proposons de réutiliser et de donner un nouveau sens aux concept et récit de « classe » et de « luttes des classes », puisque ce récit a été particulièrement fort et efficace pour construire l’autonomie idéologique et la mobilisation politique.